Kyrie Eleïson

كِيريَالَيسون :

يَا رَبّ صَرلي ميّة سِنِة

بصُوم وبصلّي إرحمني

غِنائي لأجلَك يا رَبّ

صمتي لأجلَك يا رَبّ

آمنت جاهدت استقبلني

اسمحلي أُطلُب آخر شي يا رَيت يَا رَبّ

إِرْحَم إِرْحَمنا

إرْحَمنا وحِلّ عَنَّا

 

Oh seigneur, cela fait cent années
de jeûne et de prière
épargne-moi
mon chant est pour toi
mon silence est pour toi

j’ai cru, j’ai lutté
épargne-moi
et accorde-moi une dernière requête

épargne-nous
et laisse-nous tranquille.

Bachar Mar-Khalifé est un pianiste et percussionniste d’origine libanaise. Son troisième album, « Ya Balad », est annoncé pour le 2 octobre. J’ai écouté ce premier extrait, « Kyrie Eleïson », cet après-midi par hasard à la radio. J’en suis resté bouche bée. Et ce soir, en lisant les paroles, je le trouve encore plus beau.

 

 

 

Boussole

Le dernier roman de Mathias Enard, qui va sortir dans le courant du mois d’août, est une rhapsodie mélancolique, profonde, drôle, exaltante. Sa composition est étonnante : une nuit d’insomnie, rythmée par le défilement des heures, mais surtout par l’entrecroisement des souvenirs dans une sarabande proustienne : « J’entends paisiblement cette mélodie lointaine, je regarde de haut tous ces hommes, toutes ces âmes qui se promènent encore autour de nous : qui a été Liszt, qui a été Berlioz, qui a été Wagner, et tous ceux qu’ils ont connus, Musset, Lamartine, Nerval, un immense réseau de textes, de notes, et d’images, net, précis, un chemin visible de moi seul qui relie le vieux von Hammer-Purgstall à tout un monde de voyageurs, de musiciens, de poètes (…) et aux douces fumées d’Istanbul et de Téhéran, est-il possible que l’opium m’accompagne encore après toutes ces années, qu’on puisse convoquer ses effets comme Dieu dans la prière –rêvais-je de Sarah dans le pavot, longuement, comme ce soir, un long et profond désir, un désir parfait, car il ne nécessite aucune satisfaction, aucun achèvement ; un désir éternel, une interminable érection sans but, voilà ce que provoque l’opium. » Ces souvenirs sont ceux du viennois Franz Ritter, musicologue et non pas musicien, spécialiste des musiciens inspirés par l’Orient. Il se souvient de ses rencontres plus ou moins ratées, mais toujours passionnantes, avec Sarah, une brillante chercheuse française, dont il est tombé amoureux quinze ans auparavant. Celle-ci me rappelle un peu Angelica Pabst, le personnage féminin d’Un tout petit monde de David Lodge (qui est d’ailleurs cité au début de Boussole comme un des modèles possibles), mais en beaucoup plus profond.

Car le domaine d’étude de Sarah est d’une grande actualité : elle travaille sur l’orientalisme, c’est à dire sur la façon dont l’Occident depuis des siècles a construit l’image de l’Orient. Elle cherche à dépasser la thèse d’Edward Saïd qui fait de cette construction imaginaire une simple appropriation colonialiste de l’Orient par l’Occident. Elle veut montrer qu’il s’agit d’une construction commune et d’un patrimoine commun : d’abord parce que l’Orient a profondément transformé et nourri la culture occidentale (elle analyse par exemple avec brio l’influence des Mille et une nuits sur La recherche du temps perdu) et que le Soi occidental ne s’est jamais aussi bien épanoui que dans cette rencontre avec l’Autre oriental, même lorsqu’elle n’est que seconde ou même troisième : « Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d’Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s’appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ses œuvres elles-mêmes indirectes. » Mais ensuite parce que ce « Tiers-Orient », ce rêve du rêve d’Orient, il est désormais à la disposition des Orientaux eux-mêmes, qui peuvent s’y reconnaître ou pas, en tout cas se l’approprier, y puiser et le transformer (cette idée est illustrée par le poétique cadeau d’anniversaire qu’offre un jour Franz à Sarah :

une sevdalinka, une chanson populaire bosniaque dont l’étrange création, que je te laisse découvrir, prouve à merveille cette idée d’une création commune).

