J’adore cette façon de voyager (qui me fait penser à certaines des pages les plus délicieuses de La force de l’âge de Beauvoir). On parcourt plus de distance qu’à pied, on traverse des villes et des petits coins de campagne, on alterne l’effort physique et les visites culturelles, les campings et les hôtels, les petits déjs à même le sol et les restaurants, les étapes de cinquante kilomètres et les jours de repos, on voit changer les paysages, on fait des rencontres.
D’avoir effectué ces neuf jours de randonnée à travers la canicule, puis l’orage, avant de trouver la douceur, et de finir par une dernière journée venteuse d’orage en arrivant au Mont Saint-Michel, a rendu le périple plus sportif que prévu. Cela nous a obligés à nous adapter, à être attentifs à la météo, à raccourcir ou allonger nos étapes, guetter les coins d’ombre et les fontaines, surveiller les nuages, fréquenter aussi les piscines, réserver dans des hôtels ou des bungalows pour ne pas être mouillés, nous ménager une journée de repos incongrue et finalement salvatrice, prendre le train et même le car (à cinq vélos !), pour finalement atteindre notre but.
Improviser, optimiser, nous adapter. Curieusement, cela m’a paru être en lien avec le travail d’écriture romanesque, la façon au moins dont je le conçois. Encore un pont entre ce blog et la fiction.
Et puis (malgré, hum, la dispute du
premier jour) ça a été génial de le faire à cinq.
Et de remplir chacun à notre tour le journal d’aventure. C’est moi qui y ai le moins bien écrit.
PS pratique : nous avons préparé la rando à partir du site hyper complet de la Véloscénie. Sur place, outre l’appli « Géovélo », nous nous sommes servis de l’excellent guide papier de Michel Bonduelle, publié aux éditions Ouest France, qui propose des cartes, un descriptif précis des étapes et, pour chaque étape, des adresses acceptant les vélos où nous avons été très bien accueillis. En ce mois de juillet 2019 où nous l’avons parcouru, l’itinéraire était encore peu fréquenté, ce qui lui rajoute encore du charme.
La ballade commence à la sortie du RER Saint-Rémy lès Chevreuse (enfin une station bien adaptée pour les vélos!).
Après avoir grimpé (tant bien que mal ) la côte vers les ruines du Château de la Madeleine, nous progressons à travers bois sur l’idyllique « Chemin Jean Racine » : il suit sur une dizaine de kilomètres l’itinéraire que parcourait le jeune Jean (à pied ou à cheval ?), entre l’Abbaye de Port-Royal des Champs et le Château de la Madeleine, dont son cousin, intendant du duc de Luynes, l’avait chargé de surveiller les travaux.
Peut-être dans ces bois se récitait-il les passages d’Euripide ou des Ethiopiques qu’il apprenait par cœur, en se cachant de ses chers maîtres jansénistes, parce que ces œuvres parlaient d’amour ? Peut-être sur ces chemins si français rêvait-il déjà aux paysages de la Grèce où ses amoureuses allaient bientôt brûler des passions les plus coupables ? Le brillant jeune homme a écrit des odes à ces paysages :
« Saintes demeures du silence Lieux pleins de charmes et d’attraits »
et ce qui m’amuse, c’est que les vers cités sur le chemin sont dignes d’un sous-préfet aux champs. Dans une lettre de la même période, il confie en prose : « Ici, il n’y a que des gueux et je vais au cabaret trois fois par jour. ». Où est l’accent le plus sincère, où est la vérité de notre futur génie, dans l’ode ou dans la lettre ?
Nous parvenons enfin aux ruines de l’abbaye. Nous montons jusqu’à la ferme, où les Solitaires se replièrent pour laisser la place aux sœurs, et où ils firent construire le bâtiment modeste des Petites Ecoles et un verger.
En ce jour de fête nationale, où la République fait défiler sur les Champs-Elysées les plus coûteux de ses gadgets technologiques en matière d’armement (tiens, une idée qui me passe par la tête, si l’année prochaine nous innovions vraiment, en faisant défiler nos dernières dépenses en matière de paix, de science et d’art?), le musée désuet consacré aux Solitaires est totalement désert, hanté seulement par un gardien fantomatique.
