Archives du mot-clé roman

LES FURTIFS (2/4) : LA GUERRE DE L’IMAGINAIRE

Si Les Furtifs m’a autant marqué, c’est qu’il s’inscrit dans ma recherche des utopistes d’aujourd’hui (ceux qui oseraient nous permettre de dépasser les clichés de la dystopie) : Damasio ne se contente pas de l’évocation d’un cauchemar soft, où les data des multinationales et des états auraient remplacé le télécran de Big Brother, il propose la description tumultueuse d’ilots de résistances en plein cœur des ville ou sur les bords de la Méditerranée.

Lire la suite LES FURTIFS (2/4) : LA GUERRE DE L’IMAGINAIRE

Chercheurs de trésor

I. Ciel de départ au dessus de l’A86

 

II.Sandrine Kiberlain : «Instinctivement je vais chercher les ruptures, l’extravagance, la folie du personnage. Ce qui va le différencier. On est tous unique, chacun à notre manière et je veux faire du personnage quelqu’un d’unique. »

 

III. Fou à lier

 

 

IV.En 1958, Jimmy Mellaard est l’archéologue le plus célèbre du monde, le plus arrogant aussi. Il a participé aux fouilles de Jéricho et découvert à lui tout seul le site de Catalhöyük en Anatolie. On dit de lui qu’il a un instinct, une sorte de prescience qui fait qu’il devine si un monticule cache une ville enfouie et où il faut creuser exactement pour la trouver.

Ce jour-là, il voyage en train vers Izmir, lorsque une jeune femme inconnue entre dans son compartiment. Il lui jette un coup d’oeil, et la trouve belle, bien qu’assez vulgaire. Pourtant, elle arbore un bracelet en or que l’archéologue ne peut manquer de regarder avec un peu plus d’attention, parce qu’il lui rappelle ceux découverts sur le site de Troie ! La belle lui dit qu’elle s’appelle Anna et que des bijoux de ce genre, elle en a plein chez elle : sa famille les a découvertes une trentaine d’années auparavant dans deux tombes situées près du village de Dorak, dans le nord de l’Anatolie. Elle veut bien l’emmener chez elle et lui montrer les objets. Des bijoux, des armes, dont l’une couverte de hiéroglyphes, que ce fin connaisseur de l’Egypte déchiffre aisément et qui lui permettent de dater le trésor du 23ième siècle avant JC. La mystérieuse Anna le laisse volontiers dessiner les merveilles pendant trois jours mais elle refuse obstinément qu’il les photographie…

C’est le début de la rocambolesque affaire de Dorak. Soit une invention pure et simple de Mellaard, soit une arnaque : un plan monté par des escrocs pour faire authentifier par un archéologue reconnu des pièces volées et pouvoir les revendre à un riche collectionneur. Elle vaudra finalement au trop imaginatif homme de science d’être expulsé de Turquie et de voir sa carrière si brillamment commencée s’achever dans des controverses lamentables. S’il s’agit d’un piège, qui le connaissait assez pour savoir que c’était à lui qu’il fallait le tendre, parce que ce découvreur de trésor serait assez sûr de son génie pour faire passer son intuition avant sa raison et assez orgueilleux pour ne jamais reconnaître qu’il avait été floué ?

V. La Lectrice n’est pas sûre que La première femme nue, dans son exploration du féminin, ne reste pas prisonnière du regard masculin de l’auteur et je peux difficilement lui donner tort. Elle se demande dans quel texte lire l’abandon vrai du plaisir féminin, qui n’est jamais garanti, qui ne va jamais de soi, qui oblige la femme moderne à se livrer à quelques archaïques contorsions, aussi exaltantes qu’humiliantes (mais il ne serait quand même pas très subtil de les trouver vraiment humiliantes).

Anaïs Nin ?

Pauline Réage ?

Mais où le trouvera-t-elle vraiment, ce fameux texte, la subtile lectrice, sinon dans son livre intérieur ? Celui très surprenant que l’on écrit tout en cherchant à le déchiffrer ?

 

VI. Le vagabond des rêves

Karamakate est un chaman puissant, un remueur-de-mondes. Il vit seul dans la jungle d’Amazonie, séparé de son peuple depuis une attaque meurtrière des soldats colombiens. Un jour du temps en dehors du temps (ou bien était-ce en 1909 ?), il reçoit la visite d’un Indien habillé à l’européenne, qui lui amène sur sa pirogue un explorateur allemand malade. Karamakate accepte de mener l’étranger vers la plante magique, qui seule le soignera en lui redonnant le rêve. Ils descendent le fleuve comme le cours du temps, aux embranchements multiples. L’un d’entre eux mène le chaman quarante ans plus tard vers un deuxième explorateur, qui est peut-être un autre, et peut-être aussi le même, c’est à dire l’incessante incarnation de l’homme blanc détruisant le monde parce qu’il croit qu’il faut le posséder. Celui-là aussi cherche la plante. Le chaman comprend qu’il ne faut pas le soigner, mais l’enseigner. Une nuit, il lui dit : « Chez les Indiens, le jeune homme devient un guerrier lorsqu’il accepte de se laisser guider. Il part seul, sans rien, dans la forêt, en silence. Il devient un vagabond des rêves, jusqu’à ce qu’il ait trouvé qui il est vraiment. Alors seulement il peut revenir. »

C’est dans El abrazo de la serpiente, L’étreinte du serpent, le film du colombien Ciro Guerra. Un périple initiatique qui déroule ses anneaux à la limite de la fiction et du documentaire dans un noir et blanc envoûtant.

