Archives pour la catégorie La première femme nue

Mon troisième roman, publié en 2015 chez Actes Sud

Le prix du roman historique Historia 2015

La première femme nue a obtenu ce prix pour l’année 2015. Il m’a été remis au Petit Palais ce lundi 21 septembre par Joëlle Chevé, la présidente d’un jury composé de quatre ou cinq historiens et romanciers chevronnés. Autre raison d’être flatté et de penser que ce prix peut être un déclic : parmi les autres lauréats, il y avait Milo Manara, pour sa BD sur Le Caravage.

les lauréats des différents prix

Inutile de le chercher sur cette photo : il était resté à Vérone et il avait délégué son éditeur. Je me demande ce que Phrynê aurait pensé de son oeuvre…

(et merci à Mathilde pour le reportage photo sur l’évènement ;))

La Vénus d’Arles

Cette statue en marbre a été découverte en 1651 dans les ruines du Théâtre Antique d’Arles, en plusieurs morceaux (on n’a jamais retrouvé les bras).  Elle serait une copie romaine, datant du 1er siècle avant JC, d’un original de Praxitèle, qui aurait pris Phrynè pour modèle.

Louis XIV l’ayant demandé pour orner la Galerie des Glaces, elle fut, plus ou moins adroitement, restaurée et complétée par Girardon. Sa principale interprétation concerne les bras : l’un, baissé, tient un miroir, l’autre, levé, montre une pomme. Girardon voulait donc que l’on identifie la statue avec une Vénus Victrix, une « Vénus triomphante », dans une allusion au mythe du choix de Pâris entre les trois déesses. Une autre interprétation a pu être proposée, plus conforme peut-être à l’art de Praxitèle et à ce qu’on peut supposer de ses intentions : le bras levé aurait rejoint la chevelure, pour y placer peut-être une peigne de corne servant à maintenir la chevelure. On aurait ainsi, non une déesse en majesté, mais une femme tranquillement à sa toilette. Art de l’intime, et non du solennel, comme dans le classicisme précédent.

Furtwängler, qui, au XIXe s, a tenté de reconstituer la carrière de Praxitèle, voit dans le type de la Vénus d’Arles la fameuse Aphrodite de Thespies, que Phrynè aurait offerte en ex voto au temple de sa ville natale. A demi dénudée, elle serait une première étape conduisant à la déesse entièrement nue de Cnide. Hypothèse séduisante, difficile à prouver scientifiquement dans l’état des connaissances sur Praxitèle, mais qui a particulièrement fait rêver le romancier que je suis : le modèle Phrynè aurait ainsi accompagné le sculpteur Praxitèle tout le long du trajet complexe qui l’aurait amené à représenter pour la première fois dans l’art occidental un nu féminin.

On peut admirer aujourd’hui la Vénus d’Arles au musée du Louvre.

 

Phrynê au XIXe siècle (2) : Gérôme

Passons à Gérôme. L’inénarrable Gérôme. Il fit un beau scandale au Salon de 1861 en peignant la deuxième scène fameuse où notre hétaïre s’exhiba nue en public. Ou plutôt fut exhibée. Mais l’Hypéride de Gérome se laisse un peu entrainer par la violence de son mouvement oratoire ; au lieu de montrer seulement son sein, il la met carrément toute nue. Il fallait bien que les spectateurs faussement indignés du Salon en eussent pour le prix de leur billet d’entrée! La jeune Phrynè, qui avait dû par mégarde oublier ce jour-là de mettre sa tunique de dessous, est tellement stupéfaite de l’audace de son partenaire commercial qu’elle place ses deux bras très haut devant son visage pudiquement détourné. Ce qui lui permet d’exhiber encore plus ses deux tétons et tout le reste de sa chair fraiche. Elle ne cache ainsi que ses yeux. Refusant de voir qu’on la voie. Doublement honteuse.

