Une ou deux minutes plus tard entre un groupe de cinq ou six bourgeois quinquagénaires. Ils s’assoient juste en face du professeur, commandent, se mettent à parler très fort. Ils discutent d’une histoire confuse d’immeuble déclaré insalubre, dont ils ont l’air d’être les copropriétaires en conflit avec la municipalité. « Je suis maudit, se le professeur, j’ai trouvé le moyen d’aller m’installer dans l’unique café de cette ville où il est totalement impossible de corriger. ». La conversation devient rapidement plus personnelle. Ils ont l’air de faire plus ample connaissance, comme s’ils se rencontraient vraiment pour la première fois, après avoir assisté ensemble à une réunion publique.
Soudain, un des hommes, qui n’a presque rien dit jusque-là, prend la parole. Pourquoi Normal tend-il soudain l’oreille ? Pour la première fois depuis le début de l’après-midi, ce n’est pas une conversation qui s’impose de force à lui mais une qu’il fait l’effort d’écouter, d’abord par bribes, puis en restant de moins en moins discret. L’autre, qui a sans doute le même âge que lui, parle d’une voix sourde. Une de ces voix vers lesquelles on tend spontanément l’oreille, face auxquelles on fait spontanément silence, même quand on ne comprend pas exactement ce qu’elles disent, parce qu’on ne les emploie que pour confier à ceux qui nous entourent des choses décisives. Effectivement ce que ce type se met à raconter dans ce café sidère Normal.
« …. il était en vacances, avec sa femme et sa petite fille d’un an, ils allaient l’été depuis quelques années au-dessus de Chambéry. Ils étaient arrivés le samedi soir. Le dimanche matin, mon frangin est parti faire une promenade, même pas de la haute montagne, un simple sentier, avec la petite sur son dos. Il voulait l’emmener à la chocolaterie qui se trouvait au village le plus proche. Le sentier, qu’il avait déjà emprunté quelquefois les années précédentes, descendait dans un bois, traversait une rivière et puis remontait de l’autre côté. Il y en avait pour une heure à tout casser aller-retour. Ils sont partis en courant et en riant. A midi, sa femme, ne les voyant pas de retour, et, étant donné qu’il ne répondait pas sur son portable, a décidé d’aller les chercher à la chocolaterie. De là, elle a prévenu les gendarmes. Elle a vu tout le ballet des hélicoptères dans la vallée. On les a retrouvés dix heures plus tard. Ils avaient fait une chute de quarante mètres d’une falaise et ils étaient tombés dans la rivière. Ils avaient été déportés de quelques centaines de mètres.
Les gendarmes (là, il y a de nouveau une inflexion dans la voix, un tremblement qui dit que l’homme va se mettre à parler de lui-même, et Normal, absolument pétrifié, ne fait même plus semblant de garder les yeux fixés sur ses copies), les gendarmes ont pu refaire tout le parcours de mon frère, parce qu’il avait une montre connectée. Ils m’ont montré. A plusieurs reprises. Jusqu’à ce que je comprenne. Ils ont vu que j’avais besoin de comprendre. Que c’était ma façon de l’accompagner. On le voit entrer dans le bois, se tromper de trois cents mètres par rapport au sentier, chercher, faire des allers-retours pendant vingt minutes, ressortir même carrément du bois, avant d’y re-rentrer au même endroit, tellement il était sûr que c’était là. On avait son rythme cardiaque sur les données, ses battements de cœur. Il court tranquillement à 120/130. Et puis, d’un seul coup, ça monte en pic à plus de 200. C’est au moment de la chute. Et ça s’arrête brusquement, à l’aplomb de l’endroit où il est tombé, ce qu’on sait grâce au GPS. Il est mort sur le coup, on peut en être sûr à cause des infos données par la montre connectée, m’a dit le gendarme. La petite n’avait presque rien, juste une petite marque à la tête, mais c’est la secousse qui l’a tuée net.
