La première femme nue : les premières lignes

A travers les fumées grasses du bûcher, la vision se précise : une dizaine de filles en train de déjeuner dans le havre de lumière d’une arrière-cour. Les seins nus, les jambes allongées, alanguies dans des poses qui ne sont pas lascives mais vives, elles mangent, sur une galette frottée d’huile, des olives et des câpres. Elles s’offrent à la caresse gratuite du soleil. Les yeux fermés, se nourrissent avidement de ses rayons de miel. Quelques rires légers, parce qu’elles ne sont pas sous le regard des hommes. Cette image originelle, maintenant, je la vois de l’extérieur, de son point de vue à lui. Je sais que, dans ce spectacle insolite, dont la fraicheur le tire pour un instant de son angoisse, ce qui retient l’attention du Sculpteur, c’est moi. D’emblée moi. L’absente. Perdue au milieu des autres. Assise très droite sur la margelle du puits, je les domine toutes, dans cette position, de la tête et des épaules. Bien que l’une de mes camarades, presque une enfant, ait posé sa tempe sur mes genoux et que je lui caresse distraitement les cheveux, il perçoit d’emblée ma distance. Ma réserve. Mon orgueil. Il pense sûrement : « Totalement incongru pour une pute ».

Et moi, à ce moment-là, je ne pense rien. Je n’existe plus. Ou si peu. Je suis la seule à n’avoir pas le buste nu mais dissimulé dans un manteau de laine grossière, dont j’ai seulement repoussé le rabat qui me sert de capuche et qui couvre encore la masse de mes cheveux. Comme si je ne faisais pas tout à fait confiance au soleil. Comme si lui offrir mon visage représentait déjà une victoire remportée sur moi-même, une conquête si fragile que je tenais à la dissimuler au monde. Ma peau est d’une teinte étrange. Moins cuivrée qu’olivâtre, ou d’un or presque jaune. Mais mes traits sont parfaitement réguliers. Les paupières effacées, le nez droit, la bouche fine mais bien ourlée, la ligne impeccable de la joue. Je suis d’une beauté étonnante. Non, je suis d’une beauté parfaite. Pourtant, curieusement ce n’est pas cela qui captive le sculpteur. Il détaille d’un regard averti les volumes et les aplats de mon visage mais sans s’y attarder, pour aller tout de suite à quelque chose de plus essentiel, et qu’il a perçu dès le premier instant. Mon expression, ou plutôt mon absence d’expression. Mon absence de sourire. Même la pâle chaleur de la fin de l’automne n’est pas capable de me faire émerger de ce retrait profond dans lequel je suis plongée. Fille statue. Pourtant, on discerne quelque chose d’intense dans cette absence. Un frisson, une ombre, qui crispe imperceptiblement mes sourcils. Quel âge puis-je avoir ? Seize ans ? Dix-sept ? Les courbes de mon corps, sous le manteau, encore graciles sûrement. Et pourtant déjà plus mûre que mon âge. Quel malheur a durci les traits de mon visage pour leur donner la perfection sans concession du désespoir?

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