On y trouve des portraits sombres de religieux austères exécutés par Philippe de Champaigne, une reproduction de la machine à calculer de Pascal et une autre de son masque mortuaire.
Racine, âgé de 17 ans, était encore là, en 1656, lorsque Pascal y séjourna pour achever dans la fièvre ses Provinciales. Se sont-ils parlés au moins une fois sérieusement ? Et pour s’y dire quoi, qui nous intéresserait encore aujourd’hui ?
C’est si difficile, dans ce calme, d’imaginer qu’une poignée d’intégristes, de professeurs et de religieuses aient pu inquiéter à ce point le pouvoir royal et les autorités que ces derniers n’aient eu de cesse de faire détruire cette abbaye retirée . Si difficile de se représenter les tempêtes idéologiques qui se déchainaient sous les crânes dans la France catholique et royale : elle est si éloignée de nous aujourd’hui.
Non, ce qui reste de vivant, de présent, c’est le calme.
Ou bien l’agitation des tragédies profanes de Racine, qu’il a écrites contre ses maîtres et qu’il a reniées ensuite pour leur complaire. Etonnant de se dire que cet écrivain génial a renoncé au théâtre pour consacrer les vingt dernières années de sa vie à deux œuvres sans intérêt : une histoire officielle du règne de Louis XIV, dont tout le monde se contrefoutrait même si elle n’avait pas été perdue dans un incendie, et un Abrégé de l’Histoire de Port-Royal, qu’on a retrouvé après sa mort soigneusement dissimulé dans ses manuscrit mais dont tout le monde aujourd’hui se contrefout. La seule chose qui me touche, c’est que ce courtisan soit revenu à ses maîtres alors qu’on les persécutait.
Les idées s’évanouissent, la politique et la théologie. Ce qui ne vieillit pas, c’est la passion, l’amour, la haine, la chute, la fidélité.
Ce qui reste des idées qui se sont élaborées en ce lieu, ce sont les vibrantes Pensées. Heureusement que Pascal n’a pas eu le temps de les noyer dans la monumentale Apologie de la Religion Chrétienne qu’il projetait et que plus personne aujourd’hui ne lirait.
Les systèmes meurent, restent les fragments. Reste le vertige, qui pousse à les rêver. Reste « le silence éternel de ces espaces infinis » qui continue à nous effrayer.
Restent les humbles « Cent Marches », au bord desquelles oublier le vertige cosmique et se faire une petite halte peinarde. Les Solitaires les descendaient chaque jour pour aller à l’église et les remontaient en se mortifiant, nous nous contentons de nous allonger dans l’herbe. Et de nous partager un « Kit et Kat » datant de 1656.
Moment de calme hors du temps, avant de
reprendre nos bécanes et de replonger dans le 21ième siècle.
Au retour, nous trouvons la Véloscénie, qui nous permet d’éviter la route nationale en empruntant des itinéraires de traverse. Pour nous remercier de notre visite, les Solitaires ont permis à Racine et Pascal de nous raccompagner en vélo jusqu’au RER.
Un arbre contemplatif : devant le spectacle du coucher de soleil sur les planches, il sent dans sa tête s’agiter le remous rouge de l’émotion poétique.
Aperçu dans l’ambitieux programme culturel de la saison estivale : Véronique Aubouy sait qu’il faut garder du temps pour la baignade et pour le casino.
Paysage avec photographe.
La fleuriste de la rue Victor Hugo n’est pas contente.
« Regarder la mer, c’est regarder le tout. »
Les Roches Noires
Peut-être est-ce là, bien avant la construction de l’hôtel, que le jeune Flaubert a rencontré Elisa Schlésinger, en empêchant son châle d’être emporté par la marée?
Quelques décennies plus tard, Proust y a séjourné avec sa mère, alors qu’il s’agissait de l’établissement le plus luxueux de Trouville, et a tenté d’y attirer Reynaldo Hahn.
Quelques décennies encore plus tard, Duras y fait de longs séjours, que j’imagine imbibés, mélancoliques et féconds.
Aujourd’hui, au bout de la plage, il constitue une masse presque lugubre.