Je peux quand même être redevable à Gérôme, parce que c’est en réaction contre cette vision académique et hypocritement provocante  que j’ai commencé à imaginer ma propre Phrynê. C’est dans mon agacement face à Gérôme que j’ai commencé à pressentir sa colère contre ses juges et même contre son défenseur.

Revenons à la toile de Gérôme, au corps exhibé de cette demoiselle qui se cache le visage parce que c’est la première fois, non pas qu’on la déloque mais qu’on la déloque devant soixante bonshommes d’un coup. Le corps tout blanc, bien crémeux, encore plus que le marbre de la tribune, est éclairé par un jet de lumière vive qui vient droit du regard allumé du spectateur. Mais le peintre académique ne va pas assez loin : le corps nu reste idéalisé, tout blanc, sans poil, sans fente. Gérôme n’ose pas montrer la réalité velue du corps mythique, Gérôme n’est pas Courbet.  En revanche, les têtes des vieux bonhommes qui la jugent sont délectables, le peintre s’est bien amusé à accentuer leurs diverses attitudes de réprobation, d’intérêt ou d’effroi. Des bras s’agitent, des mâchoires tombent. Ce qui est drôle aussi, c’est la petite statue d’Athéna placée sur l’autel de la tribune : ne se dresse-t-elle pas comme un mini phallus furibond pour interdire à ceux des vieillards qui se sentiraient un reste d’appétit d’esquisser le moindre geste vers la pâtisserie féminine ? D’ailleurs, la palette ne manque pas de richesse. Magentas turgescents des tuniques des vieux bonhommes rassis, jeune ivoire de la chair offerte de la femme, cyan froidement lucide du vêtement d’Hypéride et ce voile faussement azur du vêtement qu’il vient d’ôter à sa maîtresse et qui tourbillonne dans l’air. Ne désigne-t-il pas, là dans le coin gauche du tableau, assise, cette étrange forme sombre que j’ai failli ne pas voir, cet amas humain de vêtement beige dont on ne distingue pas le visage de nuit ? Un esclave greffier? L’accusateur, dont on dit qu’il était un ancien amant de la belle putain, qu’il s’appelait Euthias, et qu’il était empli d’une jalousie si féroce qu’il préférait la faire condamner à mort plutôt que la voir appartenir à d’autres ? N’est-ce pas Thanatos en personne, en chair et en ombre ?

Qu’a-t-il compris de Phrynè, le père Gérôme, en exhibant ce morceau de chair, dont même la pudeur est tellement ostensible qu’elle devient simple afféterie ? Pas grand chose sans doute. En revanche, il a compris beaucoup du désir masculin, dans la violence du geste qui dénude, la fausse indignation des regards qui se repaissent, et l’attente sombre de la forme sans visage …

Célébrissime professeur à l’Ecole des Beaux-Arts, Jean-Léon eut son buste de son vivant dans la cour de l’Institut et aujourd’hui tout le monde condescend à se gausser de sa toile la plus célèbre, moi y compris. Jeune, il fit comme Pradier et tant d’autres le voyage d’Italie, dans les valises de son professeur, le très austère et délicat Delaroche qui avait inventé « l’anecdote historique », la scène d’histoire transformée en scène de genre que ses élèves firent dériver franchement vers le tableau de cul. Mais Jean-Léon n’en rapporta qu’un « Combat de coqs », regardé par une jeune fille et un éphèbe mièvres (ils sont tous deux manifestement de bonne famille mais ils ont oublié leurs vêtements chez leurs parents). Et un « Combat de gladiateurs » qui nous prouve que, s’il avait vécu aujourd’hui, Gérôme aurait tourné des péplums de série B.

Je me souviens aussi d’avoir vu, il y a quelques années, des sculptures, où ses recherches sur la polychromie aboutissaient presque à un hyperréalisme à la fois guindé et saisissant.

