
Vendredi 11 octobre 19
Lundi dernier, journée traditionnelle de projection « Lycéens au cinéma » à l’espace 1789 de Saint-Ouen. Les cinéphiles du lycée déjeunent tous ensemble au « Montmartre », le petit resto près de l’église. Le professeur Normal se dit qu’il est heureux de faire partie de cette petite équipe qui prend plaisir à se retrouver et à parler cinéma.
L’année dernière, il avait été littéralement ébloui par Makala, le documentaire d’Emmanuel Gras. Cette année, il a un coup de cœur pour L’île au trésor de Guillaume Brac : un autre documentaire, sorti l’année dernière, en 2018, et qu’il avait manqué à l’époque. Brac filme la saison d’été dans la base de loisirs populaire de Cergy, regardant et écoutant les ados dragueurs, les enfants resquilleurs, les familles, les adultes solitaires, les gardiens, les animaux, le lac, le soleil, la pluie.
Charmant, burlesque, et profond (notamment dans les scènes où la famille afghane ou bien le veilleur de nuit guinéen racontent leur parcours). Politique aussi, et pas simplement poétique, parce que dessinant, l’air de rien, tout en rendant un hommage à « l’enfance éternelle », une image sensible de la France d’aujourd’hui, où chacun peut se reconnaître.
Norman se dit que ce film pourrait rentrer aussi dans le projet de l’année de son atelier cinéma, « les Survivant-e-s », en montrant aux élèves comment filmer un lieu, comment investir ses moindres recoins par le cinéma.
Autant ce lundi a été une oasis de liberté, autant les journées suivantes sont épuisantes : préparer ses cours au jour le jour, en ayant l’impression de ne pas pouvoir relever la tête. Ne même plus s’intéresser à la personnalité de ses élèves. Déjà de l’inquiétude : comment arriver à boucler les fameux 24 textes du bac de français maintenant inscrit dans le marbre de la directive ministérielle, alors que se sont rajoutés la grammaire et le cahier de lecture ?
Et donc Normal n’ira plus à Lycéens au cinéma avec ses 1ières mais seulement avec ses 2ndes.
Les œuvres à étudier pour le bac sont fixées par le programme. Le nombre d’extraits à étudier pour le bac est fixée par la directive. La façon de les étudier pour le bac est fixée par la même directive. Où est passée la fameuse liberté pédagogique ?
Et si le but, c’était justement qu’il n’y en ait plus ?
Même stressé, Normal reste fidèle à lui-même en prenant trois minutes pour faire du mauvais esprit. Et si le but, c’était justement qu’on soit sans arrêt le nez sur le guidon, pour ne surtout pas avoir le temps de réfléchir à la direction qu’on nous propose ? Si le management du travail moderne, c’était justement de donner toujours plus d’injonctions avec toujours moins de temps, pour que, de toute façon, on n’y arrive pas ? Et donc qu’on n’ait pas le temps, pas le loisir, de contester, juste celui de râler en pédalant ? Car râler et contester sont deux choses très différentes : pour râler, pas besoin de réfléchir, pour contester oui ; c’est pourquoi ce pouvoir s’accommode si bien des râleurs mais ne veut surtout pas avoir affaire à des contestataires.
En comparant ainsi son lundi et le reste de la semaine, Normal se rend compte que son regard de prof devient de plus en plus le contraire du regard flâneur et curieux de Guillaume Brac, qui prend le temps de débusquer la vie là où elle est.
L’éducation pressée et injonctive devient de plus en plus le contraire du loisir qu’elle pourrait être aussi.
L’école de moins en moins une « île au trésor ».