La principale source sur Phrynè

La principale source sur Phrynè, se trouve dans le « Banquet des Sophistes » (Deipnosophistes) d’Athénée, au livre XIII. Athénée écrit au début du IIIe s. ap. JC, soit plus de six siècles après la belle hétaïre, qui a donc eu largement le temps de devenir un personnage légendaire. Voici la traduction de ce passage (accompagné, pour le plaisir, du texte grec) :

Phrynê était de Thespies. Mise en accusation par Euthias, elle échappa à la peine de mort. Furieux, Euthias ne plaida plus jamais, à ce qu’affirme Hermippos. Comme Hypéride, l’avocat de Phrynê, n’obtenait aucun résultat par ses paroles, et que les jurés allaient vraisemblablement la condamner, il la plaça bien en vue, déchira sur elle sa tunique et dénuda sa poitrine. Improvisant une péroraison pathétique à partir du spectacle qu’elle offrait, il fit en sorte que les jurés éprouvent la crainte des dieux, et que, s’abandonnant à la pitié, ils ne mettent pas à mort une prêtresse attachée au temple d’Aphroditê. A la suite de son acquittement, on fit passer un décret pour interdire aux défenseurs ce genre de mouvement pathétiques et aux accusés de l’un ou l’autre sexe de s’exposer ainsi aux regards pendant leur procès.

Ἦν δ’ ἡ Φρύνη ἐκ Θεσπιῶν. Κρινομένη δὲ ὑπὸ Εὐθίου τὴν ἐπὶ θανάτῳ ἀπέφυγεν · Διόπερ ὀργισθεὶς ὁ Εὐθίας οὐκ ἔτι εἶπεν ἄλλην δίκην, ὥς φησι ῞Επρμιππος. ῾Ο δὲ ῾Υπερείδης συναγορεύων τῇ Φρύνῃ, ὡς οὐδὲν ἤνυε λέγων ἐπίδοξοί τε ἦσαν οἱ δικασταὶ καταψηφιούμενοι, παραγαγὼν αὐτὴν εἰς τοὐμφρανὲς καὶ περιρήξας τοὺς χιτωνίσκους γυμνά τε τὰ στέρνα ποιήσας τοὺς ἐπιλογικοὺς οἴκτους ἐκ τῆς ὄψεως αὐτῆς ἐπερρητόρευσεν δεισιδαιμονῆσαί τε ἐποίησεν τοὺς δικαστὰς τὴν ὑποφῆτιν καὶ ζάκορον ᾿Αφροδίτης ἐλέῳ χαρισαμένους μὴ ἀποκτεῖναι. Καὶ ἀφεσθείσης ἐγράφη μετὰ ταῦτα ψήφισμα, μηδένα οἰκτίζεσθαι τῶν λεγόντων ὑπέρ τινος μηδὲ βλεπόμενον τὸν κατηγορούμενον ἢ τὴν κατηγορουμένην κρίνεσθαι.

En réalité, Phrynê était surtout belle dans ce qu’elle ne montrait pas. C’est pourquoi il n’était pas facile de la voir nue. Car elle s’enveloppait dans une tunique qui ne laissait rien voir de sa peau et ne fréquentait pas les bains publics. Lors de la grande fête des déesses d’Eleusis et celle de Poséïdôn, sous les yeux de tous les Grecs assemblés, elle défit son vêtement et dénoua ses cheveux, avant d’entrer dans la mer. C’est à partir d’elle que Apellês peignit son « Aphroditê sortant des flots ». Et que Praxitélês le sculpteur, qui était son amant, créa « l’Aphroditê de Knide ».