 

VII. Et moi aussi, j’ai hâte de pouvoir partir de nouveau à la recherche du trésor!

Un amour impossible

Christine ANGOT était présente lors de la rencontre avec les lycéens du « Prix Goncourt Lycéens » qui a eu lieu il y a quelques jours à la Bibliothèque Mitterrand. De tous les auteurs présents, c’est elle qui a le moins cherché à paraître aimable, provoquant même un certain malaise parmi les jeunes. Je trouve qu’elle leur a fait le cadeau de ne pas chercher à les séduire mais de leur présenter sa réflexion pleine et entière, dans sa férocité revêche d’écorchée vive. Elle leur a tenu des propos sur l’amour (non pas le « miracle » de pureté et d’innocence qu’on leur vend à longueur de films mais le lieu où se prolongent toutes les exclusions sociales) déconcertants pour ces adolescents mais stimulants. Elle leur a proposé aussi un petit apologue sur la fiction : celui du « soldat de Baltimore », qui, dans les débuts du XIXe siècle, assiste pour la première fois à une représentation d’Othello et sort son fusil pour abattre l’acteur interprétant l’homme noir se préparant à violer une femme blanche ; ce soldat montre ainsi qu’il n’a pas compris ce qu’était la fiction : un espace fondateur de la civilisation, où l’on peut exposer au grand jour ce que nous refoulons, l’amour, l’exclusion, le pouvoir, la jalousie, « sans sortir son fusil ». Bel éloge du pouvoir libérateur de la fiction par celle que l’on veut cantonner à l’autobiographie la plus plate et la plus crue.

Or, Un amour impossible (2015) paraît ressortir de ce genre, puisque il est consacré à la relation « impossible » de Christine Angot avec sa mère (après qu’elle a évoqué dans un précédent texte l’inceste que lui a fait subir son père dans son adolescence). Le récit commence par la rencontre entre sa mère et son père, dans une cantine d’entreprise à Châteauroux, à la fin des années 50. Elle, Rachel Schwartz, est d’un milieu modeste et d’origine juive. Lui, Pierre Angot, est le fils d’une très bonne famille, son père occupant un poste élevé à la direction de Michelin. Là où commence la fiction, c’est que l’auteur raconte l’étrange relation d’amour qui s’établit entre ses parents non pas de son point de vue à elle, la narratrice d’aujourd’hui, mais du point de vue de ces deux jeunes gens d’une époque révolue : ils se fréquentent, ils font l’amour (pages étranges et fortes), ils envisagent d’avoir un enfant, et pourtant, en même temps, lui se refuse à l’idée de mariage. Pour, dit-il, sauvegarder sa liberté, à laquelle il tient plus que tout. Angot explore le point de vue de sa mère en phrases sèches et tendues, le point de vue du père lui est abordé à partir des lettres qu’il écrit : le lecteur suppose qu’il s’agit de lettres authentiques, gardées par Rachel et confiées ensuite à sa fille. On est frappé par le caractère ampoulé du style de Pierre : alors qu’il se veut de bonne tenue, il est froid, sans qu’on parvienne tout à fait à définir s’il s’agit de sa personnalité, de son milieu social ou d’un trait d’époque. Peut-être les trois à la fois. Mais ce jeune homme parait d’un grand conformisme et d’une grande hypocrisie dans sa revendication d’échapper aux règles bourgeoises. La fille, elle, Rachel, est moins cultivée, moins évoluée et plus naïve dans sa soumission aux principes du garçon, mais son abandon à l’amour, un amour absolu, profond, qui ne se dit jamais comme tel mais s’exprime de façon intense par les choix qu’elle fait, garder l’enfant, attendre l’homme pendant des années, est finalement beaucoup plus transgressif. L’un, le jeune bourgeois, n’est audacieux qu’en paroles (et encore des paroles très froides), tandis que l’autre l’est en actes. Et l’on comprend bien que le travail littéraire de Christine Angot, c’est d’opposer, à ces phrases qui se veulent littéraires de Pierre, les pensées sans artifice de Rachel. Et pour cela, il lui faut réinventer de l’intérieur ce qui ne s’est jamais dit à l’extérieur : la voix de sa mère en jeune femme des années 50.

Ensuite, il y a la période de l’enfance et l’évocation de la relation fusionnelle entre la mère célibataire et sa petite fille. Ces pages très réalistes sont désormais abordées du point de vue de la petite fille, mais elles laissent deviner les difficultés et la déprime de la mère, dont les choix sont guidés par le désir de se rapprocher du père, ce dernier vivant à Strasbourg, où il mène une brillante carrière de fonctionnaire international. Ces pages sans pathos m’ont touché.

Alors la fille grandit. C’est le moment où son père accepte de la reconnaître, et où l’adolescente paraît fascinée par le brillant de cette personnalité. Parallèlement, sa relation avec sa mère se dégrade, elle n’a plus rien à lui dire, et Rachel se sent dévalorisée. Là aussi, la relation est analysée avec une sécheresse tendue, derrière laquelle on sent l’émotion. D’autant plus que le lecteur apprend avec la même brutalité que la mère, grâce à la confidence du premier petit ami de la fille (petit ami dont on vient de nous apprendre que la mère avait fait sa connaissance d’abord mais qu’elle le trouvait trop jeune) ce qui se joue vraiment dans cette relation avec le père : il viole sa fille depuis plusieurs années, presque depuis le moment où il a renoué des liens avec la mère. Révélation très sèche, qui m’a littéralement estomaqué.

