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AU CAFE DU TRAGIQUE (III)

Une ou deux minutes plus tard entre un groupe de cinq ou six bourgeois quinquagénaires. Ils s’assoient juste en face du professeur, commandent, se mettent à parler très fort. Ils discutent d’une histoire confuse d’immeuble déclaré insalubre, dont ils ont l’air d’être les copropriétaires en conflit avec la municipalité. « Je suis maudit, se le professeur, j’ai trouvé le moyen d’aller m’installer dans l’unique café de cette ville où il est totalement impossible de corriger. ». La conversation devient rapidement plus personnelle. Ils ont l’air de faire plus ample connaissance, comme s’ils se rencontraient vraiment pour la première fois, après avoir assisté ensemble à une réunion publique.

Soudain, un des hommes, qui n’a presque rien dit jusque-là, prend la parole. Pourquoi Normal tend-il soudain l’oreille ? Pour la première fois depuis le début de l’après-midi, ce n’est pas une conversation qui s’impose de force à lui mais une qu’il fait l’effort d’écouter, d’abord par bribes, puis en restant de moins en moins discret. L’autre, qui a sans doute le même âge que lui, parle d’une voix sourde. Une de ces voix vers lesquelles on tend spontanément l’oreille, face auxquelles on fait spontanément silence, même quand on ne comprend pas exactement ce qu’elles disent, parce qu’on ne les emploie que pour confier à ceux qui nous entourent des choses décisives. Effectivement ce que ce type se met à raconter dans ce café sidère Normal.

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AU CAFE DU TRAGIQUE (II)

A peine une minute plus tard, un vieux bonhomme, assis à quelques tables de Normal, se met à passer un coup de téléphone.

Cet emmerdeur répète toutes ses phrases, comme si sa correspondante ne l’entendait pas, ou ne voulait pas l’entendre, à voix si haute que Normal n’a aucun moyen d’échapper à son monologue : « Oui, allô, ma chérie, oui, ma puce (peut-être est-il content de pouvoir annoncer à l’ensemble du café qu’il appelle quelqu’un « ma chérie, ma puce » ?), tu es dans le train ? Alors, voilà, je me disais que, la dernière fois, on était allé au théâtre, alors, cette fois, on pourrait aller au, comment ça s’appelle, déjà, au, oui (le type paraît hésiter à lancer le mot, comme s’il n’était pas sûr lui-même de l’effet qu’il allait produire sur son interlocutrice invisible, et Normal ne peut s’empêcher de risquer quelques hypothèses, « au cinéma » ou « au restaurant », non, ça ne provoquerait pas tant d’hésitation, alors « au cirque », ou carrément, vieux coquin, « à l’hôtel » ?).

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FRANCE-COREE : DES DEBUTS TRES/ASSEZ REUSSIS

Samedi 8 juin 19

Sur le terrain, des débuts très réussis : quatre buts, de la densité athlétique, des mouvements collectifs.

Et dans le café, des débuts assez réussis : (presque) autant de monde que pour la demi-finale Barça-Liverpool (mais sûrement moins que pour le Turquie-France masculin de ce soir). Un public plus féminin, des familles peinturlurées, qui ont gentiment fredonné la Marseillaise, mais aussi quelques autres duos d’amateurs masculins de foot.

Le Bûcheron qui est très intuitif m’a dit aux alentours de la vingtième cinq minutes : «Attention, c’est le moment du signe!

-Pardon?

-Si Wendy Renard marque de la tête sur corner, je t’annonce que les Françaises seront championnes du monde !

-Ah bon, c’est comme ça que tu raisonnes, toi ?

-Oui. Regarde ! »

La géante a préféré remettre le ballon de la tête à sa camarade de la défense centrale, qui a marqué d’une superbe reprise de volée. Mais le but a finalement été refusé pour un hors-jeu d’une demi-chaussure. J’ai dit à Bûbûche : « Ah merde, elles ne seront pas championnes du monde alors? ».

Il a eu l’air dépité.

Quelques minutes après, comme pour s’excuser de son retard, Wendy Renard a marqué sur corner. Et une deuxième fois juste avant la mi-temps pour bien enfoncer le clou.

C’est toute la difficulté quand on est comme Bûcheron plongé dans le monde archaïque des signes : ils vous révèlent l’avenir mais ils sont quelquefois difficiles à interpréter.

Je lui ai dit qu’il ressemblait aux Grecs de l’Antiquité qui grimpaient la colline de Delphes pour interroger l’oracle d’Apollon Loxias : le dieu se débrouillait pour leur répondre de manière si énigmatique qu’il avait toujours raison même quand il avait tort.

A la mi-temps, j’ai fait lire au Bûcheron le bel article sur le foot féminin de  Yamina Benhamed Daho  dans Diacritik. Je lui ai évité de passer du temps sur les commentaires de l’Equipe, qui paraissent être le (dernier?) refuge des footix misogynes.