Orientaliste ou antiquisant obsessionnel, s’éloignant dans l’espace ou dans le temps, on se demande si Jean-Léon ne fixe avec une telle précision documentaire l’ailleurs autrefois que pour éviter d’avoir à regarder en face sa propre époque.  Tiens, une histoire amusante. Vieillard célèbre mais atrabilaire, lors de l’Exposition de 1900, il barra de son corps décoré au président de la République (oui, parce que c’était encore une époque où les présidents de la République fréquentaient les expos de peinture et pensaient qu’il faisait partie de leurs attributions de paraître cultivés) l’entrée de la salle des Impressionnistes : «n’entrez pas, monsieur le Président, c’est la honte de l’art français ».

Carpeaux fit son buste : un bonhomme vif, à la moustache pleine d’allant, et pourtant son esprit était lourd. Il n’avait pas compris que la France était en train de changer sous ses yeux et que ce qui faisait sa honte ferait bientôt sa gloire (mais, entre parenthèses, moi, qui me moque à bon compte de lui, sais-je vraiment ce qui change dans la France et dans l’art d’aujourd’hui ?) Zola se désolait déjà que, de son vivant, cette baderne de Gérôme eût toujours été plus célèbre que Courbet et s’indignait des partialités stupides du public. Tout est dit. Balayons-le !

Non, pas tout : dans le temps où ce vieux réac éructait contre les impressionnistes, et alors que son milieu social flirtait avec l’antisémitisme, il fut l’un des rares dreyfusards. Pourquoi ? Par respect de la vérité, qu’il plaçait au dessus de tout, et même de la nation ? Son deuxième côté « grec », avec l’amour de la beauté classique et des nudités crémeuses ? Le bon côté du ringardisme : l’attachement à des valeurs considérées comme universelles ? Il fut l’un des premiers à souscrire pour l’érection d’un monument à Zola après l’assassinat de celui qui avait passé sa vie à lui cracher dessus.

Voilà, maintenant nous pouvons laisser retomber cette marionnette dans le coffre moisi de l’académisme. Sans peut-être oublier tout à fait le reflet rosissant du dos et des fesses de la « Galatée » qui s’anime d’être embrassée par Pygmalion ?

Ou « Le Bain Maure » : la teinte vert d’eau des carreaux de ce hammam dans laquelle une servante noire lave sa maîtresse blanche au lieu de l’étrangler ?

Phrynê au XIXe siècle (1) : Pradier

(Photo trouvée sur « Wikiphidias »)

I. La première oeuvre célèbre inspirée par Phrynè au XIXe siècle est une sculpture de James Pradier. Exécutée en 1845, elle se trouve désormais au musée de Grenoble. Je la trouve beaucoup plus intéressante que la toile archi-célèbre de Gérôme.

Pradier paraît s’inspirer de l’anecdote antique la plus célèbre concernant Phrynè (qu’il avait peut-être trouvé dans ses lectures, chez un auteur romantique ou directement chez Athénée?) : le moment où elle se déshabille devant tous les Grecs rassemblés pour une fête religieuse sur une plage. Il ose donc se confronter directement avec la célèbre « Aphrodite de Cnide ». Et sa variation n’est pas dénuée d’intérêt. Car il saisit le personnage quelques instants avant Praxitèle : elle n’est pas encore nue, mais commence seulement à se déshabiller. Elle n’est pas encore en train de déposer sa tunique sur le vase rituel mais, la main droite rejetée dans le dos, elle s’apprête à laisser tomber la tunique dont elle vient de dégrafer la fibule, tandis que la main gauche en maintient l’autre pan serré contre son flanc et sa gorge.

(Photo trouvée sur le « Forum Pradier » )