Après la rupture avec le père, ce sont des années difficiles : la mère se remarie enfin, la fille entame sa carrière d’écrivain, mais elle a du mal à trouver le bonheur dans ses relations amoureuses, elle rend Rachel responsable de ce qui lui est arrivé, ou plutôt de ce que sa mère a laissé lui arriver. La dernière partie est centrée sur la façon dont elles vont arriver à rétablir leur lien. Notamment pendant une semaine où, en plein été, elles se donnent rendez-vous chaque jour dans une salle de restaurant déserte. Cette longue conversation s’achève dans un monologue explicatif de la narratrice, en rupture avec le dépouillement du reste. C’est la partie la plus démonstrative du roman, certes, mais elle est tout à fait essentielle. Car la fille parvient à trouver pour la mère du sens à ce que le père leur a fait subir à toutes deux. Elle interprète leur histoire, non pas seulement à partir de la psychologie individuelle de ses trois acteurs mais d’une généralisation sociale : la conduite de son père a été caractéristique de l’humiliation que sa classe faisait subir à celle de Rachel. En elle, le jeune fils de bonne famille a humilié d’abord la fille pauvre et juive, avec laquelle il couche, qu’il aime peut-être mais à qui il refuse de l’introduire dans son milieu social. Ainsi l’amour de Pierre peut être considéré non pas comme la négation mais comme le renforcement de cette stratégie de séparation : il s’agit de montrer à la fille pauvre et juive que même l’amour ne suffira pas à produire le rapprochement espéré. Puis, une fois que Rachel est parvenu à lui extorquer la reconnaissance de sa fille, il viole cette dernière presque nécessairement : en transgressant le tabou fondateur de l’inceste qui interdit des relations sexuelles entre parents, il montre à la mère et à la fille qu’elles ne seront jamais vraiment ses parents, que Rachel ne sera jamais vraiment la mère de sa fille ni Christine sa fille. Et, dans une ultime ruse sociale (comparable à celle dont usent les maîtres pour pousser les esclaves à se sentir coupables d’avoir été esclaves), il les condamne toutes les deux à se sentir coupables de ce rituel d’humiliation. Cette dernière partie donne peut-être les clés de l’œuvre de Christine Angot, et notamment de ce roman : il peut être considéré comme un refus d’accepter cette humiliation tacite, en l’étalant au grand jour, en la proférant, en la dévoilant. L’exploration autobiographique comme moyen de répondre dans la fiction à l’humiliation subie dans la vie réelle.

Le roman s’achève sur une réconciliation entre la mère et la fille, sur un apaisement. Sur une lettre non plus de Pierre, mais de Rachel, dont la voix a enfin pris la place de celle du jeune bourgeois. Elle se termine par la phrase suivante : «Mais, trève de nostalgie, c’est aujourd’hui et maintenant. » Ces mots sonnent comme une libération. Libération de Rachel, oui, mais aussi de Christine ? Est-ce la fin du cycle autobiographique ? Vers quels nouveaux rivages de fiction la romancière, ayant enfin dépassé l’humiliation, lui ayant enfin donné du sens en son nom mais aussi en celui de sa mère, va-t-elle pouvoir, dans sa liberté chèrement conquise, se diriger ?

Boussole

Le dernier roman de Mathias Enard, qui va sortir dans le courant du mois d’août, est une rhapsodie mélancolique, profonde, drôle, exaltante. Sa composition est étonnante : une nuit d’insomnie, rythmée par le défilement des heures, mais surtout par l’entrecroisement des souvenirs dans une sarabande proustienne : « J’entends paisiblement cette mélodie lointaine, je regarde de haut tous ces hommes, toutes ces âmes qui se promènent encore autour de nous : qui a été Liszt, qui a été Berlioz, qui a été Wagner, et tous ceux qu’ils ont connus, Musset, Lamartine, Nerval, un immense réseau de textes, de notes, et d’images, net, précis, un chemin visible de moi seul qui relie le vieux von Hammer-Purgstall à tout un monde de voyageurs, de musiciens, de poètes (…) et aux douces fumées d’Istanbul et de Téhéran, est-il possible que l’opium m’accompagne encore après toutes ces années, qu’on puisse convoquer ses effets comme Dieu dans la prière –rêvais-je de Sarah dans le pavot, longuement, comme ce soir, un long et profond désir, un désir parfait, car il ne nécessite aucune satisfaction, aucun achèvement ; un désir éternel, une interminable érection sans but, voilà ce que provoque l’opium. » Ces souvenirs sont ceux du viennois Franz Ritter, musicologue et non pas musicien, spécialiste des musiciens inspirés par l’Orient. Il se souvient de ses rencontres plus ou moins ratées, mais toujours passionnantes, avec Sarah, une brillante chercheuse française, dont il est tombé amoureux quinze ans auparavant. Celle-ci me rappelle un peu Angelica Pabst, le personnage féminin d’Un tout petit monde de David Lodge (qui est d’ailleurs cité au début de Boussole comme un des modèles possibles), mais en beaucoup plus profond.

Car le domaine d’étude de Sarah est d’une grande actualité : elle travaille sur l’orientalisme, c’est à dire sur la façon dont l’Occident depuis des siècles a construit l’image de l’Orient. Elle cherche à dépasser la thèse d’Edward Saïd qui fait de cette construction imaginaire une simple appropriation colonialiste de l’Orient par l’Occident. Elle veut montrer qu’il s’agit d’une construction commune et d’un patrimoine commun : d’abord parce que l’Orient a profondément transformé et nourri la culture occidentale (elle analyse par exemple avec brio l’influence des Mille et une nuits sur La recherche du temps perdu) et que le Soi occidental ne s’est jamais aussi bien épanoui que dans cette rencontre avec l’Autre oriental, même lorsqu’elle n’est que seconde ou même troisième : « Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d’Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s’appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ses œuvres elles-mêmes indirectes. » Mais ensuite parce que ce « Tiers-Orient », ce rêve du rêve d’Orient, il est désormais à la disposition des Orientaux eux-mêmes, qui peuvent s’y reconnaître ou pas, en tout cas se l’approprier, y puiser et le transformer (cette idée est illustrée par le poétique cadeau d’anniversaire qu’offre un jour Franz à Sarah :

une sevdalinka, une chanson populaire bosniaque dont l’étrange création, que je te laisse découvrir, prouve à merveille cette idée d’une création commune).

La quête amoureuse de Franz, qui poursuit Sarah à travers tout le Moyen Orient, Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, puis Téhéran (avant qu’elle ne lui échappe encore plus loin mais, peut-être, pour mieux lui revenir), on voit bien qu’il s’agit d’une métaphore de cette poursuite d’un Orient fantasmé. Néanmoins, les deux personnages sont suffisamment attachants pour ne pas être de purs symboles ou de simples porte-paroles. On a les yeux de Franz pour la trop brillante et (presque) insaisissable Sarah. En comparaison, il paraît presque terne. Mais, en revanche, il a un tel humour, il porte un regard si mélancoliquement caustique sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, sur ses petits travers et ses grandes illusions, qu’on en vient à souhaiter naïvement qu’ils finissent par se (re)trouver.

