Love

Le film de Gaspar Noé est une expérience de cinéma saisissante.

Murphy, un jeune Américain venu étudier à Paris le cinéma et rêvant d’être réalisateur, vit en couple avec Omi, dont il a un petit garçon de deux ans, Gaspar. Il se sent piégé. Un matin, il découvre sur son répondeur un appel de la mère d’Electra, qui s’inquiète de n’avoir plus de nouvelles de sa fille. Electra est le grand amour de Murphy, qu’il regrette toujours deux ans après leur rupture. Pendant une journée, il va se souvenir d’elle. Allers-retours entre le présent et le passé, où on va les voir se quitter, se déchirer, se perdre, se découvrir, se rencontrer.

A mon sens, ni un film pornographique, ni un film érotique. Un film sur la passion amoureuse considérée comme une drogue. Finalement un thème aussi vieux (ou aussi neuf) que le monde. Mais Murphy, le jeune apprenti réalisateur (le double du cinéaste sûrement dans son mépris hargneux du conformisme français) se demande pourquoi on n’a jamais vu au cinéma (ou si rarement, car on pourrait lui citer, outre La vie d’Adèle, l’encore récent Lady Chatterley de Pascale Ferran) le sexe et l’amour dans leur lien essentiel. Pas un film d’amour, pas un film de sexe, mais un film sur le sexe en amour. Ce que rêve Murphy, c’est que fait Gaspar Noé. Bizarre impression de nouveauté, alors même qu’il s’agit de deux « choses humaines » assez ordinaires, ou du moins universelles.

D’où vient la radicalité? De la façon de filmer (à laquelle ne rend pas du tout justice la bande annonce racoleuse). Plans frontaux. De haut, de face. Sans presque aucun mouvement de caméra que des travellings arrière pour accompagner les personnages en extérieur. La caméra nous place sans afféterie face à ces corps, ces étreintes, ces conversations, ces orgasmes, ces disputes, ces expérimentations, ces trahisons, ces accès de violence, ces moments de douceur, et nous laisse les regarder. Les observer. Les juger, éventuellement. Nous confronte à eux. Ce qui est étrange, c’est que, dans la radicalité de ces plans fixes, il y a, souvent, une grande beauté. Beauté à la fois esthétique, tenant au style du cinéaste, à son sens de la composition, et non esthétique, en ce sens qu’elle est liée à l’intensité du regard sans complaisance qu’il nous force à poser sur ces corps en désir.

Alors, bien sûr, les deux personnages principaux sont de jeunes artistes, ou qui se prennent pour tels, junkies, immatures, prétentieux, égoïstes, tout ce qu’on veut, j’accepte. Peut-être aurait-il été tout aussi intéressant, et aussi juste, d’aborder le lien entre l’amour et le sexe à partir de personnages plus ordinaires, finalement moins convenus dans leur excès même mais qui auraient pu atteindre, dans la passion les submergeant, à une authenticité et une intensité aussi fortes. D’accord. Mais, au moins, Murphy et Electra ne sont pas lisses. Ils sont bruts, plein d’aspérités. Gaspar Noé refuse l’aseptisé, le calibré. Cela se voit dans le corps même des comédiens qu’il a choisis, dans la toison des deux filles (ou ne serait-ce que les dents de Aomi Muyock, la comédienne qui incarne Electra, pas arrangées, comme si elle était la seule fille actuelle à n’avoir pas porté d’appareil dans son adolescence), le corps viril mais pas vraiment musclé du garçon. Il a choisi des corps jeunes mais pas glamour. Des corps qui n’auraient pas été formatés par le dentiste, l’esthéticienne ou la salle de musculation, et qui, sur un écran, en paraissent d’autant plus singuliers. Les trois comédiens principaux, Karl Glusman, Aomi Muyock et Klara Kristin, se donnent corps et âmes avec une intensité stupéfiante. Ce sont eux aussi, par leur générosité, par leur ouverture dans la façon d’aborder les scènes de sexe mais aussi de conversation, qui nous rendent les personnages attachants, et leur itinéraire passionnant. Ces comédiens-là, portés par le projet du réalisateur, débarrassent leurs personnages de leurs scories et les amènent à l’essentiel.

Peut-être aussi y a-t-il quelques longueurs, sur la fin, quelques scènes dispensables. Notamment des détours par des boites, des clubs échangistes, ou une expérience avec un trans. Je crois comprendre le propos, réhabiliter le libertinage comme thème à explorer, dans une époque qui, quoi qu’on en dise, est menacée par le conformisme et l’ordre moral, aborder toutes les tentations, les expériences, les fantasmes, sans fausse honte. Mais le spectateur se sent moins concerné, parce que ces scènes-là font un peu redites, en moins fort, que la scène à trois entre Murphy, Electra et Omi, qui nous en dit beaucoup plus sur le fantasme, la possession, l’abandon, l’expérimentation, la jalousie.

Un autre aspect un peu agaçant, c’est l’emploi de la langue anglaise. Pertinent entre un Américain et une Française, ou entre trois étudiants étrangers, il devient artificiel entre une mère française et sa fille, entre deux copines. On aurait aimé que ce film s’interdise toute artificialité, même ou surtout pour des impératifs de distribution.

Ces réserves faites, quelle oeuvre ! Le spectateur est d’abord déconcerté, parfois irrité, souvent bousculé, mais finalement subjugué, et passionné. Voilà une autre définitition possible du chef-d’oeuvre : non pas l’oeuvre parfaite mais celle qui dans sa radicalité ose viser à l’essentiel.

Alors que je l’ai vu hier interdit aux moins de seize ans, je lis ce matin qu’il pourrait être interdit aux moins de dix-huit ans. Ce changement me paraît un peu crétin. Effectivement Love est un film pour adultes, en ce sens qu’il porte un regard adulte sur le sexe, sur la matérialité des sexes masculin et féminin, et leurs manifestations physique, l’éjaculation par exemple et sans doute peut-il choquer des adolescents. D’un autre côté, il n’y a pas de voyeurisme, pas de complaisance (mais un regard). Le vrai thème, c’est la passion amoureuse -doit-elle être interdite aux moins de dix-huit ans? On est toujours surpris de constater que le censeur est plus sensible au sexe qu’à la violence, qu’il laisse passer dans un film d’action des dizaines de meurtres tous plus terrifiants les uns que les autres, sans songer à en protéger quiconque, sinon parfois les moins de douze ans, tandis qu’il interdit jusqu’à dix huit des personnages en train de faire l’amour. Pourquoi un coït reste-t-il plus problématique qu’un meurtre, alors que la plupart d’entre nous (espérons-le en tout cas) est ou sera concerné plus directement par le coït que par le meurtre? Serait-ce justement parce que la censure concerne moins souvent un rapport à la moralité qu’un rapport à la réalité : la violence montrée par un certain cinéma d’action est déréalisée, gratuite, tandis que le sexe montré par « Love » a pour objet, non pas le fantasme, mais le rapport au réel? Peut-être devrions-nous nous féliciter qu’Eros à nos yeux reste plus dérangeant que Thanatos, parce que plus réel? Finalement, la seule chose qui serait vraiment embêtante avec cette interdiction, c’est que la polémique empêche les spectateurs non pas de voir le film, mais de le regarder.