… tout va bien : le vendredi 19
juillet 2019, en marge de la finale de la CAN entre l’Algérie et le Sénégal, à
Lyon, une bande de néonazis a attaqué une famille algérienne, en les traitant
de « sales bougnoules »
Deux fait-divers lamentables, où le
football sert de prétexte au défoulement de la bêtise identitaire la plus
crasse.
Contrairement à ce qui commence à se dire
sur les réseaux sociaux, les médias français ne taisent ni l’une ni l’autre
affaire. En témoignent les deux articles du Monde trouvé sur le site du journal
ce lundi 21.
Doit-on noter la différence dans les
titres : le fait que l’adjectif « raciste » soit mentionné dans un
cas, et pas dans l’autre ? Pour le reste, il sera intéressant de voir quelle
va être l’issue des deux affaires : comment elles vont être traitées par la
justice, le pouvoir, les médias, les réseaux sociaux.
Avec le Bûcheron, nous avons regardé dimanche dernier France-Brésil à côté d’un vieil Américain que sa casquette et ses traits émaciés faisaient ressembler à Henry Miller. Il venait de débarquer de Californie pour les matches à élimination directe et s’était procuré des billets pour tous les tours suivants, afin d’assister à la compétition jusqu’à son inévitable dénouement : le quatrième triomphe de l’US Team.
Il n’avait pas l’air très impressionné par l’ambiance qui régnait dans le café, ni par le spectacle que lui proposaient les Bleues (on pouvait le comprendre). Même s’il nous a rappelé avec un sourire que la France avait été la seule à battre l’US Team cette année (évidemment, il s’agissait d’un match amical et le parfum de la compétition n’avait rien voir, surtout concernant l’US Team).
Comme ce fichu bar français paraissait ne pas avoir le wifi, il nous a demandé le chemin pour aller en voiture vers Reims assister le lendemain au triomphe de ses favorites sur l’Espagne et nous a donné rendez-vous pour les quarts de finale, qui serait sûrement un très beau match (même si l’on sentait que, dans son esprit, le résultat en était déjà joué).
Après son départ, Bûbûche m’a avoué qu’il avait dû résister à la tentation de l’envoyer sur l’autoroute de Rennes, plutôt que sur celle de Reims, histoire de lui compliquer un peu une Coupe du monde autrement beaucoup trop simple. La self-esteem de l’Us team, ce qu’on pourrait appeler la self-USteam, était apparemment aussi développée chez ses supporters que chez ses joueuse. C’était même, d’après le Bûcheron, notre principale chance de créer la surprise.
Demain soir, je déclare forfait ; je ne pourrai pas suivre le match avec mon pote pour cause de spritz amoureux. Mais, que ce soit la victoire de Valmie (oui, oui, au féminin) contre les tenantes du titre de noblesse ou la Bérézina face aux assauts irrésistibles des cosaques américaines, il m’a demandé d’avoir une pensée pour soutenir les Bleues dans leur tâche de Titanes.
Surtout qu’après la self US Team, il faudra encore se fader les Anglaises en demi-finale et les Allemandes en finale. Mais bon, conclut Bûbûche d’une voix bonhomme, il suffit d’y croire, et ne pas être trop sûres de soi !
Sur le terrain, des débuts très réussis : quatre buts, de la densité athlétique, des mouvements collectifs.
Et dans le café, des débuts assez réussis : (presque) autant de monde que pour la demi-finale Barça-Liverpool (mais sûrement moins que pour le Turquie-France masculin de ce soir). Un public plus féminin, des familles peinturlurées, qui ont gentiment fredonné la Marseillaise, mais aussi quelques autres duos d’amateurs masculins de foot.
Le Bûcheron qui est très intuitif m’a dit aux alentours de la vingtième cinq minutes : «Attention, c’est le moment du signe!
-Pardon?
-Si Wendy Renard marque de la tête sur corner, je t’annonce que les Françaises seront championnes du monde !
-Ah bon, c’est
comme ça que tu raisonnes, toi ?
