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UNE FEMME QUI BOIT (OU DEGAS ET MANET AU CAFE)

Ulysse a bien aimé l’idée qu’a eue cette année le musée d’Orsay de faire dialoguer sur des thèmes communs les œuvres des deux amis et rivaux, ce qui permet de se faire une idée de leur différence d’approche. Par exemple lorsqu’ils peignent une femme qui, ô scandale, à l’époque, boit seule dans un café.

La vision de Degas est la plus célèbre : on la trouve dans pas mal de manuels scolaires, à juste titre, car le tableau tient un discours expressif sur cette femme incapable d’articuler le moindre mot, tant elle est hébétée (et sur son partenaire de boisson, voire de lit, repoussé dans un coin). Moins une coupable d’alcoolisme, comme devaient sûrement le penser à l’époque les gens bien intentionnés, que la victime d’un ordre social. On est sur une banquette de l’Assommoir.

Ulysse a toujours cru d’ailleurs que « l’Absinthe » était une scène saisie sur le vif, qui témoignait de la déréliction d’une simple femme du peuple, ou une prostituée, noyant sa misère dans l’alcool. Il apprend qu’en fait, il s’agit d’une scène artificielle, où, en 1875, Degas a fait poser à la Nouvelle Athènes, place Pigalle, le café à la mode des peintres impressionnistes, une de ses modèles, Ellen Andrée, et un ami peintre, Marcellin Desboutin.

Entre parenthèses, ces deux modèles ne manquent pas d’intérêt. Ellen Andrée  s’appelait moins chiquement Hélène André. Bien que fille de bonne famille, elle fréquentait les cafés, et notamment la Nouvelle Athènes, où elle rencontra Degas. Elle causera deux ans plus tard un joli scandale en osant une pose lascive pour le Rolla de Henri Gervex (il faut aller la voir), ce qui lui permettra de lancer sa carrière théâtrale (la fine mouche a alterné entre le théâtre naturaliste et le vaudeville) et pour pas mal d’autres peintres. Elle n’avait pas froid aux yeux ni la langue dans sa poche : elle a accusé Degas d’avoir rajouté un verre d’absinthe, car Desboutin n’en buvait pas  plus qu’elle, et s’est exclamé : « Nous avons l’air de deux andouilles ! ». Elle n’avait pas dû saisir qu’elle posait pour un tableau de mœurs.

Marcellin Desboutin, lui, non plus n’avait rien d’une épave sociale. De noble naissance par sa mère, il signait parfois baron de Rochefort et avait acquis à trente-cinq ans une belle propriété près de Florence, où il recevait fastueusement la bonne société, plus Degas. Presque ruiné par le krach de 1873, ce prince de bohème fut quand même obligé de travailler, ce qui l’amena à devenir, il en fut peut-être le premier surpris, un graveur de talent. Il fréquentait lui aussi la Nouvelle Athènes.

L’année suivante, en 1876, Manet fait poser lui aussi cette chère Ellen, dans « La prune », mais pour dire quelque chose de tout à fait différent, sur la société et sur la féminité :

Si Degas exprime la violence d’un destin social, Manet est plus discret, mais finalement pas moins provocateur, quand on y regarde : j’aime, sous les grands yeux plus étonnés qu’hébétés, l’esquisse de sourire, et puis la cigarette à la main, le rose délicat de la robe, le joli tortillon fumeux de la coiffe du chapeau. Pas une épave, mais un peu plus une femme libre. Elle boit seule au café, elle s’en amuse, si ça ne plaît pas, tant pis ! Et si c’était Manet le plus moderne des deux ? En tout cas, Ellen n’a pas trouvé qu’elle avait l’air d’une andouille, c’est déjà ça !

