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PARLER DE VerNON SUBUTEX

Lundi 2 mars 20

Pour son oral, une des élèves que le professeur Normal interroge a choisi de présenter Vernon Subutex, de Virginie Despentes. Elle en parle très bien. Notamment de la narration. Le fait que chaque chapitre soit centré sur un personnage différent, dont certains se contredisent : par exemple, le chapitre centré sur Sylvie, qui raconte le début d’une grande passion fusionnelle avec Subutex, tandis que, dans le chapitre suivant, Vernon raconte le cauchemar qu’il est en train de vivre avec cette femme qui ne lui laisse pas un moment pour respirer et lui fait peur et va le forcer à s’enfuir.

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LES FURTIFS (2/4) : LA GUERRE DE L’IMAGINAIRE

Si Les Furtifs m’a autant marqué, c’est qu’il s’inscrit dans ma recherche des utopistes d’aujourd’hui (ceux qui oseraient nous permettre de dépasser les clichés de la dystopie) : Damasio ne se contente pas de l’évocation d’un cauchemar soft, où les data des multinationales et des états auraient remplacé le télécran de Big Brother, il propose la description tumultueuse d’ilots de résistances en plein cœur des ville ou sur les bords de la Méditerranée.

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Printemps amers

Jeudi 11 juillet 19

Quiconque a, comme moi l’année dernière, partagé un jury du bac avec Françoise Grard, a eu la chance d’apprécier le regard cocasse qu’elle porte sur le monde, son auto-ironie, ses portraits satiriques mais finalement tendres des élèves, son goût très sûr pour la littérature. Professeure de grand style. 

Je savais qu’elle écrivait des romans pour la jeunesse mais je n’avais jamais eu l’occasion des les ouvrir. Printemps amers, paru l’année dernière en 2018 chez Maurice Nadeau, est sa première œuvre s’adressant à des adultes. Après avoir tant écrit pour l’enfance, elle a éprouvé le besoin d’écrire sur la sienne, pour en extraire le suc vital. Ce beau récit m’a permis de découvrir un autre aspect de sa personnalité, comme la face cachée de sa lumineuse fantaisie.

Les trois parties (« La maison de Marthe », « L’étrangeté de Geneviève », « L’énigme Janine ») ne sont pas platement chronologiques mais s’organisent autour des trois figures tutélaires de femmes qui ont veillé sur son enfance à des titres divers.

C’est d’abord Marthe, la grand-mère, personnage magnifique de petite bourgeoise de province obtuse mais capable d’apporter aux trois gamines que la vie lui confie l’amour inconditionnel et la stabilité qui leur font tellement défaut : « De ce parfait amour, tu ne m’as pas seulement laissé le souvenir consolateur, mais aussi le modèle. Tous ceux que j’ai aimés, je les ai aimés en souvenir de toi. J’ai chanté des berceuses de ta voix chantante, j’ai craint pour eux le froid, la fatigue, l’absence, je me suis consumée d’inquiétude, j’ai connu l’ivresse de serrer contre moi des fragilités que je protégeais, j’ai tenu dans la mienne des petites mains confiantes, et je les ai emmenées découvrir des jardins, des fleurs, des bêtes paisibles, des livres qui font rêver. ».

C’est ensuite Geneviève, la mère si peu maternelle, minuscule poupée de porcelaine vieillie, aristocrate se piquant de respect des traditions et d’idées d’extrême-droite mais incapable d’assumer sa fonction de protectrice, laissant poireauter ses trois petites filles sur le palier qu’elles transforment en terrain de jeu, les abandonnant pendant plusieurs mois en quasi autarcie parce qu’elle est allée se reposer en Italie. Françoise Grard décrit ici la détresse de l’enfance livrée à une sorte de chaos affectif et matériel mais aussi sa résilience. Ce portait de mère totalement « à côté de la plaque » m’a évoqué un peu Plus rien ne s’oppose à la nuit de Delphine Le Vigan.