-Oui. Regarde ! »
La géante a préféré remettre le ballon de la tête à sa camarade de la défense centrale, qui a marqué d’une superbe reprise de volée. Mais le but a finalement été refusé pour un hors-jeu d’une demi-chaussure. J’ai dit à Bûbûche : « Ah merde, elles ne seront pas championnes du monde alors? ».
Il a eu l’air dépité.
Quelques minutes après, comme pour s’excuser de son retard, Wendy Renard a marqué sur corner. Et une deuxième fois juste avant la mi-temps pour bien enfoncer le clou.
C’est toute la difficulté quand on est comme Bûcheron plongé dans le monde archaïque des signes : ils vous révèlent l’avenir mais ils sont quelquefois difficiles à interpréter.
Je lui ai dit qu’il ressemblait aux Grecs de l’Antiquité qui grimpaient la colline de Delphes pour interroger l’oracle d’Apollon Loxias : le dieu se débrouillait pour leur répondre de manière si énigmatique qu’il avait toujours raison même quand il avait tort.
A la mi-temps, j’ai fait lire au Bûcheron le bel article sur le foot féminin de Yamina Benhamed Daho dans Diacritik. Je lui ai évité de passer du temps sur les commentaires de l’Equipe, qui paraissent être le (dernier?) refuge des footix misogynes.
Avant notre départ, Grain-de-Moutarde, la fille cadette de Bûbûche nous avait déclaré qu’elle était « pour la plus stricte égalité entre les sexes également dans le domaine du sport ». « Par exemple, a-t-elle ajouté, moi, la coupe du monde de foot, je m’en bats les steaks autant pour les filles que pour les garçons ! ». Un point de vue qui ne manque pas de cohérence.
Elle a conclu : « Ca ne m’empêchera pas d’aller dans les cafés voir les demi-finales, pour le fun et pour boire de bonnes bières ! »
Le public français est-il prêt à s’enflammer pour les filles comme il s’est enflammé en juin dernier pour les garçons ? On sent que les media et le bizness sont sur les starting-blocks (même France Culture consacre une chronique, même Coca Cola y va de sa pub à l’arrière des bus). Cet évènement sportif peut prendre une dimension sociologique, à replacer dans la dynamique « Me Too » de l’égalité homme/femme.
Mais tout dépend de la réaction volatile du
public : pour les hommes aussi, il n’a commencé à se passionner qu’à l’occasion
du 8ième grandiose contre l’Argentine. Avant, les râleurs (dont moi)
l’emportaient largement. Il n’y a que cette bûche de Bûcheron qui y croyait
déjà.
Et la réaction du public dépend des
performances de l’équipe : si elles se plantent, le bel édifice
sociologique et commercial imaginaire s’écroule. « Ensemble pour écrire l’histoire »,
peut-être, mais, si elles ne trouvent pas les premiers mots, tout le monde va
rapidement se désintéresser du scénario.
Intéressant : le Bûcheron et moi,
nous avons décidé d’aller dans les mêmes cafés qu’en juin. Pour voir si ça prend
pareil ou pas.
Sur ce coup là, le Bûcheron reconnait qu’il a sacrément walké alone, totalement à côté de ses shoes. Jamais il n’aurait imaginé que ce Liverpool, brillant à l’aller mais inefficace, soit capable de marquer 4 buts au Barça sans en prendre un seul.
Et il s’ennuyait tellement, dans un « Bureau » désert, pendant le match retour entre Ajax et Tottenham qu’il a prié pour que les Spurs reviennent au score et que la dernière demi-heure bascule dans la folie. Ensuite, machine infernale : il savait avant que cela n’arrive que Tottenham allait planter le troisième but pendant les arrêts de jeu.
Quand on porte le nom du géant Ajax, on peut être malheureux mais jamais timoré !
Alors mon ami inconstant a gémi sur l’élimination de ses favoris et sur la chance à jamais enfuie de voir cette jeune équipe, dans un pied de nez magistral, remporter la Champions Ligue !
Pas très malin, ce Bûcheron ! Je me suis bien moqué de lui. Moi, quand je fais des pronostics je ne me trompe jamais. C’est pour ça que je prédis une victoire de Liverpool par 4-1 le 1er juin.