Ἦν δὲ ὄντως μᾶλλον ἡ Φρύνη καλὴ ἐν τοῖς μὴ βλεπομένοις. Διόπερ οὐδὲ ῥᾳδίως ἦν αὐτὴν ἰδεῖν γυμνήν· ἐχέσαρκον γὰρ χιτώνιον ἠμπείχετο καὶ τοῖς δημοσίοις οὐκ ἐχρῆτο βαλανείοις. Τῇ δὲ τῶν ᾿Ελευσινίων πανηγύρει καὶ τῇ τῶν Ποσειδωνίων ἐν ὄψει τῶν Πανελλήνων πάντων ἀποθεμένη θοἰμάτιον καὶ λύσασα τὰς κόμας ἐνέβαινε θαλάττῃ· καὶ ἀπ’ αὐτῆς ᾿Απελλῆς τὴν ᾿Αναδυομένην ᾿Αφροδίτην ἀπεγράψατο. Καὶ Πραξιτέλης δὲ ὁ ἀγαλματοποιὸς ἐρῶν αὐτῆς τὴν Κνιδίαν ᾿Αφροδίτην ἀπ’ αὐτῆς ἐπλάσατο

Sur la base de l’Erôs, qui se trouve au pied de la scène du théâtre, il écrivit :

« Praxitèle a représenté cet Erôs à partir de ce qu’il a éprouvé

Il en a tiré le modèle de son propre cœur

A Phrynê il m’a donné comme salaire de moi-même ; pour lancer un sort

Je n’ai plus besoin de jeter une flèche mais seulement un regard prolongé. »

καὶ ἐν τῇ τοῦ ῎Ερωτος βάσει τῇ ὑπὸ τὴν σκηνὴν τοῦ θεάτρου ἐπέγραψε ·

Πραξιτέλης ὃν ἔπασχε διηκρίβωσεν ῎Ερωτα,

ἐξ ἰδίης ἕλκων ἀρχέτυπον κραδίης,

Φρύνῃ μισθὸν ἐμεῖο διδοὺς ἐμέ. Φίλτρα δὲ βάλλω

οὐκέτ’ ὀιστεύων, ἀλλ’ ἀτενιζόμενος.

Il lui donna à choisir parmi ses statues, soit qu’elle désirât prendre l’Erôs, soit qu’elle préférât le Satyre de la rue des Trépieds. Ayant choisi l’Erôs, elle l’offrit au temple de Thespies. L’entourage de Phrynê fit faire sa statue en or et la plaça à Delphes sur une colonne en marbre du Pentélique. C’est Praxitèle qui réalisa cette œuvre. La voyant, Kratès le cynique déclara qu’il s’agissait d’un monument élevé à l’intempérance des Grecs. Sa statue, qui fut placée entre celle du roi Archidamos de Sparte et celle de Philippe, fils d’Amyntas, porte cette inscription : « Phrynê de Thespies, fille d’Epiklès », comme le dit Alketas dans le deuxième livre des « Offrandes de Delphes ».

᾿Εκλογὴν δὲ αὐτῇ τῶν ἀγαλμάτων ἔδωκεν, εἴτε τὸν ῎Ερωτα θέλοι λαβεῖν εἴτε τὸν ἐπὶ Τριπόδων Σάτυρον. Ἣ δὲ ἑλομένη τὸν ῎Ερωτα ἀνέθηκεν αὐτὸν ἐν Θεσπιαῖς. Αὐτῆς δὲ τῆς Φρύνης οἱ περικτίονες ἀνδριάντα ποιήσαντες ἀνέθηκαν ἐν Δελφοῖς χρύσεον ἐπὶ κίονος Πεντελικοῦ · Κατεσκεύασε δ’ αὐτὸν Πραξιτέλης. Ὃν καὶ θεασάμενος Κράτης ὁ κυνικὸς ἔφη τῆς τῶν ῾Ελλήνων ἀκρασίας ἀνάθημα. Ἕστηκε δὲ καὶ ἡ εἰκὼν αὕτη μέση τῆς ᾿Αρχιδάμου τοῦ Λακεδαιμονίων βασιλέως καὶ τῆς Φιλίππου τοῦ ᾿Αμύντου, ἔχουσα ἐπιγραφὴν « Φρύνη ᾿Επικλέους Θεσπική », ὥς φησιν ᾿Αλκέτας ἐν β’ περὶ τῶν ἐν Δελφοῖς ᾿Αναθημάτων.