C’est enfin le portrait au vitriol de Janine, la belle-mère, décorative, superficielle et incompréhensiblement méchante, épouse de diplomate qui apprend avec facilité les langues étrangères mais ne voit rien des pays où la carrière de son mari l’amène à vivre sinon les domestiques qu’elle méprise.

Françoise Grard restitue merveilleusement le regard singulier de l’enfance, qui transforme les adultes veillant sur elle ou l’opprimant en magiciennes ou en sorcières, les érigeant en modèles rassurants ou en anti-modèles aussi énigmatiques que menaçants. Elle en souligne la dimension d’archétypes : l’aïeule aimante, l’éternelle jeune fille incapable d’accéder vraiment à la maternité, la marâtre. Mais son regard satirique les inscrit aussi dans les années 60-70 : la bonne grand-mère, l’aristocrate vieille France, la maîtresse de maison soucieuse uniquement des apparences. Trois figures féminines aujourd’hui dépassées mais auxquelles la petite Françoise doit se confronter pour pouvoir espérer se trouver elle-même un jour.

Quant aux hommes, ils sont presque totalement absents. Pas de frère. Un père désiré mais toujours lointain, même quand il est auprès de ses filles, ne trouvant un peu de densité que dans ses occupations officielles d’ambassadeur. Les autres figures masculines, le grand-père mort autrefois en quelques heures sous le regard de sa famille, les soupirants de la mère, ne sont que des silhouettes, pour ainsi dire des fantômes. « La famille, c’est un cimetière maudit. Les hommes, surtout les hommes le peuplent, silencieux, énigmatiques. Seules les femmes résistent.». Françoise Grard décrit ici, à travers le regard de la petite fille qu’elle a été, un étrange cercle de femmes, dont les liens sont complexes et le déséquilibre extrême. Cette réflexion sur le féminin, sur sa distance irrémédiable avec les hommes, m’a beaucoup intéressé, moi qui suis en train de travailler sur le masculin.

Françoise Grard explore aussi avec acuité la façon dont l’enfance parvient à transformer le monde extérieur qui l’entoure en lieu magique. Par exemple, la maison de Marthe, près d’Albi, cernée par un jardin à moitié sauvage que l’enfant explore avec frayeur et délice : « Au fond du jardin, il y a le ravin : il est interdit de s’en approcher. (…) Car le ravin est terrifiant : c’est un versant noir, rempli d’orties et de buissons épineux, qui verse dans le vide en un à pic vertigineux de dix mètres. En bas, on devine un fossé bourbeux, ancien lit d’un cours d’eau devenu souterrain et qui forme une frontière avec un terrain vague que longe une route. (…). Le ravin rappelle la frontière entre les vivants et les morts, ce lieu que Marthe évoque de temps en temps au milieu d’un repas : « Ah, il vaudrait mieux que je rejoigne la rive inconnue ». Pages superbes, habitées. La petite fille va vivre ensuite dans plusieurs jardins et elle les évoquera toujours avec une sensibilité et une gourmandise dans les sensations qui m’ont rappelé Colette.

Puis c’est l’appartement maternel, envahi par un capharnaüm de livres et d’objets, qui sont comme la matérialisation du déséquilibre maniaque de la mère, mais avec, en toile de fond, les rues de Paris livrées à l’agitation de la fin des années 60.

La troisième partie nous fait découvrir les pays étrangers fréquentés grâce au père diplomate. D’abord la Hongrie communiste réduite à la maison magique dans laquelle sont confinées les trois petites filles, hantée par des domestiques-espions que les parents méprisent mais que l’enfant est capable de voir, comme ce jardinier au sourire matois qu’elle surprend un jour en train de danser lentement avec une dizaine d’oiseaux posés sur ses deux bras étendus. Ensuite le Portugal salazariste, poignée de privilégiés frileux réunis autour de leurs piscines et dont les trois gamines perçoivent l’ennui. Enfin, la belle évocation du Viêt-Nam de la fin des années 70, douloureux, hostile, digne, raide, secret, dans lequel la jeune Françoise de vingt ans commence paradoxalement à éprouver l’envie de se rebeller.

