Samedi 11 juillet 20
Quel plaisir ce fut d’être de retour au musée Jacquemart-André et de fouler de nouveau d’un pas impatient les graviers blancs de l’allée qui débouche sur la cour intérieure.

Et quel plaisir ce fut de retourner dans un musée pour voir les peintures et les aquarelles de Turner, en compagnie de Passiflore, toujours aussi foutraque et inspirée. Dans la masse énorme d’aquarelles préparatoires et d’esquisses léguée à la Tate, l’expo propose un choix judicieux qui permet de parcourir toute la carrière du peintre.
Les premières salles, qui présentent les œuvres les moins géniales, m’ont pourtant beaucoup intéressé. Justement parce que je ne connaissais pas les débuts de ce surdoué du dessin, qui entre à 14 ans à la Royal Academy et gagne sa vie en exécutant pour des architectes des aquarelles précises de monuments historiques. Un petit jeune homme méthodique et consciencieux, qui excelle dans la perspective : exactement le contraire de ce qu’on révère chez lui, le ronchon rimbaldien chassant en solitaire la déesse lumière dans des explosions de vapeurs quasi abstraites.
Très tôt, le gamin invente sa façon si particulière de faire du tourisme : l’été, en plein air, il accumule les esquisses à l’aquarelle ou à la gouache et, l’hiver, dans un atelier il les transforme en grandes compositions à l’huile. Plus tard, quand il ne fera pas l’aimable chez l’un de ses riches mécènes, il voyagera souvent seul, accompagné de sa mauvaise humeur, d’un parapluie-épée en cas de mauvaise rencontre (d’ailleurs, toute rencontre, qui distrait, est potentiellement mauvaise) et de ses cahiers. Le jour, il enchaîne les croquis, presque sans s’arrêter de marcher, le soir, il s’enferme dans son auberge. Là, en se souvenant, ou en inventant, il pose les couleurs. J’imaginerais presque qu’il tire les rideaux, pour mieux se couper du réel au moment de lui donner des couleurs (mais à vrai dire je n’en sais rien).

Pendant sa jeunesse, Turner n’a pas de chance : c’est la guerre contre la France, le blocus, le patriotisme (qui est une sorte de blocus mental). Un artiste britannique ne peut pas s’échapper en Europe, il est confiné devant les panoramas du territoire national, dont il est prié d’exalter les beautés. Le jeune artiste s’efforce consciencieusement de s’inscrire dans cette veine. Mais, même dans les vues patriotiques de sa jeunesse, je me dis qu’il y a déjà quelque chose, une façon de repousser le château illustre au fond du paysage pour mettre l’infini ou un simple troupeau de vaches au premier plan, qui transcende l’illustration et s’apparenterait déjà à une vision.

Ensuite, après 1815, pour la majorité des Européens, c’est la routine de la paix ; pour Turner, c’est l’explosion du voyage. Pendant que les jeunes Français de sa génération passent leur temps à gémir sur leur mal du siècle, cet Anglais bas du front s’enivre d’Europe et de soleil. Pas simplement des lumières de l’Italie, celles du Nord aussi. Il croque tout de l’Europe : ses villes, ses montagnes, ses gouffres, ses canaux, ses plages, ses machines, ses soleils. Ce représentant de commerce mal embouché n’a pas le temps de s’ennuyer : il cherche l’absolu dans le banal. Il faut aller à Venise, bien sûr, mais pour parvenir ensuite à voir Venise partout. C’est ce qui est beau dans sa frénésie : peindre en tout lieu les noces du doge soleil et de l’eau, qui ne sont pas plus somptueuses dans la lagune que dans le port le plus ordinaire, où une jeune fille tire des filets sous le regard avide d’un chien.

Je pique des phrases au hasard sur les cartons de l’expo : « Dieu, c’est le soleil », évidemment, son célèbre mot de la fin. Mais aussi : « Mon travail, c’est de peindre ce que je vois, pas ce qu’on me dit être là. ». Voyant, déjà.
(à suivre)