Même quand, comme moi, on avait envie d’aller voir un autre film, il est difficile de ne pas tomber sous le charme d’Irène et de sa famille. Je dirais : tomber par surprise, alors que le thème est presque banal. Car Irène vit à Paris, dans les années 40 (accessoirement), elle est Juive (accessoirement), sous l’Occupation (accessoirement). Mais rien de tout cela ne lui fait peur. Ce n’est pas pour cela qu’elle s’évanouit souvent, sûrement pas, ni qu’elle se brouille la vue avec de fausses lunettes. Plutôt parce qu’elle prépare le concours du Conservatoire avec trop de fièvre et qu’elle vit ses premières amours avec trop d’intensité.
Aller au cinéma pour la sortie d’un film français quelques heures avant le deuxième confinement est notre petit acte de résistance de la journée. Nous choisissons « ADN » de Maïwenn.
Après leur première vraie crise, c’est
Alex qui reprend contact.
Il ne supporte pas de ne plus aller au
cinéma avec Sarah (surtout quand, malgré le froid, elle met une petite jupe
noire aussi ajustée) et il s’est montré prêt, pour une fois, à toutes les
concessions nécessaires.
Notamment à aller voir La Belle époque, même s’il n’est pas en général très emballé par les films français, dont le scénario ne lui paraît jamais pleinement abouti. Il consent à aller voir celui-ci parce qu’il a conservé un bon souvenir deM et Mme Adelman. Il accepte aussi de retourner une deuxième fois dans la même salle, et ils se retrouvent à Odéon. Alors qu’il s’attendait à être déçu, il est emballé. Carrément emballé, il doit le reconnaître.
Pourquoi avoir pris autant d’incontestable plaisir à cette comédie ?
Alex et Sarah en sont désormais au stade du rituel : elle choisit le film et lui le cinéma. Il l’emmène redécouvrir le complexe de la Grande Bibliothèque, qui est en train de muter en un vaste espace de consommation, pop-corn, affiches, bouquins, mangas, mugs et autres produits dérivés dont le film n’est peut-être plus que le prétexte.
En sortant, ils
jubilent : ils se disent que c’est peut-être le meilleur film de
Christophe Honoré qu’ils aient vu chacun de son côté. Peut-être aussi le
meilleur qu’ils aient vu ensemble depuis la rentrée ?
Cette semaine, Alex laisse encore une fois Sarah choisir le film et elle l’emmène voir Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, parce qu’il avait aimé Tomboy et elle aussi Bande de filles.
Lundi dernier, journée traditionnelle de projection « Lycéens au cinéma » à l’espace 1789 de Saint-Ouen. Les cinéphiles du lycée déjeunent tous ensemble au « Montmartre », le petit resto près de l’église. Le professeur Normal se dit qu’il est heureux de faire partie de cette petite équipe qui prend plaisir à se retrouver et à parler cinéma.
L’année dernière, il avait été littéralement ébloui par Makala,le documentaire d’Emmanuel Gras. Cette année, il a un coup de cœur pour L’île au trésor de Guillaume Brac : un autre documentaire, sorti l’année dernière, en 2018, et qu’il avait manqué à l’époque. Brac filme la saison d’été dans la base de loisirs populaire de Cergy, regardant et écoutant les ados dragueurs, les enfants resquilleurs, les familles, les adultes solitaires, les gardiens, les animaux, le lac, le soleil, la pluie.
Alex et Sarah, sans se concerter, ne se sont pas revus de la semaine. Ils se sont approchés si près, en passant la journée entière de dimanche dernier dans les bras l’un de l’autre, qu’Alex a décidé de prendre un peu de recul. Ne serait-ce que pour prolonger un peu les premiers temps de l’amour, dont il sait par expérience qu’ils sont délicieux mais éphémères. Et du côté de Sarah ? Il ne sait pas. Il espère la même chose. Peut-être est-ce bien de la laisser cogiter dans son coin ?