De savoir qu’ils étaient morts sur le coup, qu’ils n’ont pas agonisé pendant des heures, ni été noyés dans la rivière, ça m’a soulagé. Ca ne m’a pas rendu l’acceptation plus facile mais ça m’a soulagé quand même, je ne peux pas l’expliquer autrement. Là, j’en parle tranquillement, comme une simple histoire, mais j’ai dû la raconter au moins une trentaine de fois pour arriver à me la rendre acceptable. Nous étions quatre enfants, famille nombreuse, et, à la fin de cet été, nous nous sommes retrouvés à deux. Nous nous sommes réunis deux fois de suite devant un cercueil. J’ai dû prendre la parole deux fois devant des cercueils. Alors maintenant je peux parler devant mille personnes, je m’en fous totalement. Quand il y a eu ce souci avec l’immeuble et que nous avons dû être évacués, je me suis dit que ce n’était pas grave. Aucune importance véritable. Rien d’essentiel. Le bon côté, de tout ça, c’est que ça nous a rapprochés. Mes frères et sœurs, et nous aussi, qui étions voisins mais qui ne nous connaissions pas bien. » Il se racle la gorge, « Alors » (là, la voix change, redevient normale, presque enjouée, ou grave mais artificiellement, maîtrisée, rien à voir avec l’émotion précédente qui a serré la voix dans ses griffes jusqu’à la déformer et la faire devenir toute blanche) à la vie, mes amis, trinquons à la vie ! »
Les voisins entrechoquent leurs verres de Perrier ou leurs tasses de café avec une solennité un peu forcée. Normal se rend compte qu’il est resté le stylo rouge suspendu en l’air, la bouche à demi ouverte. Il se remet vite le nez dans ses copies avant que le groupe ne se rende compte de son trouble. En fait, il n’a pas envie d’engager la conversation avec cet inconnu de son âge dont le récit l’a tant ému, pas plus qu’avec les importuns qui l’ont précédé. Il n’y a rien à dire après un récit pareil. Plus personne ne le dérange maintenant, il a réussi enfin à s’enfermer dans sa bulle de tranquillité, mais sa vue se brouille, il ne distingue plus clairement les copies, ni le mot tragique en titre de son corrigé. Il voit les sapins d’un petit bois, et la silhouette d’un homme jeune qui entre et sort avec sa fille sur les épaules. Ce qui le bouleverse le plus dans cette histoire, c’est le détail du cœur qui se met à battre à 200 pendant la chute. Il imagine, non, il ressent, presque malgré lui, la panique de ce jeune homme de trente ans qui se retrouve brusquement dans le vide, en train de tomber, avec sa petite fille sur le dos, et qui, à travers quelques secondes d’atroce lucidité folle, a le temps de comprendre qu’ils vont mourir, qu’il ne va pas la sauver, mais la tuer, à cause d’une banale erreur qui n’est même pas de l’imprudence.
Normal pense aussi à celui qui a raconté l’histoire, et qui se tient à quelques mètres de lui, désormais silencieux lui aussi, tandis que les autres s’efforcent de reprendre la conversation, sur des bases vacillantes, comme s’il leur paraissait à tous urgent de ne pas laisser le silence s’installer, et évident qu’ils auront le temps, chacun dans son coin, de repenser à ce récit plus tard. Normal, qui est déjà seul à côté d’eux, a tout le loisir d’y réfléchir. Sans même le regarder, mais très intensément, il entre en communion avec son voisin de hasard, avec cet homme de quarante-cinq ans qui ne peut s’empêcher, en compagnie du gendarme, de suivre à plusieurs reprises sur l’enregistrement de la montre connectée le parcours de son frère. Lui, l’aîné, il comprend ce qui s’est passé, il sait où est le vrai chemin, il voudrait prévenir son cadet, l’empêcher de rentrer une deuxième fois dans le bois mais il n’a aucun moyen de lui éviter de vivre l’atroce pic de panique à 200.
Et soudain le professeur Normal comprend tout : l’homme qui cherche son chemin dans le bois au hasard et qui, par malchance, tombe brusquement d’une falaise, c’est le dramatique. Mais le frère aîné qui regarde son cadet chercher son chemin en sachant très bien que dans quelques instants, il va tomber avec sa petite fille, et qu’il n’y a strictement rien à faire pour les en empêcher, ce point de vue, qui est à la fois celui omniscient d’un dieu et celui d’un humain pétrifié d’angoisse et d’impuissance, ça, c’est le tragique.