Une deuxième piste, c’est la satire de ce petit monde des universitaires européens, spécialistes du Moyen-Orient. Il y a là une petite galerie de personnages secondaires assez croquignolets. De Bilger, l’archéologue allemand en quête des cités perdues du désert, qui ne connaît de la langue arabe que ce qu’il lui en faut pour diriger ses terrassiers syriens, au sociologue français Faugier, qui explore les bas-fonds de Turquie et d’Iran à la poursuite de son propre fantasme de sexe et de came. Chacun est emblématique d’un rapport de domination possible à l’Orient. Mais ce qu’il y a de fort, c’est qu’Enard donne à chacun de ces personnages ridicules une occasion de devenir profond et touchant : par exemple la confession de Morgan, le directeur du centre culturel de Téhéran, qui tombe amoureux fou de la belle Azra sur fond de révolution khomeiniste et qui est prêt à toutes les trahisons pour se débarrasser de son rival trop aimé et trop aimant, devient un passage bouleversant, l’un des quatre ou cinq où le récit prend son envol et se développe en une sorte de nouvelle autonome.

L’intérêt principal du roman, c’est à travers cette Maqâma de souvenirs que Franz se donne à lui-même, l’évocation de tous les musiciens, les écrivains, les aventuriers, principalement ceux du XIXe et des années 30, qui ont été fascinés par le Moyen Orient. Boussole est ainsi hanté par des dizaines de figures pitoyables et exaltantes, des plus connues, comme celle de Annemarie Schwarzenbach (l’un des modèles de Sarah), aux plus méconnues, comme Félicien David, le musicien de Désert : Boussole est ainsi le roman des mille et un romans du rêve d’Orient, car chacun de ces itinéraires singuliers pourrait fournir la matière d’un récit autonome. Je dis « pitoyables », parce qu’Enard nous fait très bien sentir que leur quête est impossible à atteindre, qu’ils sont à la recherche d’un pur fantasme. Mais « exaltantes » aussi, parce qu’il a choisi (et on lui en sait gré) de nous faire partager, moins le projet des conquérants et des colonisateurs, qui ont eu l’outrecuidance naïve de prétendre apporter la civilisation à l’Orient, que la quête spirituelle des rêveurs, des aventuriers de l’esprit, qui se sont livrés corps et âmes à leur rêve de l’Autre et qui ont cherché à l’atteindre dans la réalité. Des histoires de perdants, mais de perdants magnifiques.

Enfin, Enard, dont on sait qu’il enseigne l’arabe et parle le persan, peut, à travers l’itinéraire de ses deux personnages, nous faire saisir de l’intérieur ce qui n’est trop souvent pour nous que le spectacle incompréhensible des actualités télévisées. Il évoque la vie en Syrie, et, dans des pages peut-être encore plus fortes, celle en Iran (notamment à travers la voix du poète Parviz, qui fait résonner en lui les accents douloureux de son peuple mais qui est capable aussi, dans une belle définition de l’amitié, « d’écouter tout ce qu’on ne lui dit pas »). Enard n’hésite pas à commenter l’actualité la plus brûlante aujourd’hui, celle de Daech, ne manifestant aucune complaisance à l’égard des pitoyables égorgeurs qui mènent une guerre contre l’Islam. Mais il écrit que, si les djihadistes sont prêts à détruire les vestiges pré-islamiques, c’est aussi parce que les populations locales ne les perçoivent pas vraiment comme leurs : « nos glorieuses nations se sont approprié l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé, qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. ». Dans l’oasis de Palmyre, nous rappelle-t-il, le touriste qui visitait les ruines somptueuses d’une cité antique passait sans la voir à côté d’une des plus atroces prisons du régime Assad. Surtout, l’immense culture d’Enard lui permet de ne pas se limiter à cette vision d’actualité et de nous rendre accessible ce que nous connaissons trop peu : les cultures arabe et persane. Il y a ainsi des pages magnifiques sur la musique syrienne ou sur la poésie de Khayyam. J’admire cette érudition, parce qu’elle est toujours partagée, généreuse : en nous restituant la richesse des cultures orientales, elle nous donne à ressentir la fascination des artistes occidentaux qui les ont découvertes.

A la fin de cette lecture, on se prend à rêver du pendant de Boussole, le roman placé sous le signe de la boussole inverse qui indiquerait obstinément l’Ouest. On aimerait qu’un romancier d’Orient réponde à Enard et nous rende présent le « rêve d’Occident » qu’a peut-être développé l’Orient. N’y a-t-il pas un « occidentalisme », qui répondrait à « l’orientalisme », et qui serait lui aussi une création commune ? Peut-être découvririons-nous, dans ce propos du romancier oriental sur nous, une image plus cruelle et plus intense de ce que nous ne sommes pas mais que nous voudrions être ? Ou de ce que nous sommes mais que nous ne voudrions pas être ? Ou même de ce que nous sommes sans nous en douter ? Cette vision distanciée, en tout cas, décentrée, faut-il aller la chercher du côté de Sadegh Hedayat, l’auteur de La chouette aveugle que l’insaisissable Sarah mentionne au début et à la fin de son périple, de ce romancier iranien dont je n’avais jamais entendu parler mais sous le patronage angoissé duquel se place Franz l’insomniaque ? Hedayat, qui finit par se suicider à Paris pour échapper à la solitude, alors qu’il était, d’après ce que je lis, à la fois un amoureux de la littérature occidentale la plus contemporaine et un admirable connaisseur de la littérature persane la plus ancienne ? Hedayat, le frère spirituel de Pessoa, le petit homme aux bésicles de fonctionnaire besogneux, qui était aussi l’un des rares à tenir les deux mondes entre ses mains ? Peut-être faut-il aller la chercher du côté de Salman Rushdie, qui, il y a vingt cinq ans déjà, dans les Versets Sataniques, regardait l’Angleterre avec les yeux d’un conteur oriental et l’Inde avec les yeux d’un romancier réaliste ? Hedayat comme Rushdie, pour des raisons différentes, se sont livrés au jeu terriblement dangereux de la dialectique entre soi et l’autre. Dangereux pour l’auteur mais si profitable pour le lecteur, car l’on peut se servir du rêve de l’autre pour se dépasser soi. N’est-ce pas ce que l’amour nous apprend : si l’amour ne permet jamais vraiment d’atteindre l’autre, il offre une chance de s’accomplir soi, dans sa tension même. Boussole est ainsi un roman sur le désir de l’autre, ses impasses, ses illusions, oui, mais aussi son énergie et sa générosité. Voilà pourquoi, à une époque, qui, ici comme là-bas, est en train de verser de nouveau, avec une ignorance coupable, dans la vieille ornière facile du mépris de l’autre, c’est un roman très nécessaire. Sans dévoiler la fin, j’adore la façon dont Sarah définit à Franz son cosmopolitisme : «L’Europe n’est plus mon continent, je peux donc y retourner. Participer aux réseaux qui s’y croisent, l’explorer en étrangère. Y apporter quelque chose. Donner, à mon tour, et mettre en lumière le don de la diversité. » Quitter l’Europe (ne serait-ce qu’en pensée, en lecture) pour y mieux retourner : c’est le trajet urgent auquel nous invite Boussole.

