Le dernier roman de Mathias Enard, qui va sortir dans le courant du mois d’août, est une rhapsodie mélancolique, profonde, drôle, exaltante. Sa composition est étonnante : une nuit d’insomnie, rythmée par le défilement des heures, mais surtout par l’entrecroisement des souvenirs dans une sarabande proustienne : « J’entends paisiblement cette mélodie lointaine, je regarde de haut tous ces hommes, toutes ces âmes qui se promènent encore autour de nous : qui a été Liszt, qui a été Berlioz, qui a été Wagner, et tous ceux qu’ils ont connus, Musset, Lamartine, Nerval, un immense réseau de textes, de notes, et d’images, net, précis, un chemin visible de moi seul qui relie le vieux von Hammer-Purgstall à tout un monde de voyageurs, de musiciens, de poètes (…) et aux douces fumées d’Istanbul et de Téhéran, est-il possible que l’opium m’accompagne encore après toutes ces années, qu’on puisse convoquer ses effets comme Dieu dans la prière –rêvais-je de Sarah dans le pavot, longuement, comme ce soir, un long et profond désir, un désir parfait, car il ne nécessite aucune satisfaction, aucun achèvement ; un désir éternel, une interminable érection sans but, voilà ce que provoque l’opium. » Ces souvenirs sont ceux du viennois Franz Ritter, musicologue et non pas musicien, spécialiste des musiciens inspirés par l’Orient. Il se souvient de ses rencontres plus ou moins ratées, mais toujours passionnantes, avec Sarah, une brillante chercheuse française, dont il est tombé amoureux quinze ans auparavant. Celle-ci me rappelle un peu Angelica Pabst, le personnage féminin d’Un tout petit monde de David Lodge (qui est d’ailleurs cité au début de Boussole comme un des modèles possibles), mais en beaucoup plus profond.
Car le domaine d’étude de Sarah est d’une grande actualité : elle travaille sur l’orientalisme, c’est à dire sur la façon dont l’Occident depuis des siècles a construit l’image de l’Orient. Elle cherche à dépasser la thèse d’Edward Saïd qui fait de cette construction imaginaire une simple appropriation colonialiste de l’Orient par l’Occident. Elle veut montrer qu’il s’agit d’une construction commune et d’un patrimoine commun : d’abord parce que l’Orient a profondément transformé et nourri la culture occidentale (elle analyse par exemple avec brio l’influence des Mille et une nuits sur La recherche du temps perdu) et que le Soi occidental ne s’est jamais aussi bien épanoui que dans cette rencontre avec l’Autre oriental, même lorsqu’elle n’est que seconde ou même troisième : « Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d’Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s’appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ses œuvres elles-mêmes indirectes. » Mais ensuite parce que ce « Tiers-Orient », ce rêve du rêve d’Orient, il est désormais à la disposition des Orientaux eux-mêmes, qui peuvent s’y reconnaître ou pas, en tout cas se l’approprier, y puiser et le transformer (cette idée est illustrée par le poétique cadeau d’anniversaire qu’offre un jour Franz à Sarah :
une sevdalinka, une chanson populaire bosniaque dont l’étrange création, que je te laisse découvrir, prouve à merveille cette idée d’une création commune).
La quête amoureuse de Franz, qui poursuit Sarah à travers tout le Moyen Orient, Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, puis Téhéran (avant qu’elle ne lui échappe encore plus loin mais, peut-être, pour mieux lui revenir), on voit bien qu’il s’agit d’une métaphore de cette poursuite d’un Orient fantasmé. Néanmoins, les deux personnages sont suffisamment attachants pour ne pas être de purs symboles ou de simples porte-paroles. On a les yeux de Franz pour la trop brillante et (presque) insaisissable Sarah. En comparaison, il paraît presque terne. Mais, en revanche, il a un tel humour, il porte un regard si mélancoliquement caustique sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, sur ses petits travers et ses grandes illusions, qu’on en vient à souhaiter naïvement qu’ils finissent par se (re)trouver.
Une deuxième piste, c’est la satire de ce petit monde des universitaires européens, spécialistes du Moyen-Orient. Il y a là une petite galerie de personnages secondaires assez croquignolets. De Bilger, l’archéologue allemand en quête des cités perdues du désert, qui ne connaît de la langue arabe que ce qu’il lui en faut pour diriger ses terrassiers syriens, au sociologue français Faugier, qui explore les bas-fonds de Turquie et d’Iran à la poursuite de son propre fantasme de sexe et de came. Chacun est emblématique d’un rapport de domination possible à l’Orient. Mais ce qu’il y a de fort, c’est qu’Enard donne à chacun de ces personnages ridicules une occasion de devenir profond et touchant : par exemple la confession de Morgan, le directeur du centre culturel de Téhéran, qui tombe amoureux fou de la belle Azra sur fond de révolution khomeiniste et qui est prêt à toutes les trahisons pour se débarrasser de son rival trop aimé et trop aimant, devient un passage bouleversant, l’un des quatre ou cinq où le récit prend son envol et se développe en une sorte de nouvelle autonome.