Le soir, Bûcheron va regarder Barça-Liverpool dans un pub du 15ième cher à son coeur, qui a changé d’enseigne sans lui demander l’autorisation : il s’appelle désormais « Au Boulot » mais il diffuse toujours les matches sur ses grands écrans.
Bûche s’installe au bar, à côté d’un autre quinquagénaire. Drôle de type : très mince, des yeux cernés de fumeur, il règle d’emblée trois pintes de bière, parce qu’il sait que telle sera sa consommation. Il analyse le match avec la même rigueur mais l’on sent qu’il prend un plaisir très narcissique à régaler les autres consommateurs de sa science du football. Bûbûche et lui sont tous les deux impressionnés par l’ambition du jeu de Liverpool, qui est capable de bousculer le Barça mais qui finit par perdre 3-0.
Le tacticien de comptoir annonce avec trente secondes d’avance où le ballon du coup franc de maître Léo va finir sa course : « Lucarne ».
« Ce petit Messi, constate avec fair-play
l’homme aux yeux cernés, est toujours le plus grand. Pour deux ou trois
ans encore. Et ensuite, que fera le Barça sans lui ? ».
Le Bûcheron et l’inconnu se donnent déjà rendez-vous pour la finale Ajax-Barça, où ils soutiendront l’énergie rafraîchissante de l’Ajax mais applaudiront sportivement à la victoire du Barça.
L’Ajax d’Amsterdam de cette année, ce pourrait être à quoi ressemblerait le football s’il n’était pas exclusivement dominé par l’argent : des équipes formées dans des clubs, ayant une forte identité de jeu, et fondées sur le talent collectif. Chaque année, il y aurait des surprises en Ligue des Champions et le vertueux Ajax aurait sans doute déjà plus de trophées dans sa vitrine que l’indécent Réal galactique.
Ce qui est amusant, c’est que, si la réforme de la Champions Ligue voulue par les puissances financières voyait le jour, ni l’Ajax, ni Tottenham, les deux surprenants demi-finalistes de cette année, ni la Roma, celui de l’année dernière, ne seraient en top division.
Ce tonitruant Ajax 2019 n’aura sans doute pas le temps de gagner trois coupes d’Europe à la file, ni peut-être même une (les gros clubs ont déjà commencé d’acheter ses joueurs avant même la fin de la saison).
Mais leur parcours de cette année est quand même réjouissant, surtout pour quelqu’un comme moi dont le premier souvenir de football est le 4-0 infligé par le mythique Ajax de Cruijff au Bayern de Beckenbauer, en 1973 et en noir et blanc (dans mon souvenir comme sur la petite télé de mes parents).
Intéressant d’écrire sur les aventures d’un amateur de foot portugais pendant l’année 2006 précisément en cet été 2016 où le Portugal vient de battre la France chez elle en finale de l’Euro. Salutaire exercice de décentrement, que je n’avais pas prévu mais qui vient à son heure.
Dans mes recherches, je tombe sur l’article « Portugal » de Vikidia, l’encyclopédie Wikipedia pour les jeunes dont j’ignorais l’existence. Il se termine par un paragraphe révélateur sur le football :
« Le Portugal possède une certaine notoriété chez certains sports, comme au football où Cristiano Ronaldo est le plus célèbre. Son équipe nationale (la Seleção portuguesa de futebol) ne détient cependant aucune victoire en Coupes du Monde, ni en Championnats d’Europe, ceci malgré la qualité des joueurs portugais au fil des générations. En effet, de grands joueurs (Eusébio, Cristiano Ronaldo, Luís Figo, Deco..) mènent toujours leur pays aux phases les plus proches d’un titre mondial ou continental, mais perdent toujours le match le plus important, notamment celui contre la Grèce en finale de l’Euro 2004. »
Vikidia signale que cet article a été élu « super article », bien qu’il me paraisse écrit avec le pied gauche par un amoureux du Portugal plutôt que de la langue française. Je le consulte le 20 juillet 2016, et, même si cela déchire le cœur des supporters français, ce paragraphe mérite d’être actualisé…
Quoi qu’il en soit, c’est la dernière proposition qui me paraît surtout révélatrice : «perdent toujours le match le plus important, notamment celui contre la Grèce en finale de l’Euro 2004. »
Et ceci pour deux raisons : d’abord elle me montre que la relation entre les deux équipes de France et de Portugal (le fait que la France ait été jusqu’à cette année la « bête noire » du Portugal), n’est pas, comme je le croyais, la plus importante aux yeux des Portugais (mais participe au contraire d’une vision franco-française). La défaite contre la Grèce lors de la compétition de 2004 organisée au Portugal a sans doute plus de poids dans l’imaginaire des supporters de la Seleçao : bref, pour eux, ce n’est pas nous qui sommes le centre. Peut-être la vraie revanche prise cette année concernait-elle moins les demi-finales de 1984, de 2000 ou de 2006, que la finale de 2004 : ils sont allés battre le pays hôte chez lui en finale comme ils avaient été battus chez eux.