Apollodôre dans son ouvrage sur «Les Hétaïres » écrit qu’il y eut deux Phrynè, dont l’une était surnommée « Rire en larmes » et l’autre « Petite Sardine ». Hérodikos, dans le sixième livre de « Personnages de comédie », prétend que l’une était appelée chez les écrivains le « Crible » parce qu’elle passait au crible et dépouillait ceux qui allaient avec elle, et que l’autre était la Thespienne. Phrynê était extrêmement riche et elle s’engagea à reconstruire les remparts de Thèbes, à condition que les Thébains y placent suivante : « Alexandre les a abattus, Phrynê l’hétaïre les a relevés », comme le raconte Callistratos dans son ouvrage sur « Les Hétaïres ». Timoclès, l’auteur de comédie, parle aussi de sa richesse dans sa « Néaïria » (…) et Amphis dans sa « Coiffeuse ». Gryllion, qui était l’un des membres de l’Aréopage, vivait aux crochets de Phrynê, comme l’acteur Satyros d’Olynthe à ceux de Pamphila. Aristogiton, dans son « Contre Phrynè », affirme que son véritable nom était Mnèsarétè. (…)

60. ᾿Απολλόδωρος δ’ ἐν τῷ περὶ ῾Εταιρῶν δύο ἀναγράφει Φρύνας γεγονέναι, ὧν τὴν μὲν ἐπικαλεῖσθαι Κλαυσιγέλωτα, τὴν δὲ Σαπέρδιον. ῾Ηρόδικος δὲ ἐν ἕκτῳ Κωμῳδουμένων τὴν μὲν παρὰ τοῖς ῥήτορσί φησιν ὀνομαζομένην Σηστὸν καλεῖσθαι διὰ τὸ ἀποσήθειν καὶ ἀποδύειν τοὺς συνόντας αὐτῇ, τὴν δὲ Θεσπικήν. ᾿Επλούτει δὲ σφόδρα ἡ Φρύνη καὶ ὑπισχνεῖτο τειχιεῖν τὰς Θήβας, ἐὰν ἐπιγράψωσιν Θηβαῖοι ὅτι « ᾿Αλέξανδρος μὲν κατέσκαψεν, ἀνέστησεν δὲ Φρύνη ἡ ἑταίρα », ὡς ἱστορεῖ Καλλίστρατος ἐν τῷ περὶ ῾Εταιρῶν. Εἴρηκεν δὲ περὶ τοῦ πλούτου αὐτῆς Τιμοκλῆς ὁ κωμικὸς ἐν Νεαίριᾳ (…)  καὶ ῎Αμφις ἐν Κουρίδι. Παρεσίτει δὲ τῇ Φρύνῃ Γρυλλίων εἷς ὢν τῶν ᾿Αρεοπαγιτῶν, ὡς καὶ Σάτυρος ὁ ᾿Ολύνθιος ὑποκριτὴς Παμφίλῃ. ᾿Αριστογείτων δὲ ἐν τῷ κατὰ Φρύνης τὸ κύριόν φησιν αὐτῆς εἶναι ὄνομα Μνησαρέτην. (…)

L’auteur comique Posidippos affirme à son propos dans « L’Ephésienne » :

« Phrynê alors était de loin la plus illustre

Des hétaïres. Si tu es trop jeune

Pour ce temps-là, tu as sûrement entendu parler de son procès.

Considérée comme une très grave nuisance pour la vie des gens

Elle risquait sa tête devant le tribunal de l’Héliée

Alors elle prit chacun des juges par la main pour le supplier

Et, à force de larmes, elle finit par sauver sa peau.

Ποσείδιππος δ’ ὁ κωμικὸς ἐν ᾿Εφεσίᾳ τάδε φησὶν περὶ αὐτῆς ·

Φρύνη ποθ’ ἡμῶν γέγονεν ἐπιφανεστάτη

πολὺ τῶν ἑταιρῶν. Καὶ γὰρ εἰ νεωτέρα

τῶν τότε χρόνων εἶ, τόν γ’ ἀγῶν’ ἀκήκοας.

Βλάπτειν δοκοῦσα τοὺς βίους μείζους βλάβας

τὴν ἡλιαίαν εἷλε περὶ τοῦ σώματος…

καὶ τῶν δικαστῶν καθ’ ἕνα δεξιουμένη

μετὰ δακρύων διέσωσε τὴν ψυχὴν μόλις.