MONET/MITCHELL

Mardi 3 janvier 23

En 1917, pendant que les humains autour de lui s’entredéchirent dans la guerre mondiale, le vieil Impressionniste cherche à atteindre l’universel en restreignant son regard à un coin d’étang, sur lequel il expérimente sans cesse, finissant par évacuer totalement le ciel qui avait pourtant inspiré tant de merveilles à ses prédécesseurs pour ne plus garder que de la végétation dans de l’eau.

Cinquante ans plus tard, en 1967, l’Américaine d’avant-garde s’installe à Vetheuil, tout près de Giverny. Là, elle refuse de peindre sur le motif, de platement reproduire le paysage du bord de Seine qu’elle a sous les yeux, alors même qu’elle le trouve beau : d’abord, sans autre matériel que ses yeux et son coeur, elle le regarde, longuement, intensément (restant en cela une figurative), s’interdisant de peindre pour mieux s’emplir de « feelings » ; ensuite seulement, tournant le dos au paysage extérieur, elle se précipite vers sa toile pour essayer d’y recomposer le paysage intérieur de ses émotions. L’abstraction devient alors le mécanisme dont sa mémoire absorbe l’émotion procurée par le paysage réel pour la rendre en traits et en couleurs, en quelque sorte la « digestion » du regard dans le tube de la mémoire.

« Les poèmes, la musique, les paysages et les chiens me donnent envie de peindre et peindre me donne envie de vivre. »

Une série touche particulièrement Ulysse : « La grande vallée », que Mitchell a commencée en 1983 à la suite de la mort de sa sœur, Sally, et qui comprend seize groupes de toiles, le plus souvent en diptyque ou en triptyque. L’artiste ne se contente pas d’y peindre, pour se consoler, un souvenir d’enfance heureux. Elle continue dans le deuil à explorer son territoire intérieur, en y mêlant au moins trois souvenirs d’enfance différents : d’abord bien sûr celui du coin de nature où elle passait des heures entières avec sa sœur morte lorsqu’elles étaient petites filles, mais aussi celui transmis par le cousin disparu d’une amie chère, qui répétait qu’il n’éprouvait plus que le désir d’y retourner avant de mourir, et même, peut-être, encore plus fou, encore plus sensitif… un souvenir d’enfance de son chien ! Autrement dit, ce que Mitchell peint, dans ce paysage de la « Grande Vallée » à la fois concret et imaginaire, c’est non seulement la façon dont un enfant ou un animal se jette corps et âme dans la nature qui l’environne mais aussi celle dont un agonisant peut éprouver l’ultime nostalgie de cette plongée en apnée dans la vie.

TURNER, PEINTURES ET AQUARELLES (I) : PORTRAIT DE L’ARTISTE EN JEUNE ANGLAIS

Samedi 11 juillet 20

Quel plaisir ce fut d’être de retour au musée Jacquemart-André et de fouler de nouveau d’un pas impatient les graviers blancs de l’allée qui débouche sur la cour intérieure.

Et quel plaisir ce fut de retourner dans un musée pour voir les peintures et les aquarelles de Turner, en compagnie de Passiflore, toujours aussi foutraque et inspirée. Dans la masse énorme d’aquarelles préparatoires et d’esquisses léguée à la Tate, l’expo propose un choix judicieux qui permet de parcourir toute la carrière du peintre.

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ME SOMEWHEre else

Jeudi 16 janvier 20

Aujourd’hui nous passons l’après-midi au Musée Royal des Beaux-Arts de Bruxelles.

Nous devons suivre une présentation qui s’intitule « apprendre à lire une œuvre ». Je suis chargé d’escorter les huit élèves qui ont choisi ce thème simplement parce qu’il leur a paru moins chiant que l’expo Matisse ou l’expo Brueghel. Pleins de bonne volonté mais pas très cultivés, plus accros à leurs portables qu’aux visites des musées, ils s’appellent entre eux les huit « boulets ».