Néanmoins, je me demande si, pour un enfant d’immigré, la confrontation avec l’équipe du pays d’accueil, le fait que son pays d’origine perde toujours (jusqu’à cette année), ne devait pas avoir un retentissement intérieur particulier. N’était-elle pas, plus ou moins inconsciemment, mise en relation avec le statut de pays moins développé du Portugal, de pays moins puissant, voire avec la condition de travailleurs immigrés des parents, et notamment du père ? Un peu la même problématique qu’avec les supporters originaires d’Algérie. Il me semble d’ailleurs me souvenir que la Marseillaise avait été sifflée aussi par les supporters d’origine portugaise lors d’un match au Parc.
Deuxième raison : l’expression « perdent toujours le match le plus important » exprime une sorte de complexe national (maintenant dépassé), que nous Français pouvons tout à fait comprendre, puisque (jusqu’en 1998) nous l’avons longtemps ressenti nous aussi. Notre équipe aussi a longtemps été brillante mais défaite dans le match important, notamment par l’Allemagne (c’est le fameux syndrome « Séville 1982 » dont nous ne nous sommes débarrassés que cette année). Ce thème du « complexe national », que je vois ici affleurer naïvement dans un article d’encyclopédie enfantine, est l’un des aspects les plus remarquables du sport moderne, et particulièrement du football. Ainsi, une équipe nationale est bien autre chose qu’une équipe de foot, elle constitue un symbole, un lieu où se condensent et se réactivent les projections concrètes d’un pays, l’image qu’il se fait de lui-même et celle qu’il a aux yeux des autres peuples. Cette image (d’ailleurs en grande partie constituée de clichés), met en jeu une sorte de fatalité tragique, de persistance curieuse de l’idée de destin (« mènent toujours leur pays aux phases les plus proches (…) mais perdent toujours ») ; néanmoins, elle est capable aussi d’évoluer, elle n’est pas figée, elle se transforme au fil des compétitions. Ce qui est intéressant, alors, pour un intellectuel, c’est de se demander en quoi une victoire ou une défaite au football est significative de l’état d’une nation, en quoi elle a du sens en dehors du football. Par exemple, en quoi la victoire de 2016 dit-elle enfin officiellement que le Portugal est sorti de son état de pays retardé, presque quarante deux ans après la révolution des Œillets, et ceci alors même que ce statut est remis en cause par les économistes libéraux qui noyautent l’Europe (le Portugal faisant partie à leurs yeux méprisants et méprisables des quatre « PIGS ») ?
Lorsque l’on est supporter, ces vérités, on ne les comprend pas, on les ressent, très intimement, à fleur d’enthousiasme ou de désespoir. Peut-être l’Euro et la Coupe du Monde constituent-elles les dernières occasions de disserter sur le devenir des nations pour la part de plus en plus importante de la population qui se détourne de la politique ? Il suffit de traîner dans les bars à l’occasion d’un grand match pour entendre les Tocqueville qui s’ignorent s’affronter aux Clausewitz spontanés. Et donc pour un romancier, il s’agit d’écouter avec finesse ce fracas intérieur, tragi-comique et dépassant largement le football, que suscite un grand match …