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AU CAFE DU TRAGIQUE (III)

Une ou deux minutes plus tard entre un groupe de cinq ou six bourgeois quinquagénaires. Ils s’assoient juste en face du professeur, commandent, se mettent à parler très fort. Ils discutent d’une histoire confuse d’immeuble déclaré insalubre, dont ils ont l’air d’être les copropriétaires en conflit avec la municipalité. « Je suis maudit, se le professeur, j’ai trouvé le moyen d’aller m’installer dans l’unique café de cette ville où il est totalement impossible de corriger. ». La conversation devient rapidement plus personnelle. Ils ont l’air de faire plus ample connaissance, comme s’ils se rencontraient vraiment pour la première fois, après avoir assisté ensemble à une réunion publique.

Soudain, un des hommes, qui n’a presque rien dit jusque-là, prend la parole. Pourquoi Normal tend-il soudain l’oreille ? Pour la première fois depuis le début de l’après-midi, ce n’est pas une conversation qui s’impose de force à lui mais une qu’il fait l’effort d’écouter, d’abord par bribes, puis en restant de moins en moins discret. L’autre, qui a sans doute le même âge que lui, parle d’une voix sourde. Une de ces voix vers lesquelles on tend spontanément l’oreille, face auxquelles on fait spontanément silence, même quand on ne comprend pas exactement ce qu’elles disent, parce qu’on ne les emploie que pour confier à ceux qui nous entourent des choses décisives. Effectivement ce que ce type se met à raconter dans ce café sidère Normal.

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AU CAFE DU TRAGIQUE (II)

A peine une minute plus tard, un vieux bonhomme, assis à quelques tables de Normal, se met à passer un coup de téléphone.

Cet emmerdeur répète toutes ses phrases, comme si sa correspondante ne l’entendait pas, ou ne voulait pas l’entendre, à voix si haute que Normal n’a aucun moyen d’échapper à son monologue : « Oui, allô, ma chérie, oui, ma puce (peut-être est-il content de pouvoir annoncer à l’ensemble du café qu’il appelle quelqu’un « ma chérie, ma puce » ?), tu es dans le train ? Alors, voilà, je me disais que, la dernière fois, on était allé au théâtre, alors, cette fois, on pourrait aller au, comment ça s’appelle, déjà, au, oui (le type paraît hésiter à lancer le mot, comme s’il n’était pas sûr lui-même de l’effet qu’il allait produire sur son interlocutrice invisible, et Normal ne peut s’empêcher de risquer quelques hypothèses, « au cinéma » ou « au restaurant », non, ça ne provoquerait pas tant d’hésitation, alors « au cirque », ou carrément, vieux coquin, « à l’hôtel » ?).

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AU CAFE DU TRAGIQUE (I)

Mardi 10 décembre 19

Le matin, le professeur Normal passe souvent en voiture devant cette brasserie, située sur une place désuète de Clamart qui l’attire spontanément mais où il n’a jamais d’ordinaire le temps de s’arrêter. Alors, cet après-midi de décembre, illuminé entre deux averses par un étrange soleil presque printanier, il décide soudain, sur une impulsion, d’y aller corriger.

Il a sur les bras un paquet de copies de 2nde, un contrôle sur l’histoire de la tragédie que ses élèves ont lamentablement foiré. Pas été foutu de leur faire saisir cette idée du tragique. Peut-être ne correspond-elle pas à leur génération ? Il croit se souvenir qu’un critique a proposé cette idée de notre époque contemporaine incapable de saisir l’essence du tragique. Mais impossible de se rappeler le titre de l’essai.

Il essaye de se concentrer.

C’est difficile. Il est entouré de gens qui osent parler à voix haute et vivre leurs vies, au lieu de se contenter d’être les silhouettes silencieuses qu’il réclame. Leurs bavardages l’éloignent du tragique, le ramenant au réel le plus contemporain et le plus trivial.

C’est d’abord cette vieille dame.

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