La quête amoureuse de Franz, qui poursuit Sarah à travers tout le Moyen Orient, Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, puis Téhéran (avant qu’elle ne lui échappe encore plus loin mais, peut-être, pour mieux lui revenir), on voit bien qu’il s’agit d’une métaphore de cette poursuite d’un Orient fantasmé. Néanmoins, les deux personnages sont suffisamment attachants pour ne pas être de purs symboles ou de simples porte-paroles. On a les yeux de Franz pour la trop brillante et (presque) insaisissable Sarah. En comparaison, il paraît presque terne. Mais, en revanche, il a un tel humour, il porte un regard si mélancoliquement caustique sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, sur ses petits travers et ses grandes illusions, qu’on en vient à souhaiter naïvement qu’ils finissent par se (re)trouver.

Une deuxième piste, c’est la satire de ce petit monde des universitaires européens, spécialistes du Moyen-Orient. Il y a là une petite galerie de personnages secondaires assez croquignolets. De Bilger, l’archéologue allemand en quête des cités perdues du désert, qui ne connaît de la langue arabe que ce qu’il lui en faut pour diriger ses terrassiers syriens, au sociologue français Faugier, qui explore les bas-fonds de Turquie et d’Iran à la poursuite de son propre fantasme de sexe et de came. Chacun est emblématique d’un rapport de domination possible à l’Orient. Mais ce qu’il y a de fort, c’est qu’Enard donne à chacun de ces personnages ridicules une occasion de devenir profond et touchant : par exemple la confession de Morgan, le directeur du centre culturel de Téhéran, qui tombe amoureux fou de la belle Azra sur fond de révolution khomeiniste et qui est prêt à toutes les trahisons pour se débarrasser de son rival trop aimé et trop aimant, devient un passage bouleversant, l’un des quatre ou cinq où le récit prend son envol et se développe en une sorte de nouvelle autonome.

L’intérêt principal du roman, c’est à travers cette Maqâma de souvenirs que Franz se donne à lui-même, l’évocation de tous les musiciens, les écrivains, les aventuriers, principalement ceux du XIXe et des années 30, qui ont été fascinés par le Moyen Orient. Boussole est ainsi hanté par des dizaines de figures pitoyables et exaltantes, des plus connues, comme celle de Annemarie Schwarzenbach (l’un des modèles de Sarah), aux plus méconnues, comme Félicien David, le musicien de Désert : Boussole est ainsi le roman des mille et un romans du rêve d’Orient, car chacun de ces itinéraires singuliers pourrait fournir la matière d’un récit autonome. Je dis « pitoyables », parce qu’Enard nous fait très bien sentir que leur quête est impossible à atteindre, qu’ils sont à la recherche d’un pur fantasme. Mais « exaltantes » aussi, parce qu’il a choisi (et on lui en sait gré) de nous faire partager, moins le projet des conquérants et des colonisateurs, qui ont eu l’outrecuidance naïve de prétendre apporter la civilisation à l’Orient, que la quête spirituelle des rêveurs, des aventuriers de l’esprit, qui se sont livrés corps et âmes à leur rêve de l’Autre et qui ont cherché à l’atteindre dans la réalité. Des histoires de perdants, mais de perdants magnifiques.