Tout peut changer

Profitant de cette période de vacance et de disponibilité, j’ai entamé la lecture de l’essai de Naomi Klein Tout peut changer. Lecture extrêmement stimulante parce qu’elle fait du réchauffement climatique (et des catastrophes qu’il annonce) la meilleure chance dont nous disposons de rompre avec un système économique, le capitalisme dans sa version néo-libérale, qui est en train de bousiller non seulement les sociétés humaines mais la terre elle-même.

N. Klein rappelle, dès l’introduction, l’urgence de ce changement : certains scientifiques affirment que, si nous voulons rester dans la limite d’un réchauffement à 2° (qui va déjà provoquer pas mal de bouleversements), il faut réduire significativement les émissions de GES d’ici à 2017. La « fenêtre » est donc en train de se refermer sous nos yeux. Au delà, il faudra envisager d’autres scénarios : réchauffement de 4° ou même de 6° (quelles catastrophes pourraient-ils amener?).

D’autant plus intéressant pour nous, Français, que la 21ième conférence sur le climat doit avoir lieu fin 2015 à Paris. On peut craindre que la prolifération de  de grands discours y vienne, comme d’habitude, cacher l’absence de décisions véritablement contraignantes.

Les années qui viennent sont décisives, pour notre génération et surtout pour les suivantes. C’est aujourd’hui que demain et après demain se dessinent.

Et moi, je me demande : quelle peut être la réponse d’un romancier? Comment imaginer ce qui devrait se produire, ce qui pourrait se produire, ce que nous allons laisser se produire? Comment répondre à ce slogan-défi : « Tout peut changer » (en anglais : « This changes everything »)?

Après avoir imaginé le passé, imaginer le futur? Et, parallèlement, raconter le présent (son impossibilité à changer)?

Lettre à une jeune lectrice

Ce texte, écrit en 2008, est une réponse à la lettre d’une jeune lectrice de La boîte à orages, que m’avait transmise le Festival du Premier Roman de Chambéry. Entre autres bonnes idées, les organisateurs avaient eu celle de faire dialoguer par écrit les auteurs invités et les élèves d’une classe de lycée. En relisant ma réponse sept ans après, je me rends compte qu’elle définit des voies romanesques qui sont encore les miennes aujourd’hui.

« Chère lectrice

J’ai été très touché et très intéressé par votre lettre. Vous me dites que vous êtes une élève de seconde ; de mon côté, comme vous pouvez vous en douter à la lecture de mon livre, je suis professeur (de français, et non d’histoire comme Ulysse, le narrateur) et j’enseigne maintenant dans un lycée de la région parisienne à des garçons et des filles qui doivent peut-être un peu vous ressembler.

J’ai trouvé que vous aviez une vision fine et sensible des personnages de « La Boîte à Orages », notamment ceux d’adolescents. Il m’importe beaucoup de savoir qu’ils peuvent intéresser des gens de votre âge. En effet, je les ai créés à partir de personnes réelles que j’ai croisées mais que j’ai ensuite imaginées de l’intérieur pour pouvoir mieux les comprendre. Etant un adulte, un homme, un prof, un « blanc », je n’ai aucune légitimité pour faire parler directement une petite Tunisienne comme Jihane, ou une jeune Antillaise comme Félicité (ainsi que l’a fait, par exemple, Abdellatif Kechiche dans « L’Esquive », un beau film que vous avez peut-être vu) ; c’est pourquoi, dans la construction du roman, chacun de leurs portraits est une histoire que se racontent Ulysse et Elise sans être tout à fait sûrs d’atteindre à la vérité. Ce sont des adolescents rêvés par des adultes, sur lesquels vous vous êtes à votre tour interrogée, prolongeant en quelque sorte le jeu littéraire inventé par mes deux personnages de professeurs-rêveurs, et rentrant à votre tour dans « la boîte à orages ». Ne pensez-vous pas, comme moi, que c’est la fonction même de la littérature, et tout particulièrement du roman, que de plonger vers le point de vue de l’autre (je dis « plonger vers » plutôt que « plonger dans » parce que nous ne sommes jamais certains d’avoir touché cette autre vérité à laquelle nous aspirons) ?