Ainsi Pradier joue avec le regard du spectateur : lorsque tu as le bonheur d’aborder la statue par le côté gauche, tu ne vois presque rien du corps dénudé, le bras plié cache le buste et la tunique dissimule le reste. Il faut passer de l’autre côté pour admirer la jeune Grecque presque entièrement dévoilée : là-bas, le bras rejeté en arrière découvre le sein que la position de l’épaule fait même saillir. La tunique, déjà ouverte, laisse admirer les courbes douces de la hanche, du ventre, de la cuisse, de la jambe à demi-pliée. Tu aperçois le pli de l’aine et le sexe.  C’est ton trajet de spectateur qui est significatif : alors même que, du côté gauche où tu te tiens, tu n’as pas encore vu cette nudité, elle t’excite déjà l’imagination. S’il te semble déjà que la position du côté pudique est la plus troublante (ce bras qui serre encore la tunique contre lui pour dissimuler ses secrets encore quelques instants), tu ne peux t’empêcher de passer du côté dénudé pour la voir. Et c’est bien normal : tu tombes dans le piège que t’a tendu le sculpteur et qu’il s’est tendu à lui-même. Autrement dit, Pradier représente moins le corps féminin nu qu’il ne joue avec le désir du spectateur de le regarder, en lui proposant d’accomplir ce demi-tour, spatial et psychologique. N’unit-il pas ainsi en une seule statue les deux versions de l’Aphrodite inspirée de Phrynè que la tradition prêtait à Praxitèle, l’habillée qui fut exposée dans le temple de Cos et la nue qu’acheta la cité de Cnide?

Peut-être y a-t-il aussi quelque chose de plus moderne dans cette belle variation néo-classique ? Toi qui es fasciné par l’idée de dualité, de trouble vie, tu saisis d’emblée que cette statue cherche à exprimer la double apparence possible d’une même femme : elle est encore l’habillée mais elle sera bientôt la nue, elle est encore la pudique mais elle peut tout aussi bien être l’impudique. Si on la laisse faire, elle peut avec la même grâce et dans le jeu de sa liberté se faire alternativement  l’une et l’autre.

Et le visage?  Simplement l’absence d’expression des imitations de l’antique ou quelque chose d’autre? A quoi songe cette femme qui se déshabille ? A qui ? Pudique ? Honteuse ? Concentrée sur l’énigme de son propre désir? A moins qu’elle ne soit seulement distraite ? Distante et distraite quand on s’apprête à lui faire l’amour ?

II. Jeune romantique de la première génération, celle de la fin de l’Empire, Pradier devint l’un des artistes les plus officiels de la monarchie de Juillet, prix de Rome et professeur de sculpture à l’école des Beaux-Arts.

Un bon gros moustachu aux cheveux longs, qui te rappelle vaguement Flaubert sur ce buste que l’un de ses élèves zélés exécuta juste après sa mort et que tu peux apercevoir au Luxembourg. Mais, sur cet autre portrait, là que je te montre, cette gravure,

 ne lui trouves-tu pas les cernes et les yeux inquiets d’un Gérard de Nerval, à l’aube des nuits où le poète voyait la déesse païenne Isis toujours vivante lever devant lui ses voiles ? Alors lequel des deux moustachus sculpta cette jolie Phrynè, le bon gros satisfait ou le vieux jeune homme au regard inquiet ? Flaubert, qui fréquenta beaucoup son atelier dans sa jeunesse et y rencontra Louise Colet, disait de lui : « un vrai Grec, le plus ancien de tous les modernes, un homme qui ne s’intéresse à rien, ni à la politique ni au socialisme, mais qui, toute la journée, comme un bon ouvrier, la chemise retroussée sur ses bras, est là à faire sa tâche du matin jusqu’au soir avec l’envie de la bien faire et l’amour de son art. ». Le vieux Pradier fut ainsi l’une des projections imaginaires du jeune Flaubert, qui rêvait déjà, en le regardant travailler et en peaufinant dans sa tête l’image de l’humble artiste ouvrier en bras de chemise,  au désengagement total comme seul moyen de se dévouer entièrement à son art.