Des femmes, des lieux. Et un style. Car c’est superbement écrit, dans une langue qui mêle l’acuité poétique à la verve satirique. Et qui s’épanouit dans des formules lumineuses. Par exemple cette définition de l’enfance : « l’art de vivre l’instant comme une île. »

Françoise Grard nous fait revivre si bien cette enfance singulière des années 70 qu’on a très envie qu’elle écrive la suite : comment cette petite fille va devenir jeune femme, s’affranchissant de l’orbe des fées et des sorcières trop marquantes de son enfance, pour construire sa propre vie, sa propre féminité, son propre rapport aux hommes et aux enfants, son système de valeurs, sa liberté. Quelque chose qui aurait à voir avec les années 80 et avec l’été ?

Boussole

Le dernier roman de Mathias Enard, qui va sortir dans le courant du mois d’août, est une rhapsodie mélancolique, profonde, drôle, exaltante. Sa composition est étonnante : une nuit d’insomnie, rythmée par le défilement des heures, mais surtout par l’entrecroisement des souvenirs dans une sarabande proustienne : « J’entends paisiblement cette mélodie lointaine, je regarde de haut tous ces hommes, toutes ces âmes qui se promènent encore autour de nous : qui a été Liszt, qui a été Berlioz, qui a été Wagner, et tous ceux qu’ils ont connus, Musset, Lamartine, Nerval, un immense réseau de textes, de notes, et d’images, net, précis, un chemin visible de moi seul qui relie le vieux von Hammer-Purgstall à tout un monde de voyageurs, de musiciens, de poètes (…) et aux douces fumées d’Istanbul et de Téhéran, est-il possible que l’opium m’accompagne encore après toutes ces années, qu’on puisse convoquer ses effets comme Dieu dans la prière –rêvais-je de Sarah dans le pavot, longuement, comme ce soir, un long et profond désir, un désir parfait, car il ne nécessite aucune satisfaction, aucun achèvement ; un désir éternel, une interminable érection sans but, voilà ce que provoque l’opium. » Ces souvenirs sont ceux du viennois Franz Ritter, musicologue et non pas musicien, spécialiste des musiciens inspirés par l’Orient. Il se souvient de ses rencontres plus ou moins ratées, mais toujours passionnantes, avec Sarah, une brillante chercheuse française, dont il est tombé amoureux quinze ans auparavant. Celle-ci me rappelle un peu Angelica Pabst, le personnage féminin d’Un tout petit monde de David Lodge (qui est d’ailleurs cité au début de Boussole comme un des modèles possibles), mais en beaucoup plus profond.

Car le domaine d’étude de Sarah est d’une grande actualité : elle travaille sur l’orientalisme, c’est à dire sur la façon dont l’Occident depuis des siècles a construit l’image de l’Orient. Elle cherche à dépasser la thèse d’Edward Saïd qui fait de cette construction imaginaire une simple appropriation colonialiste de l’Orient par l’Occident. Elle veut montrer qu’il s’agit d’une construction commune et d’un patrimoine commun : d’abord parce que l’Orient a profondément transformé et nourri la culture occidentale (elle analyse par exemple avec brio l’influence des Mille et une nuits sur La recherche du temps perdu) et que le Soi occidental ne s’est jamais aussi bien épanoui que dans cette rencontre avec l’Autre oriental, même lorsqu’elle n’est que seconde ou même troisième : « Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d’Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s’appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ses œuvres elles-mêmes indirectes. » Mais ensuite parce que ce « Tiers-Orient », ce rêve du rêve d’Orient, il est désormais à la disposition des Orientaux eux-mêmes, qui peuvent s’y reconnaître ou pas, en tout cas se l’approprier, y puiser et le transformer (cette idée est illustrée par le poétique cadeau d’anniversaire qu’offre un jour Franz à Sarah :

une sevdalinka, une chanson populaire bosniaque dont l’étrange création, que je te laisse découvrir, prouve à merveille cette idée d’une création commune).

