ET PENDANT CE TEMPS-LA

… tout va bien : le vendredi 19 juillet 2019, en marge de la finale de la CAN entre l’Algérie et le Sénégal, à Lyon, une bande de néonazis a attaqué une famille algérienne, en les traitant de « sales bougnoules »

https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/21/ouverture-d-une-enquete-apres-l-agression-raciste-d-une-famille-a-lyon_5491880_3224.html

tandis que, près de Rouen, un supporter algérien a tué sous les yeux de sa femme un automobiliste guinéen, après l’avoir traité de « sale noir ».

https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/21/ouverture-d-une-enquete-apres-la-mort-d-un-homme-agresse-pres-de-rouen_5491825_3224.html

Deux fait-divers lamentables, où le football sert de prétexte au défoulement de la bêtise identitaire la plus crasse.

Contrairement à ce qui commence à se dire sur les réseaux sociaux, les médias français ne taisent ni l’une ni l’autre affaire. En témoignent les deux articles du Monde trouvé sur le site du journal ce lundi 21.

Doit-on noter la différence dans les titres : le fait que l’adjectif « raciste » soit mentionné dans un cas, et pas dans l’autre ? Pour le reste, il sera intéressant de voir quelle va être l’issue des deux affaires : comment elles vont être traitées par la justice, le pouvoir, les médias, les réseaux sociaux.

ESCAPADE A PORT-ROYAL DES CHAMPS

14 juillet 19

La ballade commence à la sortie du RER Saint-Rémy lès Chevreuse (enfin une station bien adaptée pour les vélos!).

Après avoir grimpé (tant bien que mal ) la côte vers les ruines du Château de la Madeleine, nous progressons à travers bois sur l’idyllique « Chemin Jean Racine » : il suit sur une dizaine de kilomètres l’itinéraire que parcourait le jeune Jean (à pied ou à cheval ?), entre l’Abbaye de Port-Royal des Champs et le Château de la Madeleine, dont son cousin, intendant du duc de Luynes, l’avait chargé de surveiller les travaux.

Peut-être dans ces bois se récitait-il les passages d’Euripide ou des Ethiopiques qu’il apprenait par cœur, en se cachant de ses chers maîtres jansénistes, parce que ces œuvres parlaient d’amour ? Peut-être sur ces chemins si français rêvait-il déjà aux paysages de la Grèce où ses amoureuses allaient bientôt brûler des passions les plus coupables ? Le brillant jeune homme a écrit des odes à ces paysages :

« Saintes demeures du silence
Lieux pleins de charmes et d’attraits »

et ce qui m’amuse, c’est que les vers cités sur le chemin sont dignes d’un sous-préfet aux champs. Dans une lettre de la même période, il confie en prose : « Ici, il n’y a que des gueux et je vais au cabaret trois fois par jour. ». Où est l’accent le plus sincère, où est la vérité de notre futur génie, dans l’ode ou dans la lettre ?

Nous parvenons enfin aux ruines de l’abbaye. Nous montons jusqu’à la ferme, où les Solitaires se replièrent pour laisser la place aux sœurs, et où ils firent construire le bâtiment modeste des Petites Ecoles et un verger.

En ce jour de fête nationale, où la République fait défiler sur les Champs-Elysées les plus coûteux de ses gadgets technologiques en matière d’armement (tiens, une idée qui me passe par la tête, si l’année prochaine nous innovions vraiment, en faisant défiler nos dernières dépenses en matière de paix, de science et d’art?), le musée désuet consacré aux Solitaires est totalement désert, hanté seulement par un gardien fantomatique.

On y trouve des portraits sombres de religieux austères exécutés par Philippe de Champaigne, une reproduction de la machine à calculer de Pascal et une autre de son masque mortuaire.

Racine, âgé de 17 ans, était encore là, en 1656, lorsque Pascal y séjourna pour achever dans la fièvre ses Provinciales. Se sont-ils parlés au moins une fois sérieusement ? Et pour s’y dire quoi, qui nous intéresserait encore aujourd’hui ?