Avant notre départ, Grain-de-Moutarde, la fille cadette de Bûbûche nous avait déclaré qu’elle était « pour la plus stricte égalité entre les sexes également dans le domaine du sport ». « Par exemple, a-t-elle ajouté, moi, la coupe du monde de foot, je m’en bats les steaks autant pour les filles que pour les garçons ! ». Un point de vue qui ne manque pas de cohérence.

Elle a conclu : « Ca ne m’empêchera pas d’aller dans les cafés voir les demi-finales, pour le fun et pour boire de bonnes bières ! »

Une vraie fille d’aujourd’hui!

PREMIERE BELLE SOIREE D’ETE

Samedi 02 juin 19

Avant d’aller au cinéma, les deux cinquantenaires boivent un spritz à la terrasse d’un café rue Vavin, puis ils décident d’y dîner, soudain heureux comme des touristes. Le rush est bientôt fini et ils ont réussi à survivre sans trop s’éloigner. Ils évoquent les moments délicieux de leur escapade à Strasbourg. Ils se disent qu’ils voyagent bien ensemble.

En les écoutant, je perçois l’un des secrets de la vie de couple : rester des touristes du quotidien, transformer le plus souvent possible la vie en escapade partagée. Pareille légèreté demande un travail constant.

UNE BELLE COMETE

Vendredi 3 mai 19

La serveuse de ce café de Montrouge entre dans la salle avec une grâce déconcertante et file derrière le comptoir comme une belle comète sombre de trente ans : au bout de plusieurs secondes, il comprend qu’elle se déplace sur des rollers.

Le sourire qu’elle s’adresse à elle-même en briquant son zinc dit qu’elle a déjà beaucoup connu de la vie. Même quand elle tombe, et ça lui arrive, elle se relève. Et ça n’est pas ça qui va l’empêcher de roller sa bosse !

LE TACTICIEN DE COMPTOIR

1er mai 19

Le soir, Bûcheron va regarder Barça-Liverpool dans un pub du 15ième cher à son coeur, qui a changé d’enseigne sans lui demander l’autorisation : il s’appelle désormais « Au Boulot » mais il diffuse toujours les matches sur ses grands écrans.

Bûche s’installe au bar, à côté d’un autre quinquagénaire. Drôle de type : très mince, des yeux cernés de fumeur, il règle d’emblée trois pintes de bière, parce qu’il sait que telle sera sa consommation. Il analyse le match avec la même rigueur mais l’on sent qu’il prend un plaisir très narcissique à régaler les autres consommateurs de sa science du football. Bûbûche et lui sont tous les deux impressionnés par l’ambition du jeu de Liverpool, qui est capable de bousculer le Barça mais qui finit par perdre 3-0.

Le tacticien de comptoir annonce avec trente secondes d’avance où le ballon du coup franc de maître Léo va finir sa course : « Lucarne ».

« Ce petit Messi, constate avec fair-play l’homme aux yeux cernés, est toujours le plus grand. Pour deux ou trois ans encore. Et ensuite, que fera le Barça sans lui ? ».

Le Bûcheron et l’inconnu se donnent déjà rendez-vous pour la finale Ajax-Barça, où ils soutiendront l’énergie rafraîchissante de l’Ajax mais applaudiront sportivement à la victoire du Barça.  

« BONSOIR, LES GILETS JAUNES »

Mardi 30 avril 19

« Bonsoir, les gilets jaunes ! »

Une bonne vingtaine de motos de la police passe le long du parc Montsouris : ils sont deux sur chaque moto, un numéro dans le dos. Ils se préparent sûrement pour la manif du 1er mai. Ce défilé interrompu de motards rappelle de mauvais souvenirs des années 80.

Dans le café entrent trois ouvriers en bleu de travail vert, sur lequel ils portent un gilet jaune. Le serveur, qui a l’air de les connaître, les apostrophe : « Bonsoir, les gilets jaunes ! ». L’un des trois, un Arabe jovial, lui répond sur le même ton : « Pourquoi bonsoir ? Il fait encore jour, il n’est que six heures. Pourquoi vous ne faites pas comme les Musulmans ? Bonsoir, c’est quand le soleil se couche, pas avant ! »

Ils se mettent tous à examiner les raisons de cette confusion dans l’emploi du mot « bonsoir ».  Le changement d’heure, l’éclairage électrique, tout ce qui fait qu’on ne s’intéresse plus au soleil qui se couche et qu’on ne sait plus exactement quand le soir commence. Puis le serveur conclut : « Vous feriez mieux d’aller vous cacher avec vos gilets jaunes !

-Mais quels gilets jaunes ? On bosse nous !

-Oui, oui, mais les flics viennent de passer. Il y avait au moins cinquante motos. Ils vous cherchent de partout pour vous taper dessus. Ils ont besoin de s’entraîner pour demain. Faites pas les cons, soyez prudents ! »