Enfin (et surtout) Damasio est un styliste.
La création de mots (comme « proferrante »).
L’inventivité des titres de chapitre, « Le sol peut attendre », « Des corps-brumes ».
La recherche romanesque sur la narration : il parvient à individualiser la voix de chacun de ces six narrateurs, (Lorca, Sahar, Saskia, Agüero, Nèr, Tony Tout-Fou), dont la singularité est soulignée par ces signes de ponctuation différents qui envahissent furtivement le paragraphe lorsque le personnage vit un moment de découverte intense, un moment de « furtivité » (et chapeau au travail de la maison d’édition, La Volte, qui suit Damasio dans ses inventions et ses délires).

Le jeu poétique sur les allitérations, qui peut parfois verser dans la virtuosité pure, par exemple dans le passage de l’insurrection de Marseille : la consonne furtive dominante investit le texte comme les forces de la rébellion investissent la ville pour la rendre à ses habitants.
L’usage philosophique du conditionnel, de l’irréel du passé et du présent que Lorca emploie parfois à la place de l’indicatif, pour introduire de l’ouverture furtive jusque dans le cœur fermé du réel.
Mais pas seulement ces moments virtuoses : en fait, chacune ou presque de ces 688 pages est magnifiquement écrite, à la fois orale et très littéraire, dans une recherche de rythme permanente. Il me semble que ce texte pourrait passer haut la main l’épreuve du gueuloir. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, souvent, en lisant Les Furtifs, j’ai pensé à Flaubert (dont j’ai croisé le souvenir aussi cet été).
Et si Damasio était notre Flaubert ?
Le Maître, à la fois en retrait et en plein cœur des enjeux littéraires de notre temps ?
Ecrivant peu mais seulement des chefs d’œuvres, se donnant l’ambition folle de sangler les soubresauts de notre société dans une langue hypertravaillée, à la fois romanesque et poétique ? Dont le style serait aussi signifiant que la pensée ?
Damasio un Flaubert qui prendrait le risque dans sa maturité d’être fidèle à l’utopie de sa jeunesse mais qui resterait artiste jusqu’au bout des syllabes ?
De cette musicalité potentielle témoigne Entrer dans la couleur, l’album orpaillant le texte, où les improvisations à la guitare de Yann Péchin accompagnent simplement la voix de l’auteur. Et ça suffit pour être beau.