J’ai commencé à écrire ce livre au moment même où, en tant que prof, je quittais le niveau du collège pour aller vers le lycée. J’avais passé cinq ans à bourlinguer de « bahut » en « bahut », j’avais vu beaucoup de choses, croisé beaucoup de gens, mais n’avais jamais pris le temps de fixer mes idées sur cette expérience. Mon projet initial était, d’ailleurs, non pas d’écrire un roman classique mais un livre beaucoup plus intelligent, une sorte de chronique déstructurée, pleine de réflexions sur l’éducation nationale, de notations concrètes, et de silhouettes de profs ou d’élèves. Je me suis rapidement rendu compte que mes propos philosophiques sur l’école étaient tellement profonds qu’ils me faisaient tomber moi-même dans un trou noir d’ennui sans fond, alors que ce qui me passionnait était de dessiner de façon de plus en plus précise les silhouettes, de les voir se transformer en personnages et de laisser leur histoire se créer sous mes yeux.

Jihane

Je suis content que vous m’ayez parlé de ce personnage, que j’aime beaucoup et qui est le premier dont j’ai écrit le récit. Pour le créer, je me suis inspiré de trois personnes réelles. Une élève croisée dans un premier collège, qui m’a donné son prénom, ses longs cheveux et la « première image » (un peu transformée) de la roulade refaite en secret dans le gymnase. Une deuxième élève rencontrée quelques années plus tard dans un collège tout à fait différent, et qui, déléguée d’une classe dont j’étais professeur principal, s’était confiée à moi parce qu’elle se posait les mêmes questions que Jihane à propos d’une histoire écœurante mettant en cause des garçons et des filles de l’établissement : avait-elle le droit de « balancer » (pour reprendre le mot dont elle se servait) ou pas ? J’avais été touché à l’époque de constater que, bien que le prétexte fût très sordidement réaliste, cette jeune fille d’aujourd’hui vivait son tourment moral avec l’intensité de ces héroïnes de tragédie classique que vous étudiez peut-être en cours de français. Enfin une troisième élève, aperçue plus récemment, dont l’excellence scolaire et la réserve presque farouche m’avaient frappé. Pourquoi ces trois personnes se sont-elles réunies pour devenir Jihane ? J’imagine que c’est à cause de leur commune fierté, de leur orgueil, qui m’a intrigué, amusé ou ému.

La scène qui vous a frappée, celle du viol de Jihane par Salim, je dois vous dire que je n’avais pas du tout prévu au départ de l’écrire. Elle s’est imposée à moi, et m’a presque révolté, car Jihane est un personnage à qui je n’avais pas envie que du mal arrive ! J’ai d’ailleurs essayé de moins décrire le moment lui-même que ce qui le précède et ce qui le suit. Il constitue, bien sûr, pour Jihane une humiliation extrême, mais qui ne l’abattra pas, dont elle fera l’occasion de donner une nouvelle dimension à sa révolte (d’après votre lettre, je vois que vous l’avez bien senti). Pour Salim, je crois comme vous que c’est un moment de transgression, où il accomplit à ses propres yeux l’irréparable. Peut-être est-ce l’une des raisons qui le pousseront à la fin de l’histoire à aller délibérément à la rencontre de son destin ?

Pourquoi se comporte-t-il avec cette brutalité? En fait, volontairement, je n’ai pas cherché à approfondir les motivations de Salim, ni à le rendre cohérent. Son moteur, ce sont justement ses pulsions contradictoires, qui le poussent à agir bien et en même temps à tout détruire. Vous avez peut-être remarqué que Salim n’a pas d’histoire qui lui soit consacrée en propre, mais qu’il apparaît dans chacune des autres comme le tentateur qui va pousser le personnage principal (Jihane, Mathieu, Félicité, Elise, peut-être aussi Ulysse et Rachel Rosenbaum) dans ses derniers retranchements, pour le placer face à lui-même, face à ses faiblesses et à son orgueil. Si je risquais une formule, dont j’espère qu’elle n’est pas incompréhensible, je dirais que sa seule cohérence, c’est l’incohérence. Mais n’avons-nous pas tous au fond de nous, plus ou moins bien cachée, une telle tendance ?

Sur l’ambiguïté des relations entre Jihane et Salim : chacun des deux est attiré par l’autre, et en même temps, le redoute et le méprise. Ceci ne se produit-il pas quelquefois, non seulement dans les livres mais aussi dans nos vies ?