C’est pourquoi je ne suis pas tout à fait rassuré lorsque la conférencière, qui répond au nom d’Emilie, nous déclare, sur un coup de tête, en changeant brusquement de direction que, tiens, elle va commencer par nous faire découvrir une œuvre qu’elle adore, une installation contemporaine, d’une artiste japonaise appelée Chiharu Shiota. Justement parce que l’art contemporain est quelquefois énigmatique et plus difficile à lire qu’une œuvre  classique.  Mes boulets soupirent et je me dis « aïe aïe aïe, si j’étais elle, je ne commencerais pas comme ça ! »

Mais là, parvenus devant l’œuvre, tous, élèves boulets et prof cultivé, nous poussons le même «oh » de stupeur, qui fait sourire la conférencière.

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BERTHE MORISOT

Jeudi 4 juillet 19

Très belle exposition Berthe Morisot au musée d’Orsay.

Le choix qu’a fait la commissaire, Sylvie Patry, de centrer l’expo sur le thème du portrait et de la figure (en écartant le paysage pur) souligne la modernité de cet itinéraire de femme peintre.

On sait que les deux cadettes Morisot (elles avaient une sœur aînée) étaient toutes les deux également douées pour la peinture. Mais l’une a abandonné son art, pour se marier très jeune avec un officier de marine et vivre en province jusqu’à quatre-vingts ans. L’autre l’a approfondi, devenant peintre professionnelle dans une époque qui ne tolérait les femmes que comme peintre amateur, posant d’un air farouche pour ses amis, finissant par se marier avec le frère tolérant de l’un d’entre eux mais continuant à signer ses œuvres de son nom de jeune fille, ayant une fille qu’elle aima et peignit avec passion, mourant à cinquante ans d’avoir voulu la soigner d’une mauvaise grippe.

Berthe, que nous connaissons, mais finalement pas si bien que ça, c’est cet autre, l’artiste.

Berthe Morisot Femme dans un parc avec enfants et chien

Elle écrit dans son carnet, au début de sa vie, qu’elle se doute qu’il lui faudra énormément de persévérance pour s’émanciper ; et, à la fin de sa vie, qu’elle n’a jamais rencontré un homme qui lui ait parlé d’égal à égal, alors que c’était la seule chose qu’elle demandait aux hommes, parce qu’elle savait qu’elle les valait ; pourtant elle a fréquenté certains des hommes les plus ouverts d’esprit de son temps. Elle s’inscrit donc parfaitement dans la réflexion contemporaine sur l’égalité homme/femme.

Mais ce qui est fascinant, c’est qu’elle est rebelle et artiste en vivant et en peignant une vie bourgeoise. Elle ne refuse pas le conformisme, elle le fait éclater de l’intérieur. Elle se marie, mais à trente-cinq ans, et avec un le frère d’un peintre qu’elle a choisi soigneusement, dont elle a vérifié en peignant avec lui pendant tout un été qu’il la laisserait mener sa vie et son art à son idée : elle ne l’a pas essayé dans un lit mais derrière un chevalet.

Elle vit dans un immeuble parisien mais elle le fait construire elle-même, en réservant la place centrale pour son atelier.

Elle loue des maisons de campagnes, où elle dirige des bonnes, des gouvernantes et des cuisinières, mais elle les fait poser, sans mièvrerie. Elle prend le temps de regarder ces femmes humbles qui l’entourent et de poursuivre en les regardant travailler ses recherches de peinture. Elle est la seule femme au milieu des impressionnistes.

Berthe Morisot fait très peu poser les hommes, notamment son mari, Eugène Manet, le frère d’Edouard. Mari progressiste, il l’encourage à poursuivre sa carrière de peintre professionnelle mais modèle peu complaisant, il « prend le spleen » quand elle lui demande de poser trop longtemps.

Qu’est-ce que veut dire ce terme baudelairien de « spleen » qu’il emploie pour dire ce qu’il ressent quand il pose pour Berthe ?

Question de caractère personnel, sans doute : trop longtemps immobile, il se trouve confronté à l’ennui, voire à l’angoisse du vide.