Enfin, Enard, dont on sait qu’il enseigne l’arabe et parle le persan, peut, à travers l’itinéraire de ses deux personnages, nous faire saisir de l’intérieur ce qui n’est trop souvent pour nous que le spectacle incompréhensible des actualités télévisées. Il évoque la vie en Syrie, et, dans des pages peut-être encore plus fortes, celle en Iran (notamment à travers la voix du poète Parviz, qui fait résonner en lui les accents douloureux de son peuple mais qui est capable aussi, dans une belle définition de l’amitié, « d’écouter tout ce qu’on ne lui dit pas »). Enard n’hésite pas à commenter l’actualité la plus brûlante aujourd’hui, celle de Daech, ne manifestant aucune complaisance à l’égard des pitoyables égorgeurs qui mènent une guerre contre l’Islam. Mais il écrit que, si les djihadistes sont prêts à détruire les vestiges pré-islamiques, c’est aussi parce que les populations locales ne les perçoivent pas vraiment comme leurs : « nos glorieuses nations se sont approprié l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé, qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. ». Dans l’oasis de Palmyre, nous rappelle-t-il, le touriste qui visitait les ruines somptueuses d’une cité antique passait sans la voir à côté d’une des plus atroces prisons du régime Assad. Surtout, l’immense culture d’Enard lui permet de ne pas se limiter à cette vision d’actualité et de nous rendre accessible ce que nous connaissons trop peu : les cultures arabe et persane. Il y a ainsi des pages magnifiques sur la musique syrienne ou sur la poésie de Khayyam. J’admire cette érudition, parce qu’elle est toujours partagée, généreuse : en nous restituant la richesse des cultures orientales, elle nous donne à ressentir la fascination des artistes occidentaux qui les ont découvertes.

A la fin de cette lecture, on se prend à rêver du pendant de Boussole, le roman placé sous le signe de la boussole inverse qui indiquerait obstinément l’Ouest. On aimerait qu’un romancier d’Orient réponde à Enard et nous rende présent le « rêve d’Occident » qu’a peut-être développé l’Orient. N’y a-t-il pas un « occidentalisme », qui répondrait à « l’orientalisme », et qui serait lui aussi une création commune ? Peut-être découvririons-nous, dans ce propos du romancier oriental sur nous, une image plus cruelle et plus intense de ce que nous ne sommes pas mais que nous voudrions être ? Ou de ce que nous sommes mais que nous ne voudrions pas être ? Ou même de ce que nous sommes sans nous en douter ? Cette vision distanciée, en tout cas, décentrée, faut-il aller la chercher du côté de Sadegh Hedayat, l’auteur de La chouette aveugle que l’insaisissable Sarah mentionne au début et à la fin de son périple, de ce romancier iranien dont je n’avais jamais entendu parler mais sous le patronage angoissé duquel se place Franz l’insomniaque ? Hedayat, qui finit par se suicider à Paris pour échapper à la solitude, alors qu’il était, d’après ce que je lis, à la fois un amoureux de la littérature occidentale la plus contemporaine et un admirable connaisseur de la littérature persane la plus ancienne ? Hedayat, le frère spirituel de Pessoa, le petit homme aux bésicles de fonctionnaire besogneux, qui était aussi l’un des rares à tenir les deux mondes entre ses mains ? Peut-être faut-il aller la chercher du côté de Salman Rushdie, qui, il y a vingt cinq ans déjà, dans les Versets Sataniques, regardait l’Angleterre avec les yeux d’un conteur oriental et l’Inde avec les yeux d’un romancier réaliste ? Hedayat comme Rushdie, pour des raisons différentes, se sont livrés au jeu terriblement dangereux de la dialectique entre soi et l’autre. Dangereux pour l’auteur mais si profitable pour le lecteur, car l’on peut se servir du rêve de l’autre pour se dépasser soi. N’est-ce pas ce que l’amour nous apprend : si l’amour ne permet jamais vraiment d’atteindre l’autre, il offre une chance de s’accomplir soi, dans sa tension même. Boussole est ainsi un roman sur le désir de l’autre, ses impasses, ses illusions, oui, mais aussi son énergie et sa générosité. Voilà pourquoi, à une époque, qui, ici comme là-bas, est en train de verser de nouveau, avec une ignorance coupable, dans la vieille ornière facile du mépris de l’autre, c’est un roman très nécessaire. Sans dévoiler la fin, j’adore la façon dont Sarah définit à Franz son cosmopolitisme : «L’Europe n’est plus mon continent, je peux donc y retourner. Participer aux réseaux qui s’y croisent, l’explorer en étrangère. Y apporter quelque chose. Donner, à mon tour, et mettre en lumière le don de la diversité. » Quitter l’Europe (ne serait-ce qu’en pensée, en lecture) pour y mieux retourner : c’est le trajet urgent auquel nous invite Boussole.

