LA DIERESE SUR BOHEMI-EN

Vendredi 6 janvier 23

Le jeune Arthur vient devant toute la classe lire le poème qu’il a choisi, « Sensation » de Rimbaud. Bon choix. Le professeur Normal aimerait l’en féliciter, malheureusement l’Arthur d’aujourd’hui écorche les deux derniers vers  de son illustre aîné :

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien

Par la Nature – heureux comme avec une femme !

Il ne respecte ni le e prononcé de une devant femme, ni la diérèse sur « bohémien ». Lorsqu’un de ses camarades lui en fait la remarque, Arthur s’exclame : « ah oui, bohémi-en », en la marquant trop, pour montrer qu’une diérèse n’a d’après lui aucune valeur poétique, au contraire. Alors le prof Normal saisit la balle au bond et la lui relance d’une question détournée : « A ton avis, jeune Arthur, les bohémiens étaient-ils une catégorie de gens très respectés, surtout dans le monde bourgeois où vivait Rimbaud, et qui ressemblait à celui de la vieille ville de Maintes, où tu vis avec la majeure partie de tes camarades ?

– Non.

– Et si c’était justement pour cela que la diérèse sur ce mot a un sens subversif, parce qu’elle donne plus d’ampleur, de dignité et de noblesse, à ceux qui en sont privés dans la société ? A ton avis, pourquoi d’après Rimbaud les bohémiens sont-ils plus que les autres dignes de la diérèse ?

– Je ne sais pas.

– Parce qu’ils sont des vagabonds, jeune Arthur, des voyageurs avec un V majuscule, comme le jeune poète fugueur dont tu portes le prénom rêve de l’être au moment où il écrit ces vers. Les bohémiens sont à ses yeux les derniers des nobles nomades alors que les bourgeois de Charleville ou de Maintes ne seront jamais que des sédentaires. Tu comprends la valeur de cette diérèse ? ».

Oui, il semble au vieux professeur que le jeune Arthur comprend un peu, et ses condisciples aussi. C’est pourquoi le fantôme du poète aux semelles de vent, qui assistait à cette conversation au fond de la salle de classe, lui balance un sourire sardonique, avant de s’éclipser en claquant la porte, dans un grand courant d’air qui réchauffe un peu l’âme du pédagogue aux semelles de plomb. Mais ce n’est peut-être qu’une sensation.