Mais question aussi de statut social? Il n’est pas convenable, ni glorifiant, aux yeux d’un homme et d’un bourgeois de poser pour un sujet de genre, surtout devant sa femme. Peut-être y a-t-il là une inversion des rôles qui, malgré l’amour et l’admiration qu’il éprouve pour Berthe, le met profondément mal à l’aise ?

Donc, c’est déjà beau qu’il accepte de le faire quelquefois. On a quelques toiles où il joue avec sa fille, où il lui fait la lecture, où il s’occupe d’elle à la place de sa femme ou de leurs bonnes. Et ainsi ce personnage secondaire d’Eugène devient, sans s’en rendre compte, l’une des premières images d’un père moderne.

Berthe Morisot Le père et sa fille dans le jardin 1883

Mais Berthe va plus loin en faisant poser son mari. Elle ne se contente pas de représenter une évolution future de la société en enregistrant le regard inquiet qu’il lui jette. Elle niche le père et la fille au milieu d’un cocon de branches et de feuilles, qui les protègent du soleil, qui s’insinuent sur leurs épaules et leurs nuques, d’où ils émergent à peine, d’où ils sont issus, dans lequel peut-être ils se perdent. Les êtres paisibles et les plantes, elle les brosse des mêmes touches vives, parce qu’ils procèdent de la même vie. Elle est poète.

Ainsi, elle ne peut guère faire poser son homme, sauf en tant que père. C’est dommage, parce qu’elle n’a pas l’occasion de nous montrer ce qui l’attire en lui (si jamais il l’attire), c’est-à-dire d’aborder sa vision du masculin et du désir (je me dis que ce n’était d’ailleurs sans doute pas possible pour une artiste femme du XIXe siècle et que celles de la fin du XXe seront les premières à jouir de cette possibilité).

Alors Berthe place des femmes devant elle. D’abord ses sœurs et ses cousines bourgeoises (qui sont sûrement habituées par état à attendre docilement sur des chaises ou à regarder pendant des heures par la fenêtre). Puis des modèles professionnelles, dont on ne connaît plus le nom aujourd’hui mais auxquelles elle donne, surgissant de leurs robes ou des plantes qui les entourent, une présence discrète et d’autant plus mystérieuse.

Berthe Morisot Eté ou jeune fille près de la fenêtre 1879 (Montpellier, musée Fabre)

Cette femme observe la vie des femmes de son époque et de son milieu. Un tout petit monde, finalement, mais qu’elle approfondit assez pour lui donner de la profondeur.

Elle regarde le surgissement de l’intimité, la façon dont la peau et la chevelure d’une femme entrent en résonance avec les plantes, les tissus, le bois et le verre qui l’entourent, dans une vibration sensuelle où le seul point fixe est la perle d’une boucle d’oreille.

Berthe Morisot Femme à sa toilette 1880 (Chicago The Art Institute)

Elle regarde la construction délibérée de l’identité sociale, et la façon dont une guirlande de fleur passée en travers d’une robe transforme une femme en plante au milieu des plantes. Mais en plante inquiète au regard tourné vers le hors-champ d’un homme à séduire ou d’une société à satisfaire (ou de quelque chose d’autre de plus secret?).

Berthe Morisot Jeune femme au bal 1879 (Paris, musée d’Orsay)

Elle prend sa vie quotidienne comme sujet de peinture, mais, en la regardant de son œil aigu de peintre, elle rêve sa vie, elle la transforme en un mélange plus dense de matières et de natures. J’ai saisi cette phrase au vol sur l’un des cartons : « Le rêve, c’est la vie et le rêve est plus vrai que la réalité : on y agit soi, vraiment soi -si on a une âme, elle est là. ».

Comme cette « Jeune fille dans un parc » du début des années 90, d’une densité onirique, proche d’un Bonnard ou d’un Douanier Rousseau, et qu’accentuent encore aujourd’hui les craquelures de la toile dessinant comme des nervures sur son visage.