C’est si difficile, dans ce calme, d’imaginer qu’une poignée d’intégristes, de professeurs et de religieuses aient pu inquiéter à ce point le pouvoir royal et les autorités que ces derniers n’aient eu de cesse de faire détruire cette abbaye retirée . Si difficile de se représenter les tempêtes idéologiques qui se déchainaient sous les crânes dans la France catholique et royale : elle est si éloignée de nous aujourd’hui.

Non, ce qui reste de vivant, de présent, c’est le calme.

Ou bien l’agitation des tragédies profanes de Racine, qu’il a écrites contre ses maîtres et qu’il a reniées ensuite pour leur complaire. Etonnant de se dire que cet écrivain génial a renoncé au théâtre pour consacrer les vingt dernières années de sa vie à deux œuvres sans intérêt : une histoire officielle du règne de Louis XIV, dont tout le monde se contrefoutrait même si elle n’avait pas été perdue dans un incendie, et un Abrégé de l’Histoire de Port-Royal, qu’on a retrouvé après sa mort soigneusement dissimulé dans ses manuscrit mais dont tout le monde aujourd’hui se contrefout. La seule chose qui me touche, c’est que ce courtisan soit revenu à ses maîtres alors qu’on les persécutait.

Les idées s’évanouissent, la politique et la théologie. Ce qui ne vieillit pas, c’est la passion, l’amour, la haine, la chute, la fidélité.

Ce qui reste des idées qui se sont élaborées en ce lieu, ce sont les vibrantes Pensées. Heureusement que Pascal n’a pas eu le temps de les noyer dans la monumentale Apologie de la Religion Chrétienne qu’il projetait et que plus personne aujourd’hui ne lirait.

Les systèmes meurent, restent les fragments. Reste le vertige, qui pousse à les rêver. Reste « le silence éternel de ces espaces infinis » qui continue à nous effrayer.

Restent les humbles « Cent Marches », au bord desquelles oublier le vertige cosmique et se faire une petite halte peinarde. Les Solitaires les descendaient chaque jour pour aller à l’église et les remontaient en se mortifiant, nous nous contentons de nous allonger dans l’herbe. Et de nous partager un « Kit et Kat » datant de 1656.

Moment de calme hors du temps, avant de reprendre nos bécanes et de replonger dans le 21ième siècle.

Au retour, nous trouvons la Véloscénie, qui nous permet d’éviter la route nationale en empruntant des itinéraires de traverse. Pour nous remercier de notre visite, les Solitaires ont permis à Racine et Pascal de nous raccompagner en vélo jusqu’au RER.

ET PENDANT CE TEMPS-LA

…. tout va bien : le 14 juillet 2019, Franky Zapata (dont le nom me fait penser, plutôt qu’au révolutionnaire, au clown chéri de mon enfance), après avoir menacé d’aller poursuivre ses expérimentations aux States, a été invité à faire une démonstration de son skate board volant pendant le défilé militaire (comme il a de l’humour, ou de la rancune, il était armé… d’une réplique en plastique du fusil de l’armée américaine).

Même Marty Mac Fly a été impressionné.

VITA ET VIRGINIA

Samedi 13 juillet 19

Le film de Chanya Button aborde l’un des couples les plus célèbres et les plus sulfureux de la littérature.

On sait qu’en 1922, Virginia Woolf entame une liaison avec Vita Sackville-West. Cette aristocrate de souche, née et élevée à Knole House, le fameux château du XVIe siècle aux 7 cours, 52 escaliers et 365 pièces (où l’on pouvait donc se perdre une année entière), était aussi une romancière à succès et une lesbienne fantasque, qui adorait se travestir et qui avait vécu pendant plusieurs mois avec son amie dans le sud de la France en se faisant passer pour un homme, avant de conclure un mariage de raison, très « ouvert » pour l’époque.

Personnalité flamboyante, qui va permettre à Virginia Woolf, alors âgée de plus de quarante ans, et s’apprêtant à révolutionner la littérature avec Mrs Dalloway, de s’éveiller véritablement à la sensualité.