La Vénus d’Arles

Cette statue en marbre a été découverte en 1651 dans les ruines du Théâtre Antique d’Arles, en plusieurs morceaux (on n’a jamais retrouvé les bras).  Elle serait une copie romaine, datant du 1er siècle avant JC, d’un original de Praxitèle, qui aurait pris Phrynè pour modèle.

Louis XIV l’ayant demandé pour orner la Galerie des Glaces, elle fut, plus ou moins adroitement, restaurée et complétée par Girardon. Sa principale interprétation concerne les bras : l’un, baissé, tient un miroir, l’autre, levé, montre une pomme. Girardon voulait donc que l’on identifie la statue avec une Vénus Victrix, une « Vénus triomphante », dans une allusion au mythe du choix de Pâris entre les trois déesses. Une autre interprétation a pu être proposée, plus conforme peut-être à l’art de Praxitèle et à ce qu’on peut supposer de ses intentions : le bras levé aurait rejoint la chevelure, pour y placer peut-être une peigne de corne servant à maintenir la chevelure. On aurait ainsi, non une déesse en majesté, mais une femme tranquillement à sa toilette. Art de l’intime, et non du solennel, comme dans le classicisme précédent.

Furtwängler, qui, au XIXe s, a tenté de reconstituer la carrière de Praxitèle, voit dans le type de la Vénus d’Arles la fameuse Aphrodite de Thespies, que Phrynè aurait offerte en ex voto au temple de sa ville natale. A demi dénudée, elle serait une première étape conduisant à la déesse entièrement nue de Cnide. Hypothèse séduisante, difficile à prouver scientifiquement dans l’état des connaissances sur Praxitèle, mais qui a particulièrement fait rêver le romancier que je suis : le modèle Phrynè aurait ainsi accompagné le sculpteur Praxitèle tout le long du trajet complexe qui l’aurait amené à représenter pour la première fois dans l’art occidental un nu féminin.

On peut admirer aujourd’hui la Vénus d’Arles au musée du Louvre.

 

Phrynê au XIXe siècle (2) : Gérôme

Passons à Gérôme. L’inénarrable Gérôme. Il fit un beau scandale au Salon de 1861 en peignant la deuxième scène fameuse où notre hétaïre s’exhiba nue en public. Ou plutôt fut exhibée. Mais l’Hypéride de Gérome se laisse un peu entrainer par la violence de son mouvement oratoire ; au lieu de montrer seulement son sein, il la met carrément toute nue. Il fallait bien que les spectateurs faussement indignés du Salon en eussent pour le prix de leur billet d’entrée! La jeune Phrynè, qui avait dû par mégarde oublier ce jour-là de mettre sa tunique de dessous, est tellement stupéfaite de l’audace de son partenaire commercial qu’elle place ses deux bras très haut devant son visage pudiquement détourné. Ce qui lui permet d’exhiber encore plus ses deux tétons et tout le reste de sa chair fraiche. Elle ne cache ainsi que ses yeux. Refusant de voir qu’on la voie. Doublement honteuse.

Je peux quand même être redevable à Gérôme, parce que c’est en réaction contre cette vision académique et hypocritement provocante  que j’ai commencé à imaginer ma propre Phrynê. C’est dans mon agacement face à Gérôme que j’ai commencé à pressentir sa colère contre ses juges et même contre son défenseur.

