Tête Kaufmann

La légende de Phrynê

Phrynè a vraiment existé. Elle vivait au IVe siècle avant J.-C. et fut l’une des hétaïres les plus célèbres de l’Antiquité. Elle fascina encore bien des peintres et des poètes de notre XIXe siècle qui virent en elle la putain triomphante ou exposée passivement aux regards, l’une des deux figures essentielles de ce qu’ils considéraient comme la féminité. Gérôme, Pradier, Baudelaire. Antique cocotte. Préfiguration de Nana. Un corps. De la chair. Aujourd’hui que l’on se détourne de la culture antique, cette femme légendaire est un peu tombée dans l’oubli. Tant mieux peut-être. Elle peut en ressortir, débarrassée des rêveries usées qu’ont plaquées sur elle les générations d’hommes qui nous ont précédés, neuve et nue, comme Aphrodite sortant des eaux. Prête à susciter notre propre désir et à interroger notre propre regard.
Je l’ai rencontrée pour la première fois en allant me promener au Louvre. J’ai été frappé par la grâce de son visage, en admirant une copie de Praxitèle que l’on connaît sous l’appellation de “Tête Kaufmann” (du nom du collectionneur qui la posséda). J’ai appris que Phrynè avait été la maîtresse de ce célèbre sculpteur et qu’il la fit poser pour créer le premier type de femme nue dans la sculpture grecque.
La plupart des anecdotes que l’on raconte sur elle sont compilées dans un passage des Deipnosophistes, les Sophistes au banquet, d’Athénée. Le Pseudo-Plutarque précise dans sa “Vie d’Hypéride” que Phrynè fut accusée d’impiété et Harpocrate que le dieu qu’elle servait dans un thiase particulier s’appelait Isodaitès. Ces sources antiques sont tardives : Athénée, par exemple, écrit six siècles après Phrynè. C’est pourquoi les érudits modernes s’accordent à penser que la plupart des anecdotes transmises par la tradition sur sa vie sont totalement inventées, et notamment la plus fameuse, celle d’Hypéride dévoilant le buste de Phrynè devant le tribunal de l’Aréopage, que peignit Gérôme.

Gérôme "Phrynè dévoilée devant l'Aréopage"

 

En continuant mes recherches, j’ai appris encore deux choses sur cette belle scandaleuse :
Son nom de guerre, Phrynè, voulait dire en grec “Crapaud” : il lui avait été donné vraisemblablement à cause de la couleur bistre de sa peau.
Sa ville, Thespies, avait été détruite par les Thébains au moment de la bataille de Leuctres (371 av. J.-C.). Je me suis dit que cela donnait un étrange relief à certaines des anecdotes transmises incidemment par Athénée : sa carrière à Athènes, le don de l’Éros de Praxitèle à sa cité d’origine, l’inscription qu’elle prétendait faire graver sur les remparts reconstruits de Thèbes, celle qu’elle avait fait placer sur sa statue de Delphes…
Alors j’ai commencé à rêver.

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