Salim

Vous avez été frappée par les relations qu’il entretient avec Elise, par le jeu dangereux qui s’instaure entre eux. Vous écrivez : « Ce n’est pas tous les jours que l’on voit un professeur et un élève avoir des contacts extra-scolaires et devenir si proches ». Et heureusement, n’est-ce pas ? Car ce n’est évidemment ni le rôle d’un professeur ni celui d’un élève que de s’approcher si près l’un de l’autre. Ils ne sont pas «à la bonne distance », notamment Elise, qui, d’ailleurs, n’est pas présentée comme un modèle, et notamment pas par Ulysse, mais comme une femme complexe, avec ses failles. Serez-vous d’accord avec moi pour dire que la fonction d’un roman n’est justement pas de fournir des modèles, des personnalités et des comportements idéaux, mais d’explorer des zones troubles ? L’attirance qui peut exister entre un professeur adulte et un élève adolescent en est une : la valoriser ne serait pas respectable, mais la nier, la passer sous silence dans un roman sur « la boîte à orages » qu’est un établissement scolaire serait hypocrite. Chacun des deux personnages aura d’ailleurs à payer au prix fort cette transgression, qui causera beaucoup de dégâts autour d’eux.

Vous avez une vision contrastée et fine du personnage de Salim. En tant que lectrice et qu’adolescente, vous avez été touchée par ce que vous appelez justement son « mal être ». Moi, en tant qu’adulte et que professeur, je suis également sensible à l’abandon dans lequel on le laisse. Voilà l’une des choses qui me désole le plus dans l’éducation nationale d’aujourd’hui : on envisage à longueur de débats télévisés les moyens les plus radicaux de restaurer l’autorité et d’éradiquer la violence ; l’un de ceux-ci ne consisterait-il pas tout simplement à s’occuper avec rigueur mais respect, à s’occuper personnellement de ceux qui en ont besoin, et ceci dès l’école primaire, et ceci même si cela coûte de l’argent ? On dit qu’il est urgent de construire de nouvelles maisons de redressement, mais ne l’est-il pas tout autant d’investir en moyens humains pour ceux des élèves dont on s’aperçoit très vite que, pour des raisons diverses, sociales, psychologiques, affectives, ils ne peuvent pas s’en tirer seuls ?

Je réponds maintenant aux questions que vous me posez sur les points qui vous ont paru obscurs :

1)pourquoi dans la dernière partie intitulée « Félicité », ai-je parlé autant de madame Rosenbaum que de Félicité ?

Je ne sais pas trop quoi vous répondre : ce récit est le dernier que j’ai écrit, il est venu très vite, très facilement, je ne me suis pas posé beaucoup de questions. Peut-être Félicité est-il un personnage moins introverti que les autres, qui existe plus à travers le contact humain ? Elle se trouve alors dans le cours de l’histoire entrer en contact avec la personne la plus différente a priori, cette madame Rosenbaum qui est si éloignée d’elle par la fonction, l’âge, la culture, le rapport au corps, et qui, peu à peu, alors que je ne la voyais auparavant que comme une silhouette secondaire, s’est étoffée au point de devenir le deuxième personnage principal de cette histoire. Ce qui m’intéressait était de voir si une relation pouvait malgré ces différences s’établir entre ces deux femmes, l’une se trouvant au début de sa vie, l’autre à la fin. Leur relation est très improbable, c’est pourquoi j’ai aimé l’écrire, elles ne se comprennent que par miracle, et jamais complètement d’ailleurs.

2)pourquoi raconter l’enterrement de madame Rosenbaum dès le récit sur « Jihane » et la retrouver vivante dans le récit sur « Félicité » ?