Berthe Morisot Jeune fille dans un parc 1888-93 (Toulouse, musée des Augustins)

Et surtout elle est une artiste. Une grande artiste novatrice, audacieuse. Toujours en recherche.

L’exposition, organisée par thèmes, donne en même temps à voir son évolution chronologique, et c’est assez incroyable. Elle cherche obstinément à saisir l’instant, à fixer la spontanéité d’un instant quotidien, et pour cela, elle invente. Elle ne peint pas toute la toile, la laissant délibérément inachevée, mêlant peau, plantes et tissus dans des touches de plus en plus nerveuses et dépouillées, qui l’amènent parfois au bord de l’abstraction. Elle supprime tout ce qui n’est pas surgissement. Elle capte la vibration. Elstir, c’est elle, aussi. Elle me paraît beaucoup plus inventive, presque plus moderne, que Monet, Renoir et les autres génies qui l’entourent.

Comme dans cette « Isabelle au jardin », peinte quelques années à peine avant sa mort (alors qu’elle avait encore tant à expérimenter, conne de grippe).

Berthe Morisot Isabelle au jardin

Ou cet autoportrait, qu’elle brosse en une matinée, et qu’elle roule au fond d’une armoire, sans le montrer à personne.

Berthe Morisot Autoportrait 1885

Une femme coiffée bizarrement, qui se moque d’être belle, 44 ans et pleine de force, une artiste au travail, un regard, planté droit dans celui du spectateur, droit dans le monde.  Juste un foulard sombre et quelques fleurs sur sa jaquette pour se donner l’air d’un noble espagnol, ancêtre de Picasso.

Une femme-chevalier de la peinture, armée de sa seule palette, sans peur et sans reproche.

SCHIELE/BASQUIAT : LES DEUX EXPERIMENTATEURS

Vendredi 26 octobre 18, café de la fondation Vuitton

Deux amoureux d’âge mûr, serrés l’un contre l’autre comme des adolescents, sur l’Allée Sablonneuse du Bois de Boulogne, dans l’éclat lugubre d’un orage d’automne qui fait étinceler les feuilles mortes et les troncs noirs des arbres.

La fondation Vuitton : une nacelle de métal et de verre déjà trop petite pour la foule qui l’encombre.

L’expo Schiele-Basquiat n’est que la juxtaposition de deux expos différentes : une petite présentation de dessins de Schiele et une énorme rétrospective sur quatre étages de toute la carrière de Basquiat. Aucune mise en relation de ces deux artistes fulgurants morts tragiquement à 28 ans après avoir dynamité l’art de leur époque. Dommage.

Néanmoins, ce qui me frappe, chez l’un comme chez l’autre, c’est la volonté d’expérimenter en permanence. Ils ne séparent pas travail de réflexion et travail de création, ils sont en permanence en train de dessiner et d’essayer des voies nouvelles. Ils nous font assister au bouillonnement créatif de leur imagination, à la transformation permanente du matériau de leur vie, de leur époque et de leur pensée, en œuvre artistique en train de s’inventer. Deux bateaux ivres : ils suivent sans se poser de questions les multiples voies de leur imaginaire, qui sont comme les mille bras secondaires d’un fleuve unique.

Comme Syl, je n’aime pas tout dans Basquiat : certaines œuvres trop simplistes me rebutent et je trouve le snobisme qui l’entoure encore un peu ridicule. Mais son parcours de vie m’impressionne et je suis sensible à la puissance expérimentale de son geste. Ainsi, dans cette œuvre, il rêve à partir d’Exu, le nom d’un démon d’Afrique très révéré par les esclaves déportés en Amérique.

EXU Basquiat

La toile grand format est beaucop plus impressionnante que cette photo, à cause de la taille du personnage principal, de son visage agressif et des yeux qui s’échappent de toute part de lui.

