Archives du mot-clé Demain

A LA RECHERCHE DE L’UTOPIE PERDUE

Mardi 4 juin 19

Voici qu’arrive la cinquième saison de Black Mirror : sera-t-elle aussi génialement glauque et dystopique que les précédentes (j’ai entendu dire qu’elle allait aussi explorer le présent) ?

Je viens de travailler sur le chapitre de l’Eldorado dans Candide avec mes élèves de 2nde et je leur ai proposé d’écrire leur Eldorado du 21ième siècle. Ils ont lancé leurs premières idées et très vite nous nous sommes aperçus qu’ils basculaient spontanément dans la dystopie, comme si l’angoisse et la méfiance du futur était devenue la pente naturelle de leur imaginaire. Je leur ai dit que je n’étais pas surpris : il y a quelques années, j’avais proposé à mes théâtreux de raconter le futur, d’inventer 2034, l’année où ces jeunes gens de 17 ans auraient deux fois 17 ans ; nous avions écrit et monté des scènes toutes plus sombres et grinçantes les unes que les autres.

Les adolescents se rêvent heureux individuellement et en même temps plongés dans un cauchemar collectif. Curieuse schizophrénie de l’avenir.

Pour contrebalancer cette tendance, j’avais cherché des œuvres d’aujourd’hui, livres ou films, qui leur proposeraient des utopies contemporaines, et… je n’en avais pas trouvé. Les adultes eux aussi ont le sperme utopique de moins en moins fertile. Alors même que notre présent bouge à toute allure, que nous sommes à la veille d’une révolution technologique encore plus radicale que les trois qui ont précédé, nous paraissons étrangement incapables de rêver ce futur que nos scientifiques et nos start-ups et nos GAFA sont en train de nous préparer sans nous demander notre avis (et qui d’ailleurs ne concernera qu’une infime poignée richissime d’entre nous). Eux consacrent déjà des milliards de dollars à préparer leur futur, et ne nous laissent à nous que l’angoisse paralysante du nôtre.

Mes jeunes 2nde ont eu l’air intéressés par cette confidence que je leur faisais sur mon expérience avec leurs aînés. Ils ont voulu relever le défi : inventer une utopie qui soit vraiment une utopie, qui ne vire pas insidieusement à la dystopie, mais s’affirme royalement comme une utopie. Comme un rêve qui se sait énergiquement un rêve. Car il ne s’agit pas d’idéalisme naïf. Voltaire ne croit absolument pas à la réalité de l’Eldorado. Il l’invente comme un modèle qui permettra de s’écarter définitivement du château de Tunder-ten-tronk, où tout est faussement mieux dans le meilleur des mondes, pour nous donner à tous, au lecteur comme à ses personnages, la force de chercher la métairie où nous nous mettrons tous ensemble laborieusement, et modestement, et solidairement, à cultiver notre jardin.

Le futur n’est qu’un levier imaginaire qui permet de soulever le réel présent.

Ne plus rêver le futur, c’est s’interdire de croire qu’on peut changer le présent, et c’est les laisser, eux, le changer à notre place, et selon leurs désirs insensés.  

C’est pourquoi aussi j’avais trouvé rafraichissant Demain : faire souffler une très légère brise d’utopie dans un imaginaire surchauffé.

A la recherche de l’utopie perdue : mes adolescents de 2nde sauront-ils relever le défi ?

Et moi ?

Ce serait quoi, mon utopie ?  

Cultiver notre jardin

L’une des images qui me restent du film, c’est un duo d’Anglaises sexagénaires et rigolotes. Elles racontent comment, un jour où elles venaient de voir un documentaire sur l’état désastreux de la planète, elles se sont dit : « Well, on va commencer par ici. Par ce café, par ce quartier. » Et avec une bonne poignée d’autres Anglais farfelus, elles ont commencé à investir le moindre petit espace abandonné de leur cité pour le transformer en jardin de la biodiversité. Elles en ont même installé un devant le commissariat, où les gens peuvent venir ramasser des framboises plutôt que des prunes.

Parmi tous les personnages passionnants qui sont interviewés, je me souviens de ces deux modestes Britanniques, parce qu’elles m’ont fait soudain penser à la fin de Candide que je venais d’expliquer à mes 2ndes. Le moment où Candide coupe enfin la parole à ce ratiocineur de Pangloss : « Cela est bien dit mais il faut cultiver notre jardin. »

Oui, ces deux Anglaises et les autres personnages du film ont commencé à donner son sens le plus actuel à la célèbre formule de Voltaire en se retroussant les manches pour, au sens propre du terme, cultiver notre jardin. Quant à nous, il ne faudra sûrement pas trop tarder à s’y mettre.

Dans Demain, on apprend plein de choses sur aujourd’hui, sur le mécanisme de la monnaie aussi bien que sur les résultats étonnants de la permaculture.

La dernière séquence sur l’école en Finlande m’a paru un peu idyllique mais elle m’a fait rêver quand même.