Comme vous l’avez sûrement remarqué, le roman ne suit délibérément pas une chronologie linéaire : chacun des récits consacrés à Jihane, Mathieu et Félicité est un parcours singulier à travers l’année scolaire entière, tandis que celui consacré à Elise et Ulysse est divisé en plusieurs blocs qui font le lien et permettent de comprendre peu à peu qui écrit l’histoire et pourquoi. C’est une construction un peu « éclatée » mais elle permet de rentrer dans la conscience de chacun des personnages (telle que l’imagine Ulysse) et dans sa conception du temps (ce ne sont pas forcément les mêmes moments de l’année qui sont importants pour chacun d’entre eux). L’un des éditeurs à qui j’avais envoyé le manuscrit l’a d’ailleurs refusé pour cette raison, trouvant que la construction était trop complexe. Mais elle est l’un des éléments qui portent le sens du livre. Dans l’une des étapes de l’écriture, j’avais essayé de retrouver un fil plus linéaire, en suivant le déroulement de l’année et en passant d’un personnage à l’autre. Mais cela ne fonctionnait pas : on n’avait pas le temps de plonger dans la pensée d’un personnage, on papillonnait de l’un à l’autre ; au lieu de simplifier les choses, cela les compliquait.

Certains épisodes comme l’enterrement de madame Rosebaum ou la sortie au théâtre seront donc racontés à plusieurs reprises, mais à chaque fois d’un point de vue différent. On apprend brutalement la mort de madame Rosenbaum dans la première partie, alors qu’elle n’est encore qu’un personnage très secondaire, et on la retrouve vivante dans la dernière partie, où elle devient véritablement un personnage important. Cela peut dérouter, effectivement, mais cela peut rendre aussi ce personnage plus poignant, puisque l’on découvre sa vie intérieure alors qu’on sait qu’elle est déjà morte. Peut-être vous est-il déjà arrivé la même chose qu’à moi, de ne découvrir à quel point une personne était intéressante qu’après avoir appris la nouvelle de sa mort ?

3)Pourquoi dans les lignes en italiques affirme-t-on que plusieurs des personnages sont les derniers à avoir vu Salim vivant ?

Autant j’étais sûr de moi dans la réponse précédente, autant je suis hésitant sur ce point. Ces brefs passages en italiques qui sont placés juste avant le début de chacun des récits avaient pour fonction de rappeler au lecteur la mort de Salim et de l’intriguer, en lui annonçant que le nouveau personnage dont on allait parler possédait lui aussi en secret une bonne raison de tuer Salim. Si je vous avoue qu’il s’agissait d’une tentative pour maintenir le suspense, vous penserez sûrement que je ne suis pas très doué pour le roman policier !

Dans mon idée, ces passages en italiques appartenaient à la pensée de Salim au moment où il était en train de mourir, comme si le souvenir de chacun de ces personnages qu’il avait fait souffrir dans la vie réelle venait successivement se pencher au dessus de lui dans son agonie. C’est pourquoi, à la dernière page, « Salim les voit tous réunis autour de son cadavre ».

Voilà comme je m’expliquais les choses. De façon un peu tarabiscotée ? Oui, je crois que vous avez raison.

4)« Le revolver est posé sur la table de chevet. Sur ton oreiller à côté de ta tempe ouverte. D’où se répand sur tes draps un incessant filet de rêve rouge, dans lequel tu baignes jusqu’à ton réveil. »

C’est la deuxième des solutions que vous proposez qui est la bonne : Elise ne s’est pas tiré une balle dans la tête, il faut prendre cette formule comme une métaphore, qui exprime l’inquiétude d’Ulysse, sentant qu’Elise lui échappe. Mais, comme vous l’avez soupçonné, dans la première version que j’avais écrite, elle se suicidait. J’ai changé parce que j’avais envie que la fin soit plus ouverte, et que ce ne soit pas la mort qui gagne.

A la fin de votre lettre, vous évoquez celle du livre, qui vous a touchée. Je transmettrai vos remarques à mon éditrice (la personne qui m’a aidé à l’améliorer). Mon défaut étant d’en écrire trop, elle a dû batailler pour que j’accepte de réduire la taille du texte (au départ il faisait au moins cent pages de plus) et m’a notamment beaucoup fait travailler sur cette fin pour la rendre plus condensée, plus elliptique, et plus forte. Il est important (même si ce n’est pas toujours agréable évidemment) d’avoir quelqu’un qui jette sur ce que vous écrivez un regard bienveillant mais sans concession : c’est l’une des vérités que je professe avec beaucoup d’aisance devant mes élèves mais que j’ai apprises plus difficilement en tant qu’apprenti romancier…

Je suis en train d’écrire une deuxième histoire (qui ne se passera pas dans un collège !) mais, étant très lent, j’ai bien peur que vous ne puissiez la lire, un jour, peut-être, que bien longtemps après avoir eu votre bac, et même avoir fini brillamment vos études !

