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La Vénus d’Arles

Cette statue en marbre a été découverte en 1651 dans les ruines du Théâtre Antique d’Arles, en plusieurs morceaux (on n’a jamais retrouvé les bras).  Elle serait une copie romaine, datant du 1er siècle avant JC, d’un original de Praxitèle, qui aurait pris Phrynè pour modèle.

Louis XIV l’ayant demandé pour orner la Galerie des Glaces, elle fut, plus ou moins adroitement, restaurée et complétée par Girardon. Sa principale interprétation concerne les bras : l’un, baissé, tient un miroir, l’autre, levé, montre une pomme. Girardon voulait donc que l’on identifie la statue avec une Vénus Victrix, une « Vénus triomphante », dans une allusion au mythe du choix de Pâris entre les trois déesses. Une autre interprétation a pu être proposée, plus conforme peut-être à l’art de Praxitèle et à ce qu’on peut supposer de ses intentions : le bras levé aurait rejoint la chevelure, pour y placer peut-être une peigne de corne servant à maintenir la chevelure. On aurait ainsi, non une déesse en majesté, mais une femme tranquillement à sa toilette. Art de l’intime, et non du solennel, comme dans le classicisme précédent.

Furtwängler, qui, au XIXe s, a tenté de reconstituer la carrière de Praxitèle, voit dans le type de la Vénus d’Arles la fameuse Aphrodite de Thespies, que Phrynè aurait offerte en ex voto au temple de sa ville natale. A demi dénudée, elle serait une première étape conduisant à la déesse entièrement nue de Cnide. Hypothèse séduisante, difficile à prouver scientifiquement dans l’état des connaissances sur Praxitèle, mais qui a particulièrement fait rêver le romancier que je suis : le modèle Phrynè aurait ainsi accompagné le sculpteur Praxitèle tout le long du trajet complexe qui l’aurait amené à représenter pour la première fois dans l’art occidental un nu féminin.

On peut admirer aujourd’hui la Vénus d’Arles au musée du Louvre.

 

Les deux Aphrodites

C’est dans le livre XXXVI de son Histoire Naturelle (paragraphes 20 à 24), consacré aux pierres, et au marbre dont se servent les sculpteurs, que Pline évoque la création de la statue la plus célèbre de l’Antiquité. Il y raconte l’anecdote des deux versions du chef-d’oeuvre :

« Ante omnia est non solum Praxitelis, verum in toto orbe terrarum Venus, quam ut viderent, multi navigaverunt Cnidum. Duas fecerat simulque vendebat, alteram velata specie, quam ob id pratulerunt, quorum condicio erat, Coi, cum eodem pretio detulisset, severum id ac pudicum arbitrantes; rejectam Cnidii emerunt, inmensa differentia famae. (…) Illo enim signo Praxiteles nobilitavit Cnidum. »

« Devant toutes les oeuvres, non seulement de Praxitèle mais de la terre entière, se trouve la Vénus que beaucoup ont traversé la mer jusqu’à Cnide pour admirer. Il en avait fait deux et il les mit en vente en même temps. Les formes de l’une étaient voilées; c’est pour cette raison que la préférèrent ceux qui lui avaient passé commande, les envoyés de Cos. Elle coûtait le même prix, mais ils firent le choix de l’austérité et de la pudeur. Les Cnidiens achetèrent la négligée. Immense différence de réputation (…) Par cette seule statue, en effet, Praxitélès fit la gloire de Cnide. « 

Ce qui m’a passionné ici, c’est de constater, que, dès sa conception, cette statue était si problématique qu’elle a donné lieu à deux versions différentes et même contradictoires. Mais la postérité artistique (« fama », la réputation, et « nobilitavit » : rendit illustre) donne raison à la statue immorale, à celle qui ne respecte pas les impératifs d’austérité et de pudeur que l’on réclame aux femmes réelles.

(à suivre)

 

 

Le gros Pline et la joyeuse Phrynè

Quand on fait une recherche sur les textes antiques qui nous parlent de la création de la Déesse nue, l’un des premiers personnages que l’on croise est un gros homme au souffle court, qui circule en chaise à porteurs dans les rues de Rome et du port de Misène. Il s’appelle Pline l’Ancien et il vit au premier siècle après JC (c’est à dire presque cinq cents ans après notre génial sculpteur).