Il a quand même appelé le samedi en début d’après-midi pour lui proposer d’aller le soir voir le Desplechin. Il ne détesterait pas s’embarquer dans une histoire d’amour exclusivement cinéphilique, où ils ne se verraient qu’une fois par semaine et se raconteraient leurs vies à travers des films.
Elle a dit oui. Qu’elle était libre, pour le Desplechin. Peut-être une légère ombre d’hésitation ? Lui en parler ?
En tout cas, elle tient à se faire pardonner son écart de la semaine précédente : elle est apprêtée jusqu’au bout des cils et pile poil à l’heure. Encore une fois, il oublie de le lui dire. C’est lui qui arrive vingt-cinq minutes en retard, dérouté par des travaux.
Elle bondit sur l’occasion : « Ce n’est pas grave, viens, on a juste le temps de foncer à Montparnasse voir le dernier Klapisch. ». Elle ajoute : « La prochaine fois, tu prendras le RER ? Tu sais courir ? ».
C’est la première fois qu’Alex et Sarah vont ensemble au cinéma (alors qu’ils ont couché ensemble dès le soir de leur première rencontre et qu’ils continuent à le faire épisodiquement depuis trois mois) : on dirait qu’ils ne font rien dans le bon ordre. Ils ne se sont pas vus depuis quinze jours, trop pris chacun de son côté par la routine du rush de la rentrée, et il constate, comme elle sûrement de son côté, qu’ils ont régressé, qu’un peu de distance incommode s’est installée.
D’ailleurs, la soirée commence mal : elle arrive un peu en retard au rendez-vous devant l’UGC Odéon, elle est apprêtée, joliment maquillée, première fois ou presque qu’il la voit en tenue de citadine et non pas en maillot de bain, il le remarque, certes, mais il ne pense pas à le lui dire : à cause d’elle, le dernier Desplechin qu’il avait très envie d’admirer, est complet. Ils sont obligés de se rabattre sur Une Fille Facile de Rebecca Zlotowski, pour lequel elle éprouve une certaine curiosité.
La découverte de la fin 2018, grâce à « Lycéens au cinéma »!
Le professeur Normal achète immédiatement le DVD pour le montrer à ses amis.
Ulysse est stupéfait lui aussi par la puissance de ce film, sa façon de happer le spectateur pour lui faire ressentir, grâce à l’image et grâce au son, l’odyssée humaine du personnage. Au contraire, Arlette et le citoyen Lambda lui reprochent d’esthétiser la misère, sans proposer aucune perspective politique, en bon Occidental qui regarde le noir pousser son vélo et ne cherche pas à l’aider. Ulysse n’est tellement pas d’accord que, pour une fois, il sort de sa distance confortable d’éternel cynique et se met presque en colère : un artiste n’est ni un militant, ni un travailleur humanitaire, sa tâche consiste à témoigner, en la dignifiant, d’une expérience humaine ! Ce ne sont pas seulement de « belles images » (même si objectivement elles sont très belles), mais des images « authentiques », au sens où elles font éprouver de l’intérieur l’âpreté mythique d’une condition !
Les autres le regardent palpiter, stupéfaits. Lambda, à qui l’on vient de clouer le bec, est pourtant presque ravi de constater que son vieux pote est encore capable de prendre feu pour quelque chose.
Ulysse est
tellement frappé par ce film que, quelques semaines plus tard, il se glisse en
douce dans le sillage du professeur aux journées de formation « Lycéens au
cinéma », dans une salle art et essai d’Arcueil. Il est un peu désagréablement
surpris de constater qu’il ne détonne pas vraiment dans cet aréopage de pédagos
lecteurs de Télérama, mais, surtout, il découvre la « lettre vidéo »
écrite par Emmanuel Gras pour expliquer son itinéraire artistique et sa
pratique du documentaire. « Texte » magnifique de simplicité et de
profondeur : Ulysse y trouve des éléments passionnants de réflexion, non
seulement sur le cinéma, mais sur l’art en général et sur l’humanité.
Emmanuel
Gras : un poète du documentaire (alors que ces deux mots semblaient à
Ulysse être a priori antinomiques).
Et un poète capable d’expliquer ses choix avec justesse, comme dans cette intéressante interview :