D’ici là, je vous envoie à mon tour, chère lectrice, mes respectueuses salutations. »

La légende de Phrynê

Phrynè a vraiment existé. Elle vivait au IVe siècle avant J.-C. et fut l’une des hétaïres les plus célèbres de l’Antiquité. Elle fascina encore bien des peintres et des poètes de notre XIXe siècle qui virent en elle la putain triomphante ou exposée passivement aux regards, l’une des deux figures essentielles de ce qu’ils considéraient comme la féminité. Gérôme, Pradier, Baudelaire. Antique cocotte. Préfiguration de Nana. Un corps. De la chair. Aujourd’hui que l’on se détourne de la culture antique, cette femme légendaire est un peu tombée dans l’oubli. Tant mieux peut-être. Elle peut en ressortir, débarrassée des rêveries usées qu’ont plaquées sur elle les générations d’hommes qui nous ont précédés, neuve et nue, comme Aphrodite sortant des eaux. Prête à susciter notre propre désir et à interroger notre propre regard.
Je l’ai rencontrée pour la première fois en allant me promener au Louvre. J’ai été frappé par la grâce de son visage, en admirant une copie de Praxitèle que l’on connaît sous l’appellation de “Tête Kaufmann” (du nom du collectionneur qui la posséda). J’ai appris que Phrynè avait été la maîtresse de ce célèbre sculpteur et qu’il la fit poser pour créer le premier type de femme nue dans la sculpture grecque.
La plupart des anecdotes que l’on raconte sur elle sont compilées dans un passage des Deipnosophistes, les Sophistes au banquet, d’Athénée. Le Pseudo-Plutarque précise dans sa “Vie d’Hypéride” que Phrynè fut accusée d’impiété et Harpocrate que le dieu qu’elle servait dans un thiase particulier s’appelait Isodaitès. Ces sources antiques sont tardives : Athénée, par exemple, écrit six siècles après Phrynè. C’est pourquoi les érudits modernes s’accordent à penser que la plupart des anecdotes transmises par la tradition sur sa vie sont totalement inventées, et notamment la plus fameuse, celle d’Hypéride dévoilant le buste de Phrynè devant le tribunal de l’Aréopage, que peignit Gérôme.

Gérôme "Phrynè dévoilée devant l'Aréopage"

 

En continuant mes recherches, j’ai appris encore deux choses sur cette belle scandaleuse :
Son nom de guerre, Phrynè, voulait dire en grec “Crapaud” : il lui avait été donné vraisemblablement à cause de la couleur bistre de sa peau.
Sa ville, Thespies, avait été détruite par les Thébains au moment de la bataille de Leuctres (371 av. J.-C.). Je me suis dit que cela donnait un étrange relief à certaines des anecdotes transmises incidemment par Athénée : sa carrière à Athènes, le don de l’Éros de Praxitèle à sa cité d’origine, l’inscription qu’elle prétendait faire graver sur les remparts reconstruits de Thèbes, celle qu’elle avait fait placer sur sa statue de Delphes…
Alors j’ai commencé à rêver.

Interview à propos de « La première femme nue » sur le site d’Actes Sud

Là, c’est Gustave Boubert en train de déblatérer sur son roman dans les bureaux d’Actes Sud. Sur son roman, ou plutôt sur la Grèce, parce que cette vidéo doit faire partie d’une opération promotionnelle de « Voyages-sncf » consacrée à ce pays. D’où des questions qui lui ont donné parfois l’impression d’être transformé en guide touristique mais c’était plutôt rigolo à faire. Il a eu quelques minutes pour préparer ses réponses et, à mon avis, il regarde un peu trop souvent ses notes. En plus, comme le caméraman cherche à varier les angles, Gus ne sait pas toujours où poser les yeux. Amateur. Bon, à un ou deux moments quand même, il parvient à s’échauffer un peu. Finalement, il doit peut-être ressembler à ça quand il fait cours?