Ce chevalier romain, après avoir passé sa jeunesse à lancer le javelot dans un régiment de cavalerie en compagnie de son pote Titus, le futur empereur, se prit de passion pour le savoir. Il devint obèse parce qu’il ne se déplaçait jamais qu’en chaises à porteur, non par paresse mais par goût de l’effort : ainsi, il pouvait continuer à prendre des notes sur les lectures que lui faisait l’un des esclaves commis à cette tâche (dans une lettre célèbre, Pline le Jeune raconte que son gros oncle lui reprochait de perdre son temps à se promener!). Même chose pendant ses repas. A côté de Pline, notre Gargantua a vraiment un petit appétit! Ce boulimique de lecture ne se distrayait de ses responsabilités administratives et militaires que pour écrire les 37 livres de sa Naturalis Historia. Dans les derniers tomes, consacrés à la minéralogie, il fit comme en passant une petite histoire de la peinture et de la sculpture, qui sont aujourd’hui nos principales sources sur ces deux arts dans l’antiquité. Il eut juste le temps de dédicacer son monument d’érudition à Titus avant d’aller observer l’éruption du Vésuve d’un peu trop près.

Dans le livre XXXIV, consacré aux métaux, en traitant des sculpteur qui ont travaillé ce matériau, Pline évoque brièvement, et avec une certaine vacherie, Praxitèle et l’héroïne de « La première femme nue », la trop belle Phrynè  :

« Praxiteles quoque, qui marmore felicior, ideo et clarior fuit, fecit tamen et ex aere pulcherrima opera. (…) Spectantur et duo signa eius diversos adfectus exprimentia, flentis matronae et meretricis gaudentis. Hanc putant Phrynen fuisse deprehenduntque in ea amorem artificis et mercedem in uultu meretricis. »

« Praxitèle aussi, qui fut plus heureux dans le marbre, et par là plus célèbre, fit néanmoins de très belles oeuvres en bronze. (…) On peut voir deux statues de lui exprimant des sentiments divers : une épouse en pleurs et une courtisane en joie. On pense que cette dernière est Phrynè. L’on prétend saisir dans la statue l’amour de l’artiste et celui de l’argent dans l’expression de la courtisane. »

Mais c’est surtout dans le livre XXXVI, consacré aux pierres, où il traite des sculpteurs ayant travaillé le marbre, que l’Encyclopédiste latin évoque la création de la mythique Cnidienne…

L’Aphrodite de Cnide

C’est le premier type de femme entièrement nue dans la statuaire grecque et le sujet de mon roman. L’original est perdu mais il était tellement admiré dans l’Antiquité qu’un nombre infini de copies en a été fait, en marbre, sur des pièces de monnaie, en terre cuite. On en connait aujourd’hui près de deux cents. Beaucoup sont médiocres. J’en ai vu une, ce printemps, au musée de Naples, qui, au lieu du beau visage de Phrynè, portait celui d’une matrone revêche. J’imagine que le riche propriétaire d’une des villas de Pompéi ou d’Herculanum avait fait copier la statue la plus célèbre de l’Antiquité et avait osé demander au tâcheron qu’il employait de plaquer sur le corps de la déesse de l’amour la tête de sa maîtresse ou de sa femme légitime. On a souvent l’impression que le mauvais goût est la chose du monde la mieux partagée dans notre modernité mais c’était manifestement le cas dès l’Antiquité. Pensée presque rassurante?

Ces copies permettent au moins de se faire une idée de ce que représentait la statue : Aphrodite se déshabillant avant les ablutions rituelles, posant d’une main sa tunique sur un vase de cérémonie, et plaçant l’autre devant son sexe. Soit pour le désigner, soit pour le cacher. Ce qui change totalement l’interprétation que l’on peut faire du sens de cette oeuvre énigmatique : comme on peut le lire sur le site du Louvre, « dans les copies, deux grandes familles vont émerger : l’une d’une déesse dont l’aplomb et l’attitude affirment la sérénité (la Vénus Colonna en est le plus bel exemple) ; l’autre comme la Vénus du Belvédère représente une femme nue aux aguets dont le visage inquiet exprime la crainte d’être vue par des regards indiscrets ». On comprend que ces deux variantes engagent une lecture du type créé par Praxitèle mais aussi une conception globale de la féminité. D’ailleurs, l’exemple type de la déesse montrant sereinement son sexe, la Vénus Colonna, a été pourvue, du XVIIIe s jusque dans les années 1930, d’une draperie pudique cachant ses jambes, afin de pouvoir être intégrée dans les collections du Vatican.

La Vénus Colonna

et la Vénus du Belvédère :

On voit d’ailleurs très bien qu’il ne reste, de ce qui est déjà seulement une copie, que le torse et les cuisses, tandis que les bras, les mains, les pieds, parfois la tête, ont été plus ou moins maladroitement restaurés. On ne peut donc que rêver, devant ces copies si diverses et si mutilées dans leur restauration même, à la beauté de l’original, qui tenait à la douceur du toucher de Praxitélès, et au soin qu’il avait pris de confier sa déesse nue aux pinceaux de Nicias. Les statues grecques étaient polychromes (alors que nous admirons en elles l’essentiel dépouillement de la pierre). Le plus souvent, elles étaient enduites de couleurs crues. Mais Praxitèle attachait tant de prix au rendu de la peau qu’il confiait les plus belles de ses créations aux cires subtiles d’un véritable artiste.