Dans sa propre jeunesse, le « plus ancien de tous les modernes » avait séduit le jury arthritique du prix de Rome en 1813 grâce à un bas-relief néo-classique, un « Néoptolème empêchant Ulysse de menacer Philoctète », tu parles que tout le monde s’en foutait, lui le premier, j’espère. Mais, comme récompense, il eut le bonheur de passer six années entières en Italie à ne rien faire que copier passionnément des antiques. Il vécut sa jeunesse dans une époque de bouleversements terribles : Waterloo Waterloo morne plaine, le Congrès de Vienne, l’Europe sans dessus dessous, les Cosaques brutaux qui font boire leurs chevaux dans la fontaine du Châtelet, les Rois podagres qui reviennent dans les malles des envahisseurs, la Révolution définitivement enterrée sauf dans le cœur de quelques fous, des centaines de milliers de jeunes cadavres qui pourrissent pour rien sur les champs de bataille napoléoniens, toute une génération de rescapés qui traverse le présent comme un cauchemar insipide, comme la fin de l’avenir et le début du passé, une sorte d’éternel retour létal -et lui, Pradier, il n’est touché par rien de tout ça!  Lui, Pradier, il ne s’intéresse qu’à l’Italie, aux statues, aux femmes anciennes de marbre nu. Il les dessine sur le vif, les aime à la folie, les abandonne aussitôt après les avoir croquées. Dans cette folle débauche, le jeune artiste se mit à l’école du sculpteur Canova, un autre amoureux de l’Antiquité. Par bonheur, ce vice antique est toléré à l’époque et même encouragé par les commandes de l’Etat bourgeois ; James le pousse seulement à un point rarement atteint avant lui. De retour en France, le jeune romantique devient rapidement un officiel mûr, qui gagne sa croûte en parsemant Paris de quelques pompeuses merdes de marbre pensif mais continue surtout à prendre son plaisir en déshabillant de jeunes antiques. Ses académiques putains de rêve, je les trouve jolies, d’un érotisme qui peut encore troubler. Notamment les seins. Assez menus, fermes, bien doux. On sent que notre vieux James modelait cette partie de leur anatomie avec une ardeur toute particulière. Ceux d’Atalante, par exemple, cette coquine qui se penche sur la sandale qu’elle délace et sur les trois pommes d’or.

Ou ceux de l’Odalisque.

Evidemment, la malheureuse est figée dans une position tarabiscotée, qui fait saillir son dos et s’enrouler ses cuises, le sexe opportunément, dans les plis de son vêtement (parce que l’artiste académique restera, quoi qu’il regarde, académique) caché. Seules certaines versions de la Pandore inachevée le laissent parfois voir sous sa tunique impudiquement retroussée, mais à condition que le spectateur-voyeur fasse un pas sur la droite, choisissant lui-même de voir ou de ne pas voir. Pradier poursuit donc, dans cette Pandore qu’il concevait comme un pendant à sa Phrynè, sa réflexion ironique sur le regard du spectateur. Qu’y a-t-il exactement sous les jupes de marbre des filles antiques ? A chacun de se donner sa réponse. J’apprécie à sa juste mesure la rouerie naïve de Pradier, qui avouait ingénument la Grèce et l’Orient comme un réservoir de rêveries érotiques. Saluons-le une dernière fois, notre ami James. Au moins, toutes ces jeunes beautés de chocolat blanc, sur les courbes desquelles il s’exténua tant de nuits, il les trouva délicieuses. Son œuvre n’avait peut-être d’autre justification que le plaisir de la gourmandise mais, l’âge venant, j’éprouve une dilection coupable pour les simples gourmands.

III. Ce Genevois s’appelait en réalité Jean-Jacques mais il devait trouver déjà que porter le prénom de Rousseau était du dernier ringard, tandis que l’anglais faisait plus chic. Il me paraît pourtant l’un des rares, dans ce siècle cultivé mais stupide, à avoir su saisir un reflet de Phrynè. Pas simplement dans la sensualité des courbes mais aussi dans le visage distant. J’aime sa façon d’aborder le mythe antique (ou du moins celle que je lui imagine et qui m’a aidé à me lancer dans mon récit) : en lui prêtant ses interrogations sur la femme moderne. Peut-être cet homme impérieux mais inquiet se demandait-il à qui d’autre que lui pensait sa propre maîtresse quand elle se déshabillait ? L’une des plus connues était une comédienne de second plan, qui avait choisi pour monter sur les planches un prénom romantique, Juliette, et le nom de son oncle, Drouet.