Revenons à la toile de Gérôme, au corps exhibé de cette demoiselle qui se cache le visage parce que c’est la première fois, non pas qu’on la déloque mais qu’on la déloque devant soixante bonshommes d’un coup. Le corps tout blanc, bien crémeux, encore plus que le marbre de la tribune, est éclairé par un jet de lumière vive qui vient droit du regard allumé du spectateur. Mais le peintre académique ne va pas assez loin : le corps nu reste idéalisé, tout blanc, sans poil, sans fente. Gérôme n’ose pas montrer la réalité velue du corps mythique, Gérôme n’est pas Courbet.  En revanche, les têtes des vieux bonhommes qui la jugent sont délectables, le peintre s’est bien amusé à accentuer leurs diverses attitudes de réprobation, d’intérêt ou d’effroi. Des bras s’agitent, des mâchoires tombent. Ce qui est drôle aussi, c’est la petite statue d’Athéna placée sur l’autel de la tribune : ne se dresse-t-elle pas comme un mini phallus furibond pour interdire à ceux des vieillards qui se sentiraient un reste d’appétit d’esquisser le moindre geste vers la pâtisserie féminine ? D’ailleurs, la palette ne manque pas de richesse. Magentas turgescents des tuniques des vieux bonhommes rassis, jeune ivoire de la chair offerte de la femme, cyan froidement lucide du vêtement d’Hypéride et ce voile faussement azur du vêtement qu’il vient d’ôter à sa maîtresse et qui tourbillonne dans l’air. Ne désigne-t-il pas, là dans le coin gauche du tableau, assise, cette étrange forme sombre que j’ai failli ne pas voir, cet amas humain de vêtement beige dont on ne distingue pas le visage de nuit ? Un esclave greffier? L’accusateur, dont on dit qu’il était un ancien amant de la belle putain, qu’il s’appelait Euthias, et qu’il était empli d’une jalousie si féroce qu’il préférait la faire condamner à mort plutôt que la voir appartenir à d’autres ? N’est-ce pas Thanatos en personne, en chair et en ombre ?

Qu’a-t-il compris de Phrynè, le père Gérôme, en exhibant ce morceau de chair, dont même la pudeur est tellement ostensible qu’elle devient simple afféterie ? Pas grand chose sans doute. En revanche, il a compris beaucoup du désir masculin, dans la violence du geste qui dénude, la fausse indignation des regards qui se repaissent, et l’attente sombre de la forme sans visage …

Célébrissime professeur à l’Ecole des Beaux-Arts, Jean-Léon eut son buste de son vivant dans la cour de l’Institut et aujourd’hui tout le monde condescend à se gausser de sa toile la plus célèbre, moi y compris. Jeune, il fit comme Pradier et tant d’autres le voyage d’Italie, dans les valises de son professeur, le très austère et délicat Delaroche qui avait inventé « l’anecdote historique », la scène d’histoire transformée en scène de genre que ses élèves firent dériver franchement vers le tableau de cul. Mais Jean-Léon n’en rapporta qu’un « Combat de coqs », regardé par une jeune fille et un éphèbe mièvres (ils sont tous deux manifestement de bonne famille mais ils ont oublié leurs vêtements chez leurs parents). Et un « Combat de gladiateurs » qui nous prouve que, s’il avait vécu aujourd’hui, Gérôme aurait tourné des péplums de série B.

Je me souviens aussi d’avoir vu, il y a quelques années, des sculptures, où ses recherches sur la polychromie aboutissaient presque à un hyperréalisme à la fois guindé et saisissant.

Orientaliste ou antiquisant obsessionnel, s’éloignant dans l’espace ou dans le temps, on se demande si Jean-Léon ne fixe avec une telle précision documentaire l’ailleurs autrefois que pour éviter d’avoir à regarder en face sa propre époque.  Tiens, une histoire amusante. Vieillard célèbre mais atrabilaire, lors de l’Exposition de 1900, il barra de son corps décoré au président de la République (oui, parce que c’était encore une époque où les présidents de la République fréquentaient les expos de peinture et pensaient qu’il faisait partie de leurs attributions de paraître cultivés) l’entrée de la salle des Impressionnistes : «n’entrez pas, monsieur le Président, c’est la honte de l’art français ».

Carpeaux fit son buste : un bonhomme vif, à la moustache pleine d’allant, et pourtant son esprit était lourd. Il n’avait pas compris que la France était en train de changer sous ses yeux et que ce qui faisait sa honte ferait bientôt sa gloire (mais, entre parenthèses, moi, qui me moque à bon compte de lui, sais-je vraiment ce qui change dans la France et dans l’art d’aujourd’hui ?) Zola se désolait déjà que, de son vivant, cette baderne de Gérôme eût toujours été plus célèbre que Courbet et s’indignait des partialités stupides du public. Tout est dit. Balayons-le !