L’intérêt principal du roman, c’est à travers cette Maqâma de souvenirs que Franz se donne à lui-même, l’évocation de tous les musiciens, les écrivains, les aventuriers, principalement ceux du XIXe et des années 30, qui ont été fascinés par le Moyen Orient. Boussole est ainsi hanté par des dizaines de figures pitoyables et exaltantes, des plus connues, comme celle de Annemarie Schwarzenbach (l’un des modèles de Sarah), aux plus méconnues, comme Félicien David, le musicien de Désert : Boussole est ainsi le roman des mille et un romans du rêve d’Orient, car chacun de ces itinéraires singuliers pourrait fournir la matière d’un récit autonome. Je dis « pitoyables », parce qu’Enard nous fait très bien sentir que leur quête est impossible à atteindre, qu’ils sont à la recherche d’un pur fantasme. Mais « exaltantes » aussi, parce qu’il a choisi (et on lui en sait gré) de nous faire partager, moins le projet des conquérants et des colonisateurs, qui ont eu l’outrecuidance naïve de prétendre apporter la civilisation à l’Orient, que la quête spirituelle des rêveurs, des aventuriers de l’esprit, qui se sont livrés corps et âmes à leur rêve de l’Autre et qui ont cherché à l’atteindre dans la réalité. Des histoires de perdants, mais de perdants magnifiques.
Enfin, Enard, dont on sait qu’il enseigne l’arabe et parle le persan, peut, à travers l’itinéraire de ses deux personnages, nous faire saisir de l’intérieur ce qui n’est trop souvent pour nous que le spectacle incompréhensible des actualités télévisées. Il évoque la vie en Syrie, et, dans des pages peut-être encore plus fortes, celle en Iran (notamment à travers la voix du poète Parviz, qui fait résonner en lui les accents douloureux de son peuple mais qui est capable aussi, dans une belle définition de l’amitié, « d’écouter tout ce qu’on ne lui dit pas »). Enard n’hésite pas à commenter l’actualité la plus brûlante aujourd’hui, celle de Daech, ne manifestant aucune complaisance à l’égard des pitoyables égorgeurs qui mènent une guerre contre l’Islam. Mais il écrit que, si les djihadistes sont prêts à détruire les vestiges pré-islamiques, c’est aussi parce que les populations locales ne les perçoivent pas vraiment comme leurs : « nos glorieuses nations se sont approprié l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé, qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. ». Dans l’oasis de Palmyre, nous rappelle-t-il, le touriste qui visitait les ruines somptueuses d’une cité antique passait sans la voir à côté d’une des plus atroces prisons du régime Assad. Surtout, l’immense culture d’Enard lui permet de ne pas se limiter à cette vision d’actualité et de nous rendre accessible ce que nous connaissons trop peu : les cultures arabe et persane. Il y a ainsi des pages magnifiques sur la musique syrienne ou sur la poésie de Khayyam. J’admire cette érudition, parce qu’elle est toujours partagée, généreuse : en nous restituant la richesse des cultures orientales, elle nous donne à ressentir la fascination des artistes occidentaux qui les ont découvertes.
A la fin de cette lecture, on se prend à rêver du pendant de Boussole, le roman placé sous le signe de la boussole inverse qui indiquerait obstinément l’Ouest. On aimerait qu’un romancier d’Orient réponde à Enard et nous rende présent le « rêve d’Occident » qu’a peut-être développé l’Orient. N’y a-t-il pas un « occidentalisme », qui répondrait à « l’orientalisme », et qui serait lui aussi une création commune ? Peut-être découvririons-nous, dans ce propos du romancier oriental sur nous, une image plus cruelle et plus intense de ce que nous ne sommes pas mais que nous voudrions être ? Ou de ce que nous sommes mais que nous ne voudrions pas être ? Ou même de ce que nous sommes sans nous en douter ? Cette vision distanciée, en tout cas, décentrée, faut-il aller la chercher du côté de Sadegh Hedayat, l’auteur de La chouette aveugle que l’insaisissable Sarah mentionne au début et à la fin de son périple, de ce romancier iranien dont je n’avais jamais entendu parler mais sous le patronage angoissé duquel se place Franz l’insomniaque ? Hedayat, qui finit par se suicider à Paris pour échapper à la solitude, alors qu’il était, d’après ce que je lis, à la fois un amoureux de la littérature occidentale la plus contemporaine et un admirable connaisseur de la littérature persane la plus ancienne ? Hedayat, le frère spirituel de Pessoa, le petit homme aux bésicles de fonctionnaire besogneux, qui était aussi l’un des rares à tenir les deux mondes entre ses mains ? Peut-être faut-il aller la chercher du côté de Salman Rushdie, qui, il y a vingt cinq ans déjà, dans les Versets Sataniques, regardait l’Angleterre avec les yeux d’un conteur oriental et l’Inde avec les yeux d’un romancier réaliste ? Hedayat comme Rushdie, pour des raisons différentes, se sont livrés au jeu terriblement dangereux de la dialectique entre soi et l’autre. Dangereux pour l’auteur mais si profitable pour le lecteur, car l’on peut se servir du rêve de l’autre pour se dépasser soi. N’est-ce pas ce que l’amour nous apprend : si l’amour ne permet jamais vraiment d’atteindre l’autre, il offre une chance de s’accomplir soi, dans sa tension même. Boussole est ainsi un roman sur le désir de l’autre, ses impasses, ses illusions, oui, mais aussi son énergie et sa générosité. Voilà pourquoi, à une époque, qui, ici comme là-bas, est en train de verser de nouveau, avec une ignorance coupable, dans la vieille ornière facile du mépris de l’autre, c’est un roman très nécessaire. Sans dévoiler la fin, j’adore la façon dont Sarah définit à Franz son cosmopolitisme : «L’Europe n’est plus mon continent, je peux donc y retourner. Participer aux réseaux qui s’y croisent, l’explorer en étrangère. Y apporter quelque chose. Donner, à mon tour, et mettre en lumière le don de la diversité. » Quitter l’Europe (ne serait-ce qu’en pensée, en lecture) pour y mieux retourner : c’est le trajet urgent auquel nous invite Boussole.
Une réflexion sur « Boussole »
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