La quête amoureuse de Franz, qui poursuit Sarah à travers tout le Moyen Orient, Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, puis Téhéran (avant qu’elle ne lui échappe encore plus loin mais, peut-être, pour mieux lui revenir), on voit bien qu’il s’agit d’une métaphore de cette poursuite d’un Orient fantasmé. Néanmoins, les deux personnages sont suffisamment attachants pour ne pas être de purs symboles ou de simples porte-paroles. On a les yeux de Franz pour la trop brillante et (presque) insaisissable Sarah. En comparaison, il paraît presque terne. Mais, en revanche, il a un tel humour, il porte un regard si mélancoliquement caustique sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, sur ses petits travers et ses grandes illusions, qu’on en vient à souhaiter naïvement qu’ils finissent par se (re)trouver.

Une deuxième piste, c’est la satire de ce petit monde des universitaires européens, spécialistes du Moyen-Orient. Il y a là une petite galerie de personnages secondaires assez croquignolets. De Bilger, l’archéologue allemand en quête des cités perdues du désert, qui ne connaît de la langue arabe que ce qu’il lui en faut pour diriger ses terrassiers syriens, au sociologue français Faugier, qui explore les bas-fonds de Turquie et d’Iran à la poursuite de son propre fantasme de sexe et de came. Chacun est emblématique d’un rapport de domination possible à l’Orient. Mais ce qu’il y a de fort, c’est qu’Enard donne à chacun de ces personnages ridicules une occasion de devenir profond et touchant : par exemple la confession de Morgan, le directeur du centre culturel de Téhéran, qui tombe amoureux fou de la belle Azra sur fond de révolution khomeiniste et qui est prêt à toutes les trahisons pour se débarrasser de son rival trop aimé et trop aimant, devient un passage bouleversant, l’un des quatre ou cinq où le récit prend son envol et se développe en une sorte de nouvelle autonome.

L’intérêt principal du roman, c’est à travers cette Maqâma de souvenirs que Franz se donne à lui-même, l’évocation de tous les musiciens, les écrivains, les aventuriers, principalement ceux du XIXe et des années 30, qui ont été fascinés par le Moyen Orient. Boussole est ainsi hanté par des dizaines de figures pitoyables et exaltantes, des plus connues, comme celle de Annemarie Schwarzenbach (l’un des modèles de Sarah), aux plus méconnues, comme Félicien David, le musicien de Désert : Boussole est ainsi le roman des mille et un romans du rêve d’Orient, car chacun de ces itinéraires singuliers pourrait fournir la matière d’un récit autonome. Je dis « pitoyables », parce qu’Enard nous fait très bien sentir que leur quête est impossible à atteindre, qu’ils sont à la recherche d’un pur fantasme. Mais « exaltantes » aussi, parce qu’il a choisi (et on lui en sait gré) de nous faire partager, moins le projet des conquérants et des colonisateurs, qui ont eu l’outrecuidance naïve de prétendre apporter la civilisation à l’Orient, que la quête spirituelle des rêveurs, des aventuriers de l’esprit, qui se sont livrés corps et âmes à leur rêve de l’Autre et qui ont cherché à l’atteindre dans la réalité. Des histoires de perdants, mais de perdants magnifiques.