Je dois avouer que la plupart des copies subsistantes de la Première Femme Nue, dans l’état où elles sont, ne me procurent aucune émotion esthétique. Sauf une.

Torse de l'Aphrodite de Cnide Louvre
(Photo de Baldiri, trouvée sur « Wiki commons » )

L’une des plus modestes. Même pas entière. Ayant perdu sa tête (mais on peut l’imaginer à partir de la tête Kaufmann), ses bras et le bas  de ses jambes, elle est réduite à un torse et un dos. Mais, telle qu’elle est, ne procure-t-elle pas une impression de grâce praxitélienne? En tout cas, elle est l’une des rares qui me permettent de ressentir un peu de l’émotion des spectateurs de l’Antiquité devant les originaux créés par le maître.

 

Dos d'Aphrodite

(Photo de Daniel Lebée et Carine Deambrosis, trouvée sur le site du Louvre)

En marbre de Paros, ne mesurant qu’un mètre vingt de haut, elle est vraisemblablement l’oeuvre d’un anonyme copiste du IIe s après JC, qui n’a pas trop démérité de son modèle. J’aime bien les précisions que l’on me donne sur cette délicate copie d’un magistral chef-d’oeuvre : on pouvait la voir jusqu’en 1870 dans les jardins du Luxembourg, sans que l’on sache trop comment elle s’était retrouvée là, puisque sa provenance est inconnue. Peut-être quelques uns de ces étudiants fiévreux dont nous parle Balzac l’ont-ils admirée avant moi? En tout cas, elle est désormais au Louvre. Pour ma part, je ne l’ai découverte qu’après le visage de Phrynè.

On peut rêver aussi de la Première Femme Nue à partir des textes antiques qui nous en parlent.

La légende de Phrynê

Phrynè a vraiment existé. Elle vivait au IVe siècle avant J.-C. et fut l’une des hétaïres les plus célèbres de l’Antiquité. Elle fascina encore bien des peintres et des poètes de notre XIXe siècle qui virent en elle la putain triomphante ou exposée passivement aux regards, l’une des deux figures essentielles de ce qu’ils considéraient comme la féminité. Gérôme, Pradier, Baudelaire. Antique cocotte. Préfiguration de Nana. Un corps. De la chair. Aujourd’hui que l’on se détourne de la culture antique, cette femme légendaire est un peu tombée dans l’oubli. Tant mieux peut-être. Elle peut en ressortir, débarrassée des rêveries usées qu’ont plaquées sur elle les générations d’hommes qui nous ont précédés, neuve et nue, comme Aphrodite sortant des eaux. Prête à susciter notre propre désir et à interroger notre propre regard.
Je l’ai rencontrée pour la première fois en allant me promener au Louvre. J’ai été frappé par la grâce de son visage, en admirant une copie de Praxitèle que l’on connaît sous l’appellation de “Tête Kaufmann” (du nom du collectionneur qui la posséda). J’ai appris que Phrynè avait été la maîtresse de ce célèbre sculpteur et qu’il la fit poser pour créer le premier type de femme nue dans la sculpture grecque.
La plupart des anecdotes que l’on raconte sur elle sont compilées dans un passage des Deipnosophistes, les Sophistes au banquet, d’Athénée. Le Pseudo-Plutarque précise dans sa “Vie d’Hypéride” que Phrynè fut accusée d’impiété et Harpocrate que le dieu qu’elle servait dans un thiase particulier s’appelait Isodaitès. Ces sources antiques sont tardives : Athénée, par exemple, écrit six siècles après Phrynè. C’est pourquoi les érudits modernes s’accordent à penser que la plupart des anecdotes transmises par la tradition sur sa vie sont totalement inventées, et notamment la plus fameuse, celle d’Hypéride dévoilant le buste de Phrynè devant le tribunal de l’Aréopage, que peignit Gérôme.

Gérôme "Phrynè dévoilée devant l'Aréopage"

 

En continuant mes recherches, j’ai appris encore deux choses sur cette belle scandaleuse :
Son nom de guerre, Phrynè, voulait dire en grec “Crapaud” : il lui avait été donné vraisemblablement à cause de la couleur bistre de sa peau.
Sa ville, Thespies, avait été détruite par les Thébains au moment de la bataille de Leuctres (371 av. J.-C.). Je me suis dit que cela donnait un étrange relief à certaines des anecdotes transmises incidemment par Athénée : sa carrière à Athènes, le don de l’Éros de Praxitèle à sa cité d’origine, l’inscription qu’elle prétendait faire graver sur les remparts reconstruits de Thèbes, celle qu’elle avait fait placer sur sa statue de Delphes…
Alors j’ai commencé à rêver.