Il lui avait fait une fille qu’il avait reconnue mais elle le quitta pour un prince russe, puis pour un certain Victor Hugo. James épousa alors une femme qu’il croyait fidèle, Louise d’Arcet, et qui lui fit trois enfants, dont deux filles élevées à la Légion d’Honneur. Mais, alors même qu’il parvenait à s’oublier tout à fait en devenant un artiste adulé et ventripotent, il continuait parfois à se demander à quoi pensaient les femmes quand elles se déshabillaient devant lui. Il se découvrit trompé et divorça d’avec son épouse, à une époque où cela ne se faisait guère (on disait qu’elle avait assez couché avec Flaubert, et avec tout ce que Paris comptait d’artistes célèbres, pour devenir quelques années plus tard l’un des modèles officiels de madame Bovary). C’était en 1844. Quelques mois à peine, donc, avant de sculpter Phrynè, sa nudité duale et son visage absent. Ou plutôt quelques mois avant de sculpter une femme gracieuse et offerte et distante, une femme qui fait l’amour mais dont on se demande toujours ce qu’elle en pense vraiment, ce qu’elle cherche vraiment, et de lui donner après coup, sur l’impression hasardeuse d’une lecture, le nom d’une antique putain? Sept ans après avoir ressuscité la belle hétaïre, cet homme typique de son époque mourut lors d’un pique-nique à Bougival, d’une bête apoplexie. Tellement il s’était mis à manger, à oublier son corps, à se gaver de nudités de marbre et à mépriser de tout son coeur les femmes fidèles.

La Première Femme nue : le sacre de la beauté

Belle critique de François Xavier sur le site du Salon Littéraire : elle me plaît beaucoup parce qu’il ne fait pas de ce roman un péplum désuet mais repère bien les motivations actuelles qui m’ont poussé à l’écrire. Un lecteur tonique et engagé!

La première femme nue (roman, Actes Sud, mai 2015)
La première femme nue (roman, Actes Sud, mai 2015)

La Grèce. Fortement d’actualité depuis plus d’un an mais, n’en déplaise aux tyrans du FMI et aux caciques du ministère de l’Education nationale, elle fut, est et sera toujours l’un des berceaux de l’humanité, notamment celui qui modifia en profondeur l’univers de l’Art. Il n’y a donc aucune raison pour la rayer des cadres. D’ailleurs, Christophe Bouquerel, sans en oublier sa langue et sa pensée, nous rappelle que c’est bien d’Athènes que jaillit à la face du monde la toute première femme représentée entièrement nue dans sa beauté première.
Jeune prostituée qui croisa le regard du sculpteur Praxitèle en quête d’un modèle pour son projet de statue de Lêtô : insolente et indolente, aux yeux crachant littéralement le feu, cette sauvageonne au tempérament de braise irradia le jeune maître en quête d’absolu. Seize ans à peine mais déjà intrigante, elle joua son va-tout crânement et, perfide, empoisonna l’âme de l’artiste au point qu’elle participera à son élévation : ces deux-là allèrent révolutionner et la cité et la sculpture !

 

Surnommée le crapaud (Phryné), sans doute à cause de sa peau bistre, cette scandaleuse hétaïre ne fut pas qu’un modèle sublime mais aussi une prêtresse et une muse politique, partageant le destin de l’un des premiers pères de la démocratie qui osa s’opposer aux Macédoniens. Une barbare venue de Perse sacrée la plus belle femme de la Grèce Antique ?
Il n’en fallait pas plus pour que Christophe Bouquerel se lance dans l’aventure, frappé par la grâce de son visage, après avoir contemplé  la Tête Kaufmann, une copie de Praxitèle exposée au Louvre, mais aussi par le reflet qu’elle proposait entre cette société disparue et notre époque…
Un monde habité par le sacré, en quête permanente de beauté, conscient d’arriver à une croisée des chemins, et refusant d’affronter la réalité en continuant les banquets et les jeux, s’opposant à la modernité, qui n’est pas sans rappeler nos sociétés d’aujourd’hui déchirées par l’indécision et la perte totale de repères.