Enfin, Enard, dont on sait qu’il enseigne l’arabe et parle le persan, peut, à travers l’itinéraire de ses deux personnages, nous faire saisir de l’intérieur ce qui n’est trop souvent pour nous que le spectacle incompréhensible des actualités télévisées. Il évoque la vie en Syrie, et, dans des pages peut-être encore plus fortes, celle en Iran (notamment à travers la voix du poète Parviz, qui fait résonner en lui les accents douloureux de son peuple mais qui est capable aussi, dans une belle définition de l’amitié, « d’écouter tout ce qu’on ne lui dit pas »). Enard n’hésite pas à commenter l’actualité la plus brûlante aujourd’hui, celle de Daech, ne manifestant aucune complaisance à l’égard des pitoyables égorgeurs qui mènent une guerre contre l’Islam. Mais il écrit que, si les djihadistes sont prêts à détruire les vestiges pré-islamiques, c’est aussi parce que les populations locales ne les perçoivent pas vraiment comme leurs : « nos glorieuses nations se sont approprié l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé, qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. ». Dans l’oasis de Palmyre, nous rappelle-t-il, le touriste qui visitait les ruines somptueuses d’une cité antique passait sans la voir à côté d’une des plus atroces prisons du régime Assad. Surtout, l’immense culture d’Enard lui permet de ne pas se limiter à cette vision d’actualité et de nous rendre accessible ce que nous connaissons trop peu : les cultures arabe et persane. Il y a ainsi des pages magnifiques sur la musique syrienne ou sur la poésie de Khayyam. J’admire cette érudition, parce qu’elle est toujours partagée, généreuse : en nous restituant la richesse des cultures orientales, elle nous donne à ressentir la fascination des artistes occidentaux qui les ont découvertes.

A la fin de cette lecture, on se prend à rêver du pendant de Boussole, le roman placé sous le signe de la boussole inverse qui indiquerait obstinément l’Ouest. On aimerait qu’un romancier d’Orient réponde à Enard et nous rende présent le « rêve d’Occident » qu’a peut-être développé l’Orient. N’y a-t-il pas un « occidentalisme », qui répondrait à « l’orientalisme », et qui serait lui aussi une création commune ? Peut-être découvririons-nous, dans ce propos du romancier oriental sur nous, une image plus cruelle et plus intense de ce que nous ne sommes pas mais que nous voudrions être ? Ou de ce que nous sommes mais que nous ne voudrions pas être ? Ou même de ce que nous sommes sans nous en douter ? Cette vision distanciée, en tout cas, décentrée, faut-il aller la chercher du côté de Sadegh Hedayat, l’auteur de La chouette aveugle que l’insaisissable Sarah mentionne au début et à la fin de son périple, de ce romancier iranien dont je n’avais jamais entendu parler mais sous le patronage angoissé duquel se place Franz l’insomniaque ? Hedayat, qui finit par se suicider à Paris pour échapper à la solitude, alors qu’il était, d’après ce que je lis, à la fois un amoureux de la littérature occidentale la plus contemporaine et un admirable connaisseur de la littérature persane la plus ancienne ? Hedayat, le frère spirituel de Pessoa, le petit homme aux bésicles de fonctionnaire besogneux, qui était aussi l’un des rares à tenir les deux mondes entre ses mains ? Peut-être faut-il aller la chercher du côté de Salman Rushdie, qui, il y a vingt cinq ans déjà, dans les Versets Sataniques, regardait l’Angleterre avec les yeux d’un conteur oriental et l’Inde avec les yeux d’un romancier réaliste ? Hedayat comme Rushdie, pour des raisons différentes, se sont livrés au jeu terriblement dangereux de la dialectique entre soi et l’autre. Dangereux pour l’auteur mais si profitable pour le lecteur, car l’on peut se servir du rêve de l’autre pour se dépasser soi. N’est-ce pas ce que l’amour nous apprend : si l’amour ne permet jamais vraiment d’atteindre l’autre, il offre une chance de s’accomplir soi, dans sa tension même. Boussole est ainsi un roman sur le désir de l’autre, ses impasses, ses illusions, oui, mais aussi son énergie et sa générosité. Voilà pourquoi, à une époque, qui, ici comme là-bas, est en train de verser de nouveau, avec une ignorance coupable, dans la vieille ornière facile du mépris de l’autre, c’est un roman très nécessaire. Sans dévoiler la fin, j’adore la façon dont Sarah définit à Franz son cosmopolitisme : «L’Europe n’est plus mon continent, je peux donc y retourner. Participer aux réseaux qui s’y croisent, l’explorer en étrangère. Y apporter quelque chose. Donner, à mon tour, et mettre en lumière le don de la diversité. » Quitter l’Europe (ne serait-ce qu’en pensée, en lecture) pour y mieux retourner : c’est le trajet urgent auquel nous invite Boussole.