Récit 3 : La Seleçao et le « match le plus important »

Intéressant d’écrire sur les aventures d’un amateur de foot portugais pendant l’année 2006 précisément en cet été 2016 où le Portugal vient de battre la France chez elle en finale de l’Euro. Salutaire exercice de décentrement, que je n’avais pas prévu mais qui vient à son heure.

Dans mes recherches, je tombe  sur l’article « Portugal » de Vikidia, l’encyclopédie Wikipedia pour les jeunes dont j’ignorais l’existence. Il se termine par un paragraphe révélateur sur le football :

« Le Portugal possède une certaine notoriété chez certains sports, comme au footballCristiano Ronaldo est le plus célèbre. Son équipe nationale (la Seleção portuguesa de futebol) ne détient cependant aucune victoire en Coupes du Monde, ni en Championnats d’Europe, ceci malgré la qualité des joueurs portugais au fil des générations. En effet, de grands joueurs (Eusébio, Cristiano Ronaldo, Luís Figo, Deco..) mènent toujours leur pays aux phases les plus proches d’un titre mondial ou continental, mais perdent toujours le match le plus important, notamment celui contre la Grèce en finale de l’Euro 2004. »

Vikidia signale que cet article a été élu « super article », bien qu’il me paraisse écrit avec le pied gauche par un amoureux du Portugal plutôt que de la langue française. Je le consulte le 20 juillet 2016, et, même si cela déchire le cœur des supporters français, ce paragraphe mérite d’être actualisé…

Quoi qu’il en soit, c’est la dernière proposition qui me paraît surtout révélatrice : «perdent toujours le match le plus important, notamment celui contre la Grèce en finale de l’Euro 2004. »

https://www.youtube.com/watch?v=8-J_BGqHx8E

Et ceci pour deux raisons : d’abord elle me montre que la relation entre les deux équipes de France et de Portugal (le fait que la France ait été jusqu’à cette année la « bête noire » du Portugal), n’est pas, comme je le croyais, la plus importante aux yeux des Portugais (mais participe au contraire d’une vision franco-française). La défaite contre la Grèce lors de la compétition de 2004 organisée au Portugal a sans doute plus de poids dans l’imaginaire des supporters de la Seleçao : bref, pour eux, ce n’est pas nous qui sommes le centre. Peut-être la vraie revanche prise cette année concernait-elle moins les demi-finales de 1984, de 2000 ou de 2006, que la finale de 2004 : ils sont allés battre le pays hôte chez lui en finale comme ils avaient été battus chez eux.

https://www.youtube.com/watch?v=CT8T7-oWCS0

Néanmoins, je me demande si, pour un enfant d’immigré, la confrontation avec l’équipe du pays d’accueil, le fait que son pays d’origine perde toujours (jusqu’à cette année), ne devait pas avoir un retentissement intérieur particulier. N’était-elle pas, plus ou moins inconsciemment, mise en relation avec le statut de pays moins développé du Portugal, de pays moins puissant, voire avec la condition de travailleurs immigrés des parents, et notamment du père ? Un peu la même problématique qu’avec les supporters originaires d’Algérie. Il me semble d’ailleurs me souvenir que la Marseillaise avait été sifflée aussi par les supporters d’origine portugaise lors d’un match au Parc.

Deuxième raison : l’expression « perdent toujours le match le plus important » exprime une sorte de complexe national (maintenant dépassé), que nous Français pouvons tout à fait comprendre, puisque (jusqu’en 1998) nous l’avons longtemps ressenti nous aussi. Notre équipe aussi a longtemps été brillante mais défaite dans le match important, notamment par l’Allemagne (c’est le fameux syndrome « Séville 1982 » dont nous ne nous sommes débarrassés que cette année). Ce thème du « complexe national », que je vois ici affleurer naïvement dans un article d’encyclopédie enfantine, est l’un des aspects les plus remarquables du sport moderne, et particulièrement du football. Ainsi, une équipe nationale est bien autre chose qu’une équipe de foot, elle constitue un symbole, un lieu où se condensent et se réactivent les projections concrètes d’un pays, l’image qu’il se fait de lui-même et celle qu’il a aux yeux des autres peuples. Cette image (d’ailleurs en grande partie constituée de clichés), met en jeu une sorte de fatalité tragique, de persistance curieuse de l’idée de destin (« mènent toujours leur pays aux phases les plus proches (…) mais perdent toujours ») ; néanmoins, elle est capable aussi d’évoluer, elle n’est pas figée, elle se transforme au fil des compétitions. Ce qui est intéressant, alors, pour un intellectuel, c’est de se demander en quoi une victoire ou une défaite au football est significative de l’état d’une nation, en quoi elle a du sens en dehors du football. Par exemple, en quoi la victoire de 2016 dit-elle enfin officiellement que le Portugal est sorti de son état de pays retardé, presque quarante deux ans après la révolution des Œillets, et ceci alors même que ce statut est remis en cause par les économistes libéraux qui noyautent l’Europe (le Portugal faisant partie à leurs yeux méprisants et méprisables des quatre « PIGS ») ?

https://www.youtube.com/watch?v=AjvvtD9ygDw

Lorsque l’on est supporter, ces vérités, on ne les comprend pas, on les ressent, très intimement, à fleur d’enthousiasme ou de désespoir. Peut-être l’Euro et la Coupe du Monde constituent-elles les dernières occasions de disserter sur le devenir des nations pour la part de plus en plus importante de la population qui se détourne de la politique ? Il suffit de traîner dans les bars à l’occasion d’un grand match pour entendre les Tocqueville qui s’ignorent s’affronter aux Clausewitz spontanés. Et donc pour un romancier, il s’agit d’écouter avec finesse ce fracas intérieur, tragi-comique et dépassant largement le football, que suscite un grand match …

Récit 3 : les Portugais de Gérald Bloncourt

En commençant mes recherches sur l’immigration portugaise, outre quelques articles intéressants ici et là, je tombe sur le blog de Gérald Bloncourt. Après les photos, dont le noir et blanc et le cadrage attentif dignifient les modèles, un beau texte autobiographique : le photographe y met le regard humaniste qu’il a su poser sur les « immigrés » en relation avec ses origines métisses et son enfance haïtienne ; il y explique sa conception de la photographie comme capable de témoigner de la réalité mais aussi de la transfigurer. Engagement politique et esthétique.

Photo Gérald Bloncourt (1965)

Je découvre dans ces clichés les visages dignes des parents de mon personnage et la trace de leur parcours.