Jamais Normal n’aurait pensé qu’une montre connectée pouvait devenir l’instrument d’une tragédie. Bizarre même que ce soit un simple gadget technologique qui lui permette d’accéder à cette idée millénaire. Mais finalement, à y bien réfléchir, ce n’est pas si étonnant que le tragique d’aujourd’hui doive être cherché dans la technologie, plutôt que dans la conscience religieuse. Ne plaçons-nous pas désormais dans la technologie le rêve d’exhausser notre impuissance humaine au niveau d’une omniscience divine et n’avons-nous pas presque l’illusion qu’elle va y parvenir, l’amertume de notre condition gisant dans ce « presque », comme il y a des milliers d’années, comme au temps d’Œdipe, même si c’est pour des raisons très différentes ? Normal s’arrête au bout de quelques minutes, se rendant compte qu’il est dans la pensée et non plus dans la pure horrifique sensation du tragique.
D’ailleurs, le groupe de voisins, dans un remue-ménage, se lève. Ils se saluent et sortent du café. Le grand type banal qui a raconté l’histoire s’en va comme les autres, emportant avec lui sa conscience de frère aîné. Très vite Normal sent qu’il est temps pour lui aussi de partir. Contrairement à ce qu’il a cru pendant un long moment, il n’est pas venu dans ce café en vain, ni même peut-être par hasard. Désormais, il a compris le tragique plus intimement encore que dans ses lectures et il serait enfin en droit de l’expliquer à ses élèves. Mais voilà qu’il n’a plus le cœur à préparer son corrigé. Il se sent presque vidé de ses forces, comme s’il lui avait fallu déployer autant d’énergie humaine pour écouter ce drame qu’à cet inconnu pour le raconter. Il ne sort pas du café, il s’en échappe presque. Désormais il ne lui reste plus qu’à aller corriger ses copies dans la solitude, qu’à se changer les idées en se gaussant des platitudes d’adolescents qu’il ne va pas manquer d’y trouver. Mais il aura le cœur toujours serré.
Il comprend qu’il n’a en fait aucun moyen de transmettre à ses élèves ce qu’il vient d’apprendre. S’il tentait de leur raconter cette histoire, sa voix se mettrait elle aussi sans doute, comme celle de l’inconnu dans le café, à changer. Mais la sienne, ce serait peut-être pour chevroter misérablement, peut-être il pleurerait, il vivrait un deuxième échec pédagogique, ces jeunes gens auraient une raison supplémentaire de le prendre pour un vieux fou.
Pourquoi cette émotion ? Pourquoi se trouve-t-il ainsi, depuis une demi-heure, au bord des larmes, sur la crête, sans oser ni revenir en arrière pour abandonner définitivement ce récit, ni faire un pas en avant pour l’explorer, se demande-t-il en actionnant le mécanisme automatique de la portière de sa voiture, autre merveille de technologie. Est-ce seulement parce que ce récit l’a pris par surprise ? Ou bien y a-t-il quelque chose d’autre de plus profond qui le relie à cette confession d’un parfait inconnu ? En entendant le claquement de la glissière de métal qui l’enferme dans l’habitacle, il saisit soudain l’évidence : lui aussi a un frère cadet ; lui aussi a une fille ; lui aussi, quand elle était petite, il aimait galoper comme un fou dans les bois en la portant sur ses épaules pour la faire rire.
Il a soudain une envie folle d’entendre sa voix, ne serait-ce qu’au téléphone. L’appeler « ma chérie, ma puce », même si elle ne comprend rien à sa soudaine sensiblerie et qu’impatientée elle se débrouille pour écourter la conversation. Oui, ses copies attendront bien quelques heures de plus, et son corrigé sur le tragique, qui ne sera jamais brillant. Un corrigé brillant sur le tragique est une imposture : il est vain de parler du tragique de l’extérieur, et, si on en parle de l’intérieur, on ne brille pas, quand on est un homme, on tremble, on tombe.