Et aussi aux tourments de la passion amoureuse.

Un jour d’octobre 1927, blessée une nouvelle fois par Vita, au lieu de se laisser glisser dans la Tamise ou dans un « océan profond de mélancolie », Virginia note dans son journal qu’elle a conçu soudain le projet d’Orlando, la biographie d’un être qui s’accomplit dans la métamorphose, en traversant les siècles et en changeant de sexe : « And instantly the usual exciting devices enter my mind: a biography beginning in the year 1500 and continuing to the present day, called Orlando: Vita; only with a change about from one sex to the other ».

Ce qui est intéressant, ici, c’est le « instantly » : le projet qui sort tout formé de la souffrance.

Au lieu de mourir d’amour, Virginia Woolf se met à l’écrire, mais elle ne se libère pas, comme l’ont fait beaucoup d’autres avant elle, en racontant platement les péripéties de son histoire malheureuse, non, elle s’empare littéralement de la personnalité de l’être qu’elle aime (ses réflexes aristocratiques, son attachement viscéral à Knole House, son goût pour le travestissement, ses amours changeantes, sa fascination pour les bohémiens), afin d’en exprimer la quintessence dans un personnage de pure fiction. Ce faisant, elle s’amuse avec jubilation à faire exploser le cadre de la biographie réaliste.

Tout ceci est présent dans le scénario. Le film est, de plus, servi par l’interprétation très investie de Gemma Arterton (en Vita) et Elizabeth Debicki (en Virginia), et par une reconstitution soignée des années 20.

Pourtant il ne m’a pas tout à fait convaincu : à mon sens, il reste un peu académique.

D’abord parce que Button s’attache à montrer que la liberté de ces deux femmes remet en cause les conventions (incarnées par le personnage du mari diplomate, qui vit de son côté ses amours homosexuelles, mais tout en respectant les règles de la respectabilité). Le film tient à montrer que ces femmes sont modernes et, bizarrement, c’est ce qui m’a paru le plus désuet, le plus dépassé. Thème actuel, et même sans doute nécessaire dans cette période où l’on constate notamment dans les pays anglo-saxons un retour au puritanisme, mais traitement pas très novateur ? Peinture du petit milieu bohème de Bloomsbury un peu convenue ? En tout cas, je n’ai pas ressenti d’émotion dans ces scènes secondaires présentant le milieu (à part peut-être la relation entre Léonard Woolf et Virginia, justement parce qu’elle ne concerne pas exclusivement la société).

Ensuite, le film se centre sur le point de vue de Vita, sur la fascination qu’elle éprouve pour le génie profond et fragile de Virginia, son approche hypersensible, presque folle, des rapports humains. J’aurais aimé que le film en parle moins et qu’il le montre plus : il tente trop rarement (à part dans une ou deux scènes de folie à effets spéciaux un peu appliquées) de nous faire accéder par l’image à ce flux d’associations poétiques, de sensations et de réminiscences que constituait le mécanisme de la conscience pour l’auteure de Mrs Dalloway. Je me doute que tenter d’entrer par l’image dans la psyché de Virginia Woolf aurait été un sacré tour de force mais cela aurait permis au film de se hisser au niveau de son personnage.

Il y a peut-être aussi un problème de casting et il a pour nom Gemma Arterton. Ce que j’écris est très injuste, puisqu’elle est clairement ici plus qu’une actrice mais la véritable cheville ouvrière du projet : c’est elle qui a apporté la pièce d’Eileen Atkins à la jeune réalisatrice, c’est elle ensuite qui a amené les deux auteures, séparées par un écart d’âge de plus de cinquante ans, à travailler ensemble au scénario, c’est elle enfin qui a porté le film à bout de bras en assumant la fonction de co-productrice. Elle s’est investie à fond dans ce projet passionnant et c’est bien normal qu’elle se réserve le rôle de Vita. Et elle inscrit avec conviction son interprétation dans le type de la femme moderne et libre, d’une intensité presque prolétaire.