Même si je me suis moqué des touristes qui mitraillaient les portraits de Schiele au lieu de les regarder, j’ai éprouvé le besoin de photographier un morceau de « The Kangaroo Woman » de Basquiat.

Pour la phrase énigmatique écrite dans un coin :

« Many mythologies tell of a voyage to a land of the dead in the west ».

J’imagine qu’il voulait dénoncer la déportation des Noir. Mais moi, je suis surtout sensible à l’appel de ce voyage mythique vers l’Ouest au pays des morts.

Phrynê au XIXe siècle (2) : Gérôme

Passons à Gérôme. L’inénarrable Gérôme. Il fit un beau scandale au Salon de 1861 en peignant la deuxième scène fameuse où notre hétaïre s’exhiba nue en public. Ou plutôt fut exhibée. Mais l’Hypéride de Gérome se laisse un peu entrainer par la violence de son mouvement oratoire ; au lieu de montrer seulement son sein, il la met carrément toute nue. Il fallait bien que les spectateurs faussement indignés du Salon en eussent pour le prix de leur billet d’entrée! La jeune Phrynè, qui avait dû par mégarde oublier ce jour-là de mettre sa tunique de dessous, est tellement stupéfaite de l’audace de son partenaire commercial qu’elle place ses deux bras très haut devant son visage pudiquement détourné. Ce qui lui permet d’exhiber encore plus ses deux tétons et tout le reste de sa chair fraiche. Elle ne cache ainsi que ses yeux. Refusant de voir qu’on la voie. Doublement honteuse.

Je peux quand même être redevable à Gérôme, parce que c’est en réaction contre cette vision académique et hypocritement provocante  que j’ai commencé à imaginer ma propre Phrynê. C’est dans mon agacement face à Gérôme que j’ai commencé à pressentir sa colère contre ses juges et même contre son défenseur.

Revenons à la toile de Gérôme, au corps exhibé de cette demoiselle qui se cache le visage parce que c’est la première fois, non pas qu’on la déloque mais qu’on la déloque devant soixante bonshommes d’un coup. Le corps tout blanc, bien crémeux, encore plus que le marbre de la tribune, est éclairé par un jet de lumière vive qui vient droit du regard allumé du spectateur. Mais le peintre académique ne va pas assez loin : le corps nu reste idéalisé, tout blanc, sans poil, sans fente. Gérôme n’ose pas montrer la réalité velue du corps mythique, Gérôme n’est pas Courbet.  En revanche, les têtes des vieux bonhommes qui la jugent sont délectables, le peintre s’est bien amusé à accentuer leurs diverses attitudes de réprobation, d’intérêt ou d’effroi. Des bras s’agitent, des mâchoires tombent. Ce qui est drôle aussi, c’est la petite statue d’Athéna placée sur l’autel de la tribune : ne se dresse-t-elle pas comme un mini phallus furibond pour interdire à ceux des vieillards qui se sentiraient un reste d’appétit d’esquisser le moindre geste vers la pâtisserie féminine ? D’ailleurs, la palette ne manque pas de richesse. Magentas turgescents des tuniques des vieux bonhommes rassis, jeune ivoire de la chair offerte de la femme, cyan froidement lucide du vêtement d’Hypéride et ce voile faussement azur du vêtement qu’il vient d’ôter à sa maîtresse et qui tourbillonne dans l’air. Ne désigne-t-il pas, là dans le coin gauche du tableau, assise, cette étrange forme sombre que j’ai failli ne pas voir, cet amas humain de vêtement beige dont on ne distingue pas le visage de nuit ? Un esclave greffier? L’accusateur, dont on dit qu’il était un ancien amant de la belle putain, qu’il s’appelait Euthias, et qu’il était empli d’une jalousie si féroce qu’il préférait la faire condamner à mort plutôt que la voir appartenir à d’autres ? N’est-ce pas Thanatos en personne, en chair et en ombre ?