Cette femme romanesque par nature, moderne par essence, nous vient par la magie d’un livre-tout monumental qui relève à la fois de la fresque historique, de l’étude hagiographique, du conte de fées, du roman de guerre… Les superlatifs ne manqueront pas pour vous accompagner après sa lecture, et en parler à vos amis, les poussant irrémédiablement à oser s’attaquer à cette montagne de papier qui cache bien des trésors.
Papier bible et grand format pour enchâsser ces mille deux cents pages denses mais fluides, érudites mais vaporeuses grâce au style précis, posé et envoûtant que Christophe Bouquerel utilise pour peindre la vie de cette femme extraordinaire qui traversa les siècles au point que l’on retrouve la belle Phryné dans une toile de Gérôme ou des poèmes de Baudelaire.

Alors pourquoi tant de haine envers la Grèce ces temps-ci ? Peut-être, justement, par ce qu’elle se fiche du matériel et tente de demeurer sur l’écho de sa légende : beauté et divinité célébrées quoi qu’il en coûte… Or, si nos gouvernants falots et soumis en arrivent à imposer aux enseignants l’étude de l’islam obligatoire et celle du christianisme médiéval facultative, l’abandon des langues anciennes (alors que dès les premières pages il saute aux yeux ce que l’immense richesse de notre langue doit à la culture grecque !),  il demeure un contre-pouvoir fulgurant et tout aussi puissant : l’édition. Ainsi il en va d’Actes Sud depuis des années, qui osent publier des livres importants, indispensables, piliers de notre Histoire qui se meurt de perdre sa mémoire et d’avoir honte de ce qu’elle a accompli. Ce livre-ci rentre donc de plain-pied dans la résistance au projet d’annihilation de notre civilisation par des bureaucrates asservi au Capital.
N’oublions jamais la phrase de l’historien tchèque Milan Hübl que l’on devrait méditer : « Pour liquider les peuples, on commence par leur enlever leur mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Puis quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture, leur invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est, et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite. »

Alors, plutôt que de lire un énième polar ou un navet sur la CIA et la guerre contre le terrorisme, cet été, bien calé dans votre hamac, transat, matelas bord de mer, amusez-vous tout autant en vous instruisant, régalez-vous de splendeurs, frissonnez en découvrant les légendes et les batailles d’antan, imaginez les joutes verbales dans le petit théâtre de Delphes ou les orgies à Corinthe ; bref, lisez intelligent, lisez vrai !

 

François Xavier

 

Christophe Bouquerel, La Première Femme nue, Actes Sud, mai 2015, 1200 p. – 27,00 euros

La première femme nue sur les montagnes suisses

Joëlle Brack
Edelweiss, juillet-août 2015

La première femme nue (roman, Actes Sud, mai 2015)
La première femme nue (roman, Actes Sud, mai 2015)

L »Aphrodite de Cnide a un nom, Phrynè, et une réputation étrange : elle est la première figure féminine entièrement nue de la statuaire grecque, révélée  dans toute sa beauté au IVe siècle avant J.C.  par le talent du sculpteur Praxitèle, également son amant. Lui comme tant d’autres, car la  jeune captive réduite à la prostitution allait devenir la plus brillante et célèbre hétaïre d’Athènes, rivalisant de courage et d’esprit avec les citoyens les plus fameux de son temps,  ses clients.

D’une plume foisonnante et remarquablement érudite, mais sans pédanterie, Christophe Bouquerel brosse un tableau époustouflant de la vie antique – intellectuelle ou misérable- et rend la parole à une femme lumineuse et étonnante qui se fit marbre pour résister à la misogynie et flamme pour inspirer son artiste.

Un extraordinaire «pavé» à dévorer au soleil!