La constellation du Chien

Bénédicte, la libraire d’Actes Sud, et Myriam, mon éditrice, m’ont fait découvrir ce premier roman de Peter Heller, paru en 2012 sous le titre The Dog Stars et publié en 2013 chez Babel. Je ne regrette pas d’avoir suivi leur conseil, car j’ai adoré, comme beaucoup d’autres lecteurs avant moi, ce roman d’anticipation bizarre et prenant, à la fois réaliste et poétique. D’un point de vue personnel, ce hasard tombait bien : il m’a permis de lancer idéalement mon exploration des imaginaires de fin du monde.

Si l’on raconte l’histoire, on a l’impression de se retrouver dans un univers à la Mad Max. Cela se passe au fin fond du Colorado 9 ans après la pandémie qui a entraîné la Fin de Tout. On suit l’un des rescapés, Hig. Il survit sur un ancien aéroport, et fait équipe avec Bangley, une sorte d’ancien Marine taiseux et surarmé. Ils ne sont pas vraiment copains mais ils se complètent bien : Hig fait des vols de repérage sur un vieux Cessna et Bangley élimine impitoyablement tous les rôdeurs qui se présentent. Hig a un chien aussi, Jasper (beaucoup plus doué que Bangley pour les relations humaines). Et des souvenirs. On est donc dans un monde d’après la civilisation, où rien ne reste de l’armature de la société, où la vie est limitée à la survie et à des scènes d’affrontement hyperviolentes entre rescapés. Mais, à la différence de Bangley, Hig ne s’en satisfait pas : il a envie d’aller voir ailleurs s’il reste des humains…

Car l’originalité du roman, c’est la personnalité du narrateur. Pêcheur, chasseur, pilote d’avion, jardinier, charpentier, amateur de poésie chinoise. D’une drôlerie, d’une mélancolie, d’une poésie folles. Déjà décalé dans le monde d’aujourd’hui, il l’est encore plus dans ce monde apocalyptique de demain. A la différence de Bangley, il croit encore à la « connexion », avec les choses, avec les êtres, les animaux, les humains inconnus. Je te laisse découvrir de quelle manière farfelue, erratique et profonde, il va découvrir de quoi et de qui réinventer le monde. C’est ce mélange détonnant entre un univers hyperviolent et un narrateur poète qui fait le charme puissant de ce premier roman. Brautigan qui réécrirait Mad Max, si tu vois ce que je veux dire.

Et puis un style, magnifiquement rendu par la traduction de Céline Leroy.  Un ton, une voix, une attention hyperaigüe aux détails et des embardées dans l’imaginaire, une façon très curieuse de noter les dialogues ou de laisser les phrases en l’air, un mélange entre le registre de la conversation et d’autres beaucoup plus raffinés, l’efficacité des scènes d’action et la façon de prendre son temps pour décrire la netteté rassurantes des paysages apocalyptiques vus d’avion, la pêche en pleine rivière ou la résilience des forêts. De belles scènes d’amour aussi, que j’ai appréciées en amateur, bien crues et bien lyriques. Tout ce que j’aime dans la grande littérature américaine : le lyrisme du réel.

Tu peux lire aussi la critique de François Xavier sur le « Salon Littéraire », aussi enthousiaste que moi. Je n’oublierai pas La constellation du Chien, et j’attends avec impatience de lire son deuxième roman, The painter, dont la traduction, si j’ai bien compris, doit sortir cet automne.

Entre les actes

Photo : Laurencine Lot

Ulysse a découvert il y a quelques jours avec une amie « Entre les actes », le dernier roman de Virginia Woolf, écrit en 1941, peu de temps avant son suicide, dans l’adaptation théâtrale que Lisa Wurmser a eu l’excellente idée d’écrire et de mettre en scène (et qui se donne actuellement au « Vingtième Théâtre »). C’est étrange de découvrir un roman au théâtre, surtout quand il concerne le théâtre.

L’intrigue se situe un après-midi de l’été 1939. Dans le jardin des Oliver doit avoir lieu la représentation d’une pièce de théâtre par des paysans (Ulysse apprend qu’elle est inspirée du Pageant, un genre populaire en Angleterre, mêlant des scènes et des intermèdes chantés pour retracer de manière plus ou moins naïve des épisodes de l’histoire du pays). A intervalles réguliers, un avion passe au dessus de la propriété rappelant aux villageois et aux bourgeois assemblés la menace de la guerre qui approche.

Le premier enjeu de cette adaptation d’un roman sur le théâtre, c’est bien sûr la mise en scène de ce « Pageant », qui permet à Virginia Woolf d’évoquer de manière parodique les fondements de la culture anglaise, depuis les pèlerins de Canterbury jusqu’à l’Empire victorien, en passant par l’époque élisabéthaine et les comédies libertines. On peut imaginer qu’en 1941, Woolf règle ses comptes avec le chauvinisme ambiant. Mais la mise en scène de Lisa Wurmser tire ces passages de « théâtre dans le théâtre » moins vers la dénonciation du nationalisme que vers le jeu avec tous les codes du théâtre comique. C’est un peu comme si on assistait à une variation moderne sur « Le songe d’une nuit d’été » (des paysans représentant devant des nobles une pièce naïve, qui, néanmoins, leur parle d’eux et dont le burlesque permet à Shakespeare  une réflexion sur le théâtre). C’est vif, farcesque, enlevé, chanté, les comédiens (dont Flore Lefebvre des Noettes, Nicolas Struve ou Gérald Chatelain) s’en donnent à coeur joie dans la fantaisie débridée. L’élégance des décors et des costumes ajoutent au plaisir.