Le site du film est très intéressant, notamment la rubrique « Les solutions ». On y découvre pas mal de liens intéressants pour commencer à modifier peu à peu ses habitudes, à changer de supermarché et même de banque. Je pense que la BNP n’a qu’à bien se tenir.

Demains aujourd’hui

I.Sortie du trou noir pour émerger enfin dans le calme d’un matin d’écriture.

matin d'écriture

 

II.La rencontre des deux innocents et du corbeau idéologue

Dans « Oiseaux petits et grands », Toto et son fils spirituel, Ninetto, sont deux pauvres diables, c’est à dire, aux yeux de Pasolini, les seuls anges qui vaillent. Ils marchent pour aller dieu sait où le long d’une autoroute en construction symbolisant l’Italie moderne. Jusqu’à ce qu’ils entendent un étrange appel. C’est un corbeau qui parle, avec la voix de Pasolini, évidemment, puisque ce corbeau est un intellectuel de gauche. Ce bavard volatile vient du pays d’Idéologie et niche le plus souvent rue Karl Marx. Cela fait bien rigoler les deux pauvres bougres, qui eux habitent depuis toujours le pays de la déveine. Le corbeau va alors leur raconter une étrange histoire pour leur faire comprendre comment, dans les temps de vraie foi, deux malheureux innocents comme eux pouvaient être appelés à la plus noble et à la plus folle des missions. Et aujourd’hui ? Que reste-t-il comme place aux incarnations de l’esprit populaire ?

Je découvre avec stupéfaction le début de ce film, l’autodérision et la fantaisie dont Pasolini, que je croyais sinistre, pouvait être capable. Ce film de 1966 a cinquante ans cette année. Et si c’était cet Uccellacci et Uccellini, plus que Théorème, Salo ou Œdipe Roi qu’il nous laissait en héritage ? Pourrait-on ne serait-ce que rêver un film comme ça aujourd’hui, qui exprimerait sous la forme d’un road movie picaresque nos interrogations intellectuelles les plus profondes ?

III.Même lorsqu’elle me parle d’études scientifiques parues sur les oiseaux, la voix rauque de Jean-Claude Ameisen parvient à m’intéresser. Cette semaine, par exemple, elle m’apprend que les canaris, deux fois par an, voient leur chant s’appauvrir et se déliter les neurones qui l’avaient cristallisé dans leur mémoire. Mais c’est pour que de nouvelles cellules souches leur permettent bientôt d’en répéter un nouveau en vue de la prochaine période des amours. Il faut oublier un peu pour pouvoir réinventer. Oh être un canari, tuitititititui !

IV. « Le temps où l’être humain est comme un papillon qui sort de sa chrysalide religieuse. » Abdenour Bidar, L’islam sans soumission.

V.Mon nouveau projet m’amène à me replonger dans les années 80, et à retrouver quelques pépites, comme ce « Nice’n’sleazy » des Stranglers et la ligne de basse pétante de JJ Burnel, l’irascible dandy qu’admire tant mon petit rocker à lunettes.

VI. Demain

Je tombe par hasard sur la présentation que fait Cyril Dion du documentaire qu’il a tourné avec Mélanie Laurent. Il dit : « J’ai commencé à écrire le film en décembre 2010. A l’époque je me disais qu’annoncer les catastrophes ne suffisait plus. Il fallait proposer une vision de l’avenir. Chacun a besoin de se projeter, un peu comme quand les gens rêvent de leur nouvelle maison et font des plans chez l’architecte. Or, les plans d’architecte de la société de demain n’existaient pas. Ma première intention était de les mettre en images dans un film. Mais j’avais trop d’activités différentes pour sérieusement m’y atteler. En juin 2012, j’ai fait un burn out. Un mois plus tard, j’ai découvert la fameuse étude d’Anthony Barnosky et Elizabeth Hadly. Jamais une étude ne m’avait fait un pareil effet. Mon propre effondrement rencontrait l’effondrement programmé de la société. Je me suis dit qu’il était temps de faire ce qui comptait le plus pour moi et de mettre ce film sur les rails. J’ai démissionné de mon poste chez Colibris et j’ai commencé à y consacrer la plupart de mon temps. »

Deux idées me vont droit au coeur. D’abord évidemment le projet de trouver des solutions, d’essayer de « dessiner les plans d’architecte de la société de demain », parce que je ressens comme beaucoup de l’angoisse et de la colère face à l’aveuglement suicidaire de notre développement. Mais aussi cette coïncidence qu’il note entre la crise personnelle et la crise collective (elle m’intéresse en tant que romancier, parce qu’il me semble qu’elle est à la base de la création d’un personnage romanesque, lorsque son destin personnel est en lien symbolique avec le destin de son époque).

Et même une troisième idée : dans ma vie aussi penser à « demain », passer à autre chose. Peut-être ce documentaire sur notre destin collectif est-il aussi chargé de m’envoyer un signe personnel?

Promis, demain je vais voir « Demain ». Je verrai bien si c’est cucul ou pas.