Non, pas tout : dans le temps où ce vieux réac éructait contre les impressionnistes, et alors que son milieu social flirtait avec l’antisémitisme, il fut l’un des rares dreyfusards. Pourquoi ? Par respect de la vérité, qu’il plaçait au dessus de tout, et même de la nation ? Son deuxième côté « grec », avec l’amour de la beauté classique et des nudités crémeuses ? Le bon côté du ringardisme : l’attachement à des valeurs considérées comme universelles ? Il fut l’un des premiers à souscrire pour l’érection d’un monument à Zola après l’assassinat de celui qui avait passé sa vie à lui cracher dessus.

Voilà, maintenant nous pouvons laisser retomber cette marionnette dans le coffre moisi de l’académisme. Sans peut-être oublier tout à fait le reflet rosissant du dos et des fesses de la « Galatée » qui s’anime d’être embrassée par Pygmalion ?

Ou « Le Bain Maure » : la teinte vert d’eau des carreaux de ce hammam dans laquelle une servante noire lave sa maîtresse blanche au lieu de l’étrangler ?

Love

Le film de Gaspar Noé est une expérience de cinéma saisissante.

Murphy, un jeune Américain venu étudier à Paris le cinéma et rêvant d’être réalisateur, vit en couple avec Omi, dont il a un petit garçon de deux ans, Gaspar. Il se sent piégé. Un matin, il découvre sur son répondeur un appel de la mère d’Electra, qui s’inquiète de n’avoir plus de nouvelles de sa fille. Electra est le grand amour de Murphy, qu’il regrette toujours deux ans après leur rupture. Pendant une journée, il va se souvenir d’elle. Allers-retours entre le présent et le passé, où on va les voir se quitter, se déchirer, se perdre, se découvrir, se rencontrer.

A mon sens, ni un film pornographique, ni un film érotique. Un film sur la passion amoureuse considérée comme une drogue. Finalement un thème aussi vieux (ou aussi neuf) que le monde. Mais Murphy, le jeune apprenti réalisateur (le double du cinéaste sûrement dans son mépris hargneux du conformisme français) se demande pourquoi on n’a jamais vu au cinéma (ou si rarement, car on pourrait lui citer, outre La vie d’Adèle, l’encore récent Lady Chatterley de Pascale Ferran) le sexe et l’amour dans leur lien essentiel. Pas un film d’amour, pas un film de sexe, mais un film sur le sexe en amour. Ce que rêve Murphy, c’est que fait Gaspar Noé. Bizarre impression de nouveauté, alors même qu’il s’agit de deux « choses humaines » assez ordinaires, ou du moins universelles.

D’où vient la radicalité? De la façon de filmer (à laquelle ne rend pas du tout justice la bande annonce racoleuse). Plans frontaux. De haut, de face. Sans presque aucun mouvement de caméra que des travellings arrière pour accompagner les personnages en extérieur. La caméra nous place sans afféterie face à ces corps, ces étreintes, ces conversations, ces orgasmes, ces disputes, ces expérimentations, ces trahisons, ces accès de violence, ces moments de douceur, et nous laisse les regarder. Les observer. Les juger, éventuellement. Nous confronte à eux. Ce qui est étrange, c’est que, dans la radicalité de ces plans fixes, il y a, souvent, une grande beauté. Beauté à la fois esthétique, tenant au style du cinéaste, à son sens de la composition, et non esthétique, en ce sens qu’elle est liée à l’intensité du regard sans complaisance qu’il nous force à poser sur ces corps en désir.