 

Ulysse  a eu plus du mal avec le deuxième enjeu fort de l’adaptation : l’entrecroisement des monologues intérieurs des spectateurs assistant à cette représentation farcesque, notamment Isa Oliver (sorte de porte-parole de Virginia Woolf), et son mari, Giles, (qui s’apprête à oublier son angoisse de la guerre en la trompant avec une visiteuse de passage, aussi futile que sa femme est grave). Les deux comédiens ont eu plus du mal à entrainer Ulysse dans leurs tourments intérieurs (alors que Woolf semble introduire un rapport très intéressant entre la catastrophe sentimentale qui guette la femme et la catastrophe nationale qui panique l’homme, c’est à dire entre l’intime et le collectif).  Il faut reconnaître que leur partition est délicate. Comment exprimer l’intériorité au théâtre? Question redoutable. Cet entrecroisement de monologues, cette narration polyphonique donne une incroyable profondeur et, en même temps, une extrême fluidité aux romans de Woolf, notamment « Mrs Dalloway » (qu’Ulysse a relu l’année dernière et qui l’a bouleversé, la romancière lui ayant fait ressentir la radicale solitude de ces consciences mais aussi les moments fulgurants où chacune s’approche de l’autre jusqu’à presque, enfin, établir le contact). Ce procédé est, dans les romans, à la fois moderne et poignant mais il fonctionne plus difficilement au théâtre. Dispositif répétitif de ces comédiens qui se tournent vers nous pour monologuer, pendant que leurs partenaires sont censés garder l’immobilité absolue (il a d’ailleurs semblé à Ulysse qu’ils avaient du mal à le faire, ce qui est peut-être simplement un signe que l’effet est difficilement « tenable », surtout avec l’enchaînement des représentations). N’aurait-il pas fallu faire évoluer l’idée pour tenter de retrouver la souplesse du procédé romanesque (ce qui est beau chez Woolf, c’est que les personnages ne sont jamais seuls dans leur solitude, ils sont toujours tournés de manière intense vers le monde, auquel ils tiennent de toute leur sensibilité exacerbée, les hommes comme les femmes, et ils ne situent jamais exactement à la même distance intérieure l’un de l’autre)?

Ces réserves faites, on passe un très agréable et très intéressant moment de théâtre. Ulysse est particulièrement redevable à Lisa Wurmser et à son équipe, en ces temps de conservatisme frileux,de lui avoir rappelé la mélancolique et caustique audace de la romancière anglaise. Toujours aussi moderne, de plus en plus nécessaire.

Lettre à une jeune lectrice

Ce texte, écrit en 2008, est une réponse à la lettre d’une jeune lectrice de La boîte à orages, que m’avait transmise le Festival du Premier Roman de Chambéry. Entre autres bonnes idées, les organisateurs avaient eu celle de faire dialoguer par écrit les auteurs invités et les élèves d’une classe de lycée. En relisant ma réponse sept ans après, je me rends compte qu’elle définit des voies romanesques qui sont encore les miennes aujourd’hui.

« Chère lectrice

J’ai été très touché et très intéressé par votre lettre. Vous me dites que vous êtes une élève de seconde ; de mon côté, comme vous pouvez vous en douter à la lecture de mon livre, je suis professeur (de français, et non d’histoire comme Ulysse, le narrateur) et j’enseigne maintenant dans un lycée de la région parisienne à des garçons et des filles qui doivent peut-être un peu vous ressembler.

J’ai trouvé que vous aviez une vision fine et sensible des personnages de « La Boîte à Orages », notamment ceux d’adolescents. Il m’importe beaucoup de savoir qu’ils peuvent intéresser des gens de votre âge. En effet, je les ai créés à partir de personnes réelles que j’ai croisées mais que j’ai ensuite imaginées de l’intérieur pour pouvoir mieux les comprendre. Etant un adulte, un homme, un prof, un « blanc », je n’ai aucune légitimité pour faire parler directement une petite Tunisienne comme Jihane, ou une jeune Antillaise comme Félicité (ainsi que l’a fait, par exemple, Abdellatif Kechiche dans « L’Esquive », un beau film que vous avez peut-être vu) ; c’est pourquoi, dans la construction du roman, chacun de leurs portraits est une histoire que se racontent Ulysse et Elise sans être tout à fait sûrs d’atteindre à la vérité. Ce sont des adolescents rêvés par des adultes, sur lesquels vous vous êtes à votre tour interrogée, prolongeant en quelque sorte le jeu littéraire inventé par mes deux personnages de professeurs-rêveurs, et rentrant à votre tour dans « la boîte à orages ». Ne pensez-vous pas, comme moi, que c’est la fonction même de la littérature, et tout particulièrement du roman, que de plonger vers le point de vue de l’autre (je dis « plonger vers » plutôt que « plonger dans » parce que nous ne sommes jamais certains d’avoir touché cette autre vérité à laquelle nous aspirons) ?

J’ai commencé à écrire ce livre au moment même où, en tant que prof, je quittais le niveau du collège pour aller vers le lycée. J’avais passé cinq ans à bourlinguer de « bahut » en « bahut », j’avais vu beaucoup de choses, croisé beaucoup de gens, mais n’avais jamais pris le temps de fixer mes idées sur cette expérience. Mon projet initial était, d’ailleurs, non pas d’écrire un roman classique mais un livre beaucoup plus intelligent, une sorte de chronique déstructurée, pleine de réflexions sur l’éducation nationale, de notations concrètes, et de silhouettes de profs ou d’élèves. Je me suis rapidement rendu compte que mes propos philosophiques sur l’école étaient tellement profonds qu’ils me faisaient tomber moi-même dans un trou noir d’ennui sans fond, alors que ce qui me passionnait était de dessiner de façon de plus en plus précise les silhouettes, de les voir se transformer en personnages et de laisser leur histoire se créer sous mes yeux.