Mais on a du mal alors (enfin moi, en tout cas) à percevoir comment Virginia a pu projeter sur elle l’image d’Orlando l’androgyne élisabéthain, insaisissable, ambigu, incarnant si fluidement la tradition de l’aristocratie et de la poésie anglaises qu’il l’amène toute vivante du règne d’Elisabeth 1ière jusqu’en plein milieu de 1928. Manque de mystère. Arterton joue une femme d’aujourd’hui, qui met des pantalons et conduit des voitures, et non pas un androgyne sorti tout droit du passé.

Le film joue sur l’opposition physique entre la petite brune tonique et la grande blonde un peu gauche, pourquoi pas ? Pourtant ce qui frappe sur les photos d’époque, c’est la ressemblance.

Les vraies Vita et Virginia avaient deux visages allongés, pas particulièrement gracieux, en fait, mais respirant l’intelligence. Peut-être aurait-il été plus intéressant de pouvoir travailler sur le double : Virginia n’a-t-elle pas vu dans Vita un double, plus superficiel mais plus brillant, plus romanesque, plus essentiellement jeune et éternel, plus à même qu’elle de traverser sans se perdre les siècles, les sexes et les apparences?

Dernière réserve : Chayna Button a choisi de scander son récit par des passages extraits de la correspondance qu’ont échangée les deux femmes : elle les fait prononcer par les deux comédiennes qu’elle filme en plan de face. Dispositif très simple, théâtral, qui a le mérite de nous faire entendre les mots de ces deux auteures inspirées, mais que, du point de vue du cinéma (même si la réalisatrice s’efforce de varier le procédé en multipliant les très gros plans sur la bouche, les yeux, les mains), j’ai trouvé un peu lassant, et, pour tout dire, un peu paresseux. En tout cas pas très incarné.

Un mot sur la musique d’Isobel Waller-Bridge. Comme il est de règle aujourd’hui pour les films d’époque, elle est actuelle, flirtant par moments avec l’électro, mais elle m’a paru belle, magnifiant l’intensité et la mélancolie des deux personnages.

A LA RECHERCHE DES UTOPISTES D’AUJOURD’HUI

Mardi 16 juillet 19

Début d’une première petite semaine d’écriture.

Il y a quelques jours, j’ai parlé à May Bouhada, l’ingénieuse responsable des ateliers scolaires au Théâtre 71, du projet de lancer l’option théâtre et l’atelier cinéma sur le thème des «Survivant-e-s ».

Elle aussi s’intéresse beaucoup aux utopies d’aujourd’hui et à ceux qui refusent de s’amputer de l’utopie pour projeter le monde de demain. Ses recherches sont bien plus avancées que les miennes : elle me jette les noms d’Isabelle Stengers, Bruno Latour, Dona Haraway et m’indique un lien vers les « Ateliers de l’Antémonde ».

Elle me cite aussi Les Enfants de Edward Bond et sa « lettre aux jeunes acteurs qui vont jouer Les Enfants », écrite en 2002 mais dont chaque mot résonne encore plus aujourd’hui :

« Ce monde est le vôtre. Un temps viendra où les gens qui vous disent ce qui est vôtre ou ce qui ne l’est pas ne seront plus de ce monde. Mais vous, vous y serez – et il vous faudra en faire un lieu de bienveillance et de paix. Pour prendre la responsabilité du monde, il faut être courageux, généreux et prévoyant. Jouer Les Enfants est une manière de vous y préparer. Vous devez faire que la pièce soit la vôtre, afin que le public puisse comprendre ce que vous voulez leur dire. Et plus tard il vous faudra faire de même pour le monde, quand vous ne serez plus Les Enfants mais Les Adultes. « 

ESCAPADE A TROUVILLE

Jeudi 11 juillet 19

Un arbre contemplatif : devant le spectacle du coucher de soleil sur les planches, il sent dans sa tête s’agiter le remous rouge de l’émotion poétique.

Aperçu dans l’ambitieux programme culturel de la