Alors, bien sûr, les deux personnages principaux sont de jeunes artistes, ou qui se prennent pour tels, junkies, immatures, prétentieux, égoïstes, tout ce qu’on veut, j’accepte. Peut-être aurait-il été tout aussi intéressant, et aussi juste, d’aborder le lien entre l’amour et le sexe à partir de personnages plus ordinaires, finalement moins convenus dans leur excès même mais qui auraient pu atteindre, dans la passion les submergeant, à une authenticité et une intensité aussi fortes. D’accord. Mais, au moins, Murphy et Electra ne sont pas lisses. Ils sont bruts, plein d’aspérités. Gaspar Noé refuse l’aseptisé, le calibré. Cela se voit dans le corps même des comédiens qu’il a choisis, dans la toison des deux filles (ou ne serait-ce que les dents de Aomi Muyock, la comédienne qui incarne Electra, pas arrangées, comme si elle était la seule fille actuelle à n’avoir pas porté d’appareil dans son adolescence), le corps viril mais pas vraiment musclé du garçon. Il a choisi des corps jeunes mais pas glamour. Des corps qui n’auraient pas été formatés par le dentiste, l’esthéticienne ou la salle de musculation, et qui, sur un écran, en paraissent d’autant plus singuliers. Les trois comédiens principaux, Karl Glusman, Aomi Muyock et Klara Kristin, se donnent corps et âmes avec une intensité stupéfiante. Ce sont eux aussi, par leur générosité, par leur ouverture dans la façon d’aborder les scènes de sexe mais aussi de conversation, qui nous rendent les personnages attachants, et leur itinéraire passionnant. Ces comédiens-là, portés par le projet du réalisateur, débarrassent leurs personnages de leurs scories et les amènent à l’essentiel.

Peut-être aussi y a-t-il quelques longueurs, sur la fin, quelques scènes dispensables. Notamment des détours par des boites, des clubs échangistes, ou une expérience avec un trans. Je crois comprendre le propos, réhabiliter le libertinage comme thème à explorer, dans une époque qui, quoi qu’on en dise, est menacée par le conformisme et l’ordre moral, aborder toutes les tentations, les expériences, les fantasmes, sans fausse honte. Mais le spectateur se sent moins concerné, parce que ces scènes-là font un peu redites, en moins fort, que la scène à trois entre Murphy, Electra et Omi, qui nous en dit beaucoup plus sur le fantasme, la possession, l’abandon, l’expérimentation, la jalousie.

Un autre aspect un peu agaçant, c’est l’emploi de la langue anglaise. Pertinent entre un Américain et une Française, ou entre trois étudiants étrangers, il devient artificiel entre une mère française et sa fille, entre deux copines. On aurait aimé que ce film s’interdise toute artificialité, même ou surtout pour des impératifs de distribution.

Ces réserves faites, quelle oeuvre ! Le spectateur est d’abord déconcerté, parfois irrité, souvent bousculé, mais finalement subjugué, et passionné. Voilà une autre définitition possible du chef-d’oeuvre : non pas l’oeuvre parfaite mais celle qui dans sa radicalité ose viser à l’essentiel.

Alors que je l’ai vu hier interdit aux moins de seize ans, je lis ce matin qu’il pourrait être interdit aux moins de dix-huit ans. Ce changement me paraît un peu crétin. Effectivement Love est un film pour adultes, en ce sens qu’il porte un regard adulte sur le sexe, sur la matérialité des sexes masculin et féminin, et leurs manifestations physique, l’éjaculation par exemple et sans doute peut-il choquer des adolescents. D’un autre côté, il n’y a pas de voyeurisme, pas de complaisance (mais un regard). Le vrai thème, c’est la passion amoureuse -doit-elle être interdite aux moins de dix-huit ans? On est toujours surpris de constater que le censeur est plus sensible au sexe qu’à la violence, qu’il laisse passer dans un film d’action des dizaines de meurtres tous plus terrifiants les uns que les autres, sans songer à en protéger quiconque, sinon parfois les moins de douze ans, tandis qu’il interdit jusqu’à dix huit des personnages en train de faire l’amour. Pourquoi un coït reste-t-il plus problématique qu’un meurtre, alors que la plupart d’entre nous (espérons-le en tout cas) est ou sera concerné plus directement par le coït que par le meurtre? Serait-ce justement parce que la censure concerne moins souvent un rapport à la moralité qu’un rapport à la réalité : la violence montrée par un certain cinéma d’action est déréalisée, gratuite, tandis que le sexe montré par « Love » a pour objet, non pas le fantasme, mais le rapport au réel? Peut-être devrions-nous nous féliciter qu’Eros à nos yeux reste plus dérangeant que Thanatos, parce que plus réel? Finalement, la seule chose qui serait vraiment embêtante avec cette interdiction, c’est que la polémique empêche les spectateurs non pas de voir le film, mais de le regarder.