Qu’a-t-il compris de Phrynè, le père Gérôme, en exhibant ce morceau de chair, dont même la pudeur est tellement ostensible qu’elle devient simple afféterie ? Pas grand chose sans doute. En revanche, il a compris beaucoup du désir masculin, dans la violence du geste qui dénude, la fausse indignation des regards qui se repaissent, et l’attente sombre de la forme sans visage …

Célébrissime professeur à l’Ecole des Beaux-Arts, Jean-Léon eut son buste de son vivant dans la cour de l’Institut et aujourd’hui tout le monde condescend à se gausser de sa toile la plus célèbre, moi y compris. Jeune, il fit comme Pradier et tant d’autres le voyage d’Italie, dans les valises de son professeur, le très austère et délicat Delaroche qui avait inventé « l’anecdote historique », la scène d’histoire transformée en scène de genre que ses élèves firent dériver franchement vers le tableau de cul. Mais Jean-Léon n’en rapporta qu’un « Combat de coqs », regardé par une jeune fille et un éphèbe mièvres (ils sont tous deux manifestement de bonne famille mais ils ont oublié leurs vêtements chez leurs parents). Et un « Combat de gladiateurs » qui nous prouve que, s’il avait vécu aujourd’hui, Gérôme aurait tourné des péplums de série B.

Je me souviens aussi d’avoir vu, il y a quelques années, des sculptures, où ses recherches sur la polychromie aboutissaient presque à un hyperréalisme à la fois guindé et saisissant.

Orientaliste ou antiquisant obsessionnel, s’éloignant dans l’espace ou dans le temps, on se demande si Jean-Léon ne fixe avec une telle précision documentaire l’ailleurs autrefois que pour éviter d’avoir à regarder en face sa propre époque.  Tiens, une histoire amusante. Vieillard célèbre mais atrabilaire, lors de l’Exposition de 1900, il barra de son corps décoré au président de la République (oui, parce que c’était encore une époque où les présidents de la République fréquentaient les expos de peinture et pensaient qu’il faisait partie de leurs attributions de paraître cultivés) l’entrée de la salle des Impressionnistes : «n’entrez pas, monsieur le Président, c’est la honte de l’art français ».

Carpeaux fit son buste : un bonhomme vif, à la moustache pleine d’allant, et pourtant son esprit était lourd. Il n’avait pas compris que la France était en train de changer sous ses yeux et que ce qui faisait sa honte ferait bientôt sa gloire (mais, entre parenthèses, moi, qui me moque à bon compte de lui, sais-je vraiment ce qui change dans la France et dans l’art d’aujourd’hui ?) Zola se désolait déjà que, de son vivant, cette baderne de Gérôme eût toujours été plus célèbre que Courbet et s’indignait des partialités stupides du public. Tout est dit. Balayons-le !

Non, pas tout : dans le temps où ce vieux réac éructait contre les impressionnistes, et alors que son milieu social flirtait avec l’antisémitisme, il fut l’un des rares dreyfusards. Pourquoi ? Par respect de la vérité, qu’il plaçait au dessus de tout, et même de la nation ? Son deuxième côté « grec », avec l’amour de la beauté classique et des nudités crémeuses ? Le bon côté du ringardisme : l’attachement à des valeurs considérées comme universelles ? Il fut l’un des premiers à souscrire pour l’érection d’un monument à Zola après l’assassinat de celui qui avait passé sa vie à lui cracher dessus.

Voilà, maintenant nous pouvons laisser retomber cette marionnette dans le coffre moisi de l’académisme. Sans peut-être oublier tout à fait le reflet rosissant du dos et des fesses de la « Galatée » qui s’anime d’être embrassée par Pygmalion ?

Ou « Le Bain Maure » : la teinte vert d’eau des carreaux de ce hammam dans laquelle une servante noire lave sa maîtresse blanche au lieu de l’étrangler ?