Jihane

Je suis content que vous m’ayez parlé de ce personnage, que j’aime beaucoup et qui est le premier dont j’ai écrit le récit. Pour le créer, je me suis inspiré de trois personnes réelles. Une élève croisée dans un premier collège, qui m’a donné son prénom, ses longs cheveux et la « première image » (un peu transformée) de la roulade refaite en secret dans le gymnase. Une deuxième élève rencontrée quelques années plus tard dans un collège tout à fait différent, et qui, déléguée d’une classe dont j’étais professeur principal, s’était confiée à moi parce qu’elle se posait les mêmes questions que Jihane à propos d’une histoire écœurante mettant en cause des garçons et des filles de l’établissement : avait-elle le droit de « balancer » (pour reprendre le mot dont elle se servait) ou pas ? J’avais été touché à l’époque de constater que, bien que le prétexte fût très sordidement réaliste, cette jeune fille d’aujourd’hui vivait son tourment moral avec l’intensité de ces héroïnes de tragédie classique que vous étudiez peut-être en cours de français. Enfin une troisième élève, aperçue plus récemment, dont l’excellence scolaire et la réserve presque farouche m’avaient frappé. Pourquoi ces trois personnes se sont-elles réunies pour devenir Jihane ? J’imagine que c’est à cause de leur commune fierté, de leur orgueil, qui m’a intrigué, amusé ou ému.

La scène qui vous a frappée, celle du viol de Jihane par Salim, je dois vous dire que je n’avais pas du tout prévu au départ de l’écrire. Elle s’est imposée à moi, et m’a presque révolté, car Jihane est un personnage à qui je n’avais pas envie que du mal arrive ! J’ai d’ailleurs essayé de moins décrire le moment lui-même que ce qui le précède et ce qui le suit. Il constitue, bien sûr, pour Jihane une humiliation extrême, mais qui ne l’abattra pas, dont elle fera l’occasion de donner une nouvelle dimension à sa révolte (d’après votre lettre, je vois que vous l’avez bien senti). Pour Salim, je crois comme vous que c’est un moment de transgression, où il accomplit à ses propres yeux l’irréparable. Peut-être est-ce l’une des raisons qui le pousseront à la fin de l’histoire à aller délibérément à la rencontre de son destin ?

Pourquoi se comporte-t-il avec cette brutalité? En fait, volontairement, je n’ai pas cherché à approfondir les motivations de Salim, ni à le rendre cohérent. Son moteur, ce sont justement ses pulsions contradictoires, qui le poussent à agir bien et en même temps à tout détruire. Vous avez peut-être remarqué que Salim n’a pas d’histoire qui lui soit consacrée en propre, mais qu’il apparaît dans chacune des autres comme le tentateur qui va pousser le personnage principal (Jihane, Mathieu, Félicité, Elise, peut-être aussi Ulysse et Rachel Rosenbaum) dans ses derniers retranchements, pour le placer face à lui-même, face à ses faiblesses et à son orgueil. Si je risquais une formule, dont j’espère qu’elle n’est pas incompréhensible, je dirais que sa seule cohérence, c’est l’incohérence. Mais n’avons-nous pas tous au fond de nous, plus ou moins bien cachée, une telle tendance ?

Sur l’ambiguïté des relations entre Jihane et Salim : chacun des deux est attiré par l’autre, et en même temps, le redoute et le méprise. Ceci ne se produit-il pas quelquefois, non seulement dans les livres mais aussi dans nos vies ?

Salim

Vous avez été frappée par les relations qu’il entretient avec Elise, par le jeu dangereux qui s’instaure entre eux. Vous écrivez : « Ce n’est pas tous les jours que l’on voit un professeur et un élève avoir des contacts extra-scolaires et devenir si proches ». Et heureusement, n’est-ce pas ? Car ce n’est évidemment ni le rôle d’un professeur ni celui d’un élève que de s’approcher si près l’un de l’autre. Ils ne sont pas «à la bonne distance », notamment Elise, qui, d’ailleurs, n’est pas présentée comme un modèle, et notamment pas par Ulysse, mais comme une femme complexe, avec ses failles. Serez-vous d’accord avec moi pour dire que la fonction d’un roman n’est justement pas de fournir des modèles, des personnalités et des comportements idéaux, mais d’explorer des zones troubles ? L’attirance qui peut exister entre un professeur adulte et un élève adolescent en est une : la valoriser ne serait pas respectable, mais la nier, la passer sous silence dans un roman sur « la boîte à orages » qu’est un établissement scolaire serait hypocrite. Chacun des deux personnages aura d’ailleurs à payer au prix fort cette transgression, qui causera beaucoup de dégâts autour d’eux.

Vous avez une vision contrastée et fine du personnage de Salim. En tant que lectrice et qu’adolescente, vous avez été touchée par ce que vous appelez justement son « mal être ». Moi, en tant qu’adulte et que professeur, je suis également sensible à l’abandon dans lequel on le laisse. Voilà l’une des choses qui me désole le plus dans l’éducation nationale d’aujourd’hui : on envisage à longueur de débats télévisés les moyens les plus radicaux de restaurer l’autorité et d’éradiquer la violence ; l’un de ceux-ci ne consisterait-il pas tout simplement à s’occuper avec rigueur mais respect, à s’occuper personnellement de ceux qui en ont besoin, et ceci dès l’école primaire, et ceci même si cela coûte de l’argent ? On dit qu’il est urgent de construire de nouvelles maisons de redressement, mais ne l’est-il pas tout autant d’investir en moyens humains pour ceux des élèves dont on s’aperçoit très vite que, pour des raisons diverses, sociales, psychologiques, affectives, ils ne peuvent pas s’en tirer seuls ?

Je réponds maintenant aux questions que vous me posez sur les points qui vous ont paru obscurs :

1)pourquoi dans la dernière partie intitulée « Félicité », ai-je parlé autant de madame Rosenbaum que de Félicité ?

Je ne sais pas trop quoi vous répondre : ce récit est le dernier que j’ai écrit, il est venu très vite, très facilement, je ne me suis pas posé beaucoup de questions. Peut-être Félicité est-il un personnage moins introverti que les autres, qui existe plus à travers le contact humain ? Elle se trouve alors dans le cours de l’histoire entrer en contact avec la personne la plus différente a priori, cette madame Rosenbaum qui est si éloignée d’elle par la fonction, l’âge, la culture, le rapport au corps, et qui, peu à peu, alors que je ne la voyais auparavant que comme une silhouette secondaire, s’est étoffée au point de devenir le deuxième personnage principal de cette histoire. Ce qui m’intéressait était de voir si une relation pouvait malgré ces différences s’établir entre ces deux femmes, l’une se trouvant au début de sa vie, l’autre à la fin. Leur relation est très improbable, c’est pourquoi j’ai aimé l’écrire, elles ne se comprennent que par miracle, et jamais complètement d’ailleurs.

2)pourquoi raconter l’enterrement de madame Rosenbaum dès le récit sur « Jihane » et la retrouver vivante dans le récit sur « Félicité » ?

Comme vous l’avez sûrement remarqué, le roman ne suit délibérément pas une chronologie linéaire : chacun des récits consacrés à Jihane, Mathieu et Félicité est un parcours singulier à travers l’année scolaire entière, tandis que celui consacré à Elise et Ulysse est divisé en plusieurs blocs qui font le lien et permettent de comprendre peu à peu qui écrit l’histoire et pourquoi. C’est une construction un peu « éclatée » mais elle permet de rentrer dans la conscience de chacun des personnages (telle que l’imagine Ulysse) et dans sa conception du temps (ce ne sont pas forcément les mêmes moments de l’année qui sont importants pour chacun d’entre eux). L’un des éditeurs à qui j’avais envoyé le manuscrit l’a d’ailleurs refusé pour cette raison, trouvant que la construction était trop complexe. Mais elle est l’un des éléments qui portent le sens du livre. Dans l’une des étapes de l’écriture, j’avais essayé de retrouver un fil plus linéaire, en suivant le déroulement de l’année et en passant d’un personnage à l’autre. Mais cela ne fonctionnait pas : on n’avait pas le temps de plonger dans la pensée d’un personnage, on papillonnait de l’un à l’autre ; au lieu de simplifier les choses, cela les compliquait.

Certains épisodes comme l’enterrement de madame Rosebaum ou la sortie au théâtre seront donc racontés à plusieurs reprises, mais à chaque fois d’un point de vue différent. On apprend brutalement la mort de madame Rosenbaum dans la première partie, alors qu’elle n’est encore qu’un personnage très secondaire, et on la retrouve vivante dans la dernière partie, où elle devient véritablement un personnage important. Cela peut dérouter, effectivement, mais cela peut rendre aussi ce personnage plus poignant, puisque l’on découvre sa vie intérieure alors qu’on sait qu’elle est déjà morte. Peut-être vous est-il déjà arrivé la même chose qu’à moi, de ne découvrir à quel point une personne était intéressante qu’après avoir appris la nouvelle de sa mort ?

3)Pourquoi dans les lignes en italiques affirme-t-on que plusieurs des personnages sont les derniers à avoir vu Salim vivant ?

Autant j’étais sûr de moi dans la réponse précédente, autant je suis hésitant sur ce point. Ces brefs passages en italiques qui sont placés juste avant le début de chacun des récits avaient pour fonction de rappeler au lecteur la mort de Salim et de l’intriguer, en lui annonçant que le nouveau personnage dont on allait parler possédait lui aussi en secret une bonne raison de tuer Salim. Si je vous avoue qu’il s’agissait d’une tentative pour maintenir le suspense, vous penserez sûrement que je ne suis pas très doué pour le roman policier !

Dans mon idée, ces passages en italiques appartenaient à la pensée de Salim au moment où il était en train de mourir, comme si le souvenir de chacun de ces personnages qu’il avait fait souffrir dans la vie réelle venait successivement se pencher au dessus de lui dans son agonie. C’est pourquoi, à la dernière page, « Salim les voit tous réunis autour de son cadavre ».

Voilà comme je m’expliquais les choses. De façon un peu tarabiscotée ? Oui, je crois que vous avez raison.

4)« Le revolver est posé sur la table de chevet. Sur ton oreiller à côté de ta tempe ouverte. D’où se répand sur tes draps un incessant filet de rêve rouge, dans lequel tu baignes jusqu’à ton réveil. »

C’est la deuxième des solutions que vous proposez qui est la bonne : Elise ne s’est pas tiré une balle dans la tête, il faut prendre cette formule comme une métaphore, qui exprime l’inquiétude d’Ulysse, sentant qu’Elise lui échappe. Mais, comme vous l’avez soupçonné, dans la première version que j’avais écrite, elle se suicidait. J’ai changé parce que j’avais envie que la fin soit plus ouverte, et que ce ne soit pas la mort qui gagne.

A la fin de votre lettre, vous évoquez celle du livre, qui vous a touchée. Je transmettrai vos remarques à mon éditrice (la personne qui m’a aidé à l’améliorer). Mon défaut étant d’en écrire trop, elle a dû batailler pour que j’accepte de réduire la taille du texte (au départ il faisait au moins cent pages de plus) et m’a notamment beaucoup fait travailler sur cette fin pour la rendre plus condensée, plus elliptique, et plus forte. Il est important (même si ce n’est pas toujours agréable évidemment) d’avoir quelqu’un qui jette sur ce que vous écrivez un regard bienveillant mais sans concession : c’est l’une des vérités que je professe avec beaucoup d’aisance devant mes élèves mais que j’ai apprises plus difficilement en tant qu’apprenti romancier…

Je suis en train d’écrire une deuxième histoire (qui ne se passera pas dans un collège !) mais, étant très lent, j’ai bien peur que vous ne puissiez la lire, un jour, peut-être, que bien longtemps après avoir eu votre bac, et même avoir fini brillamment vos études !

D’ici là, je vous envoie à mon tour, chère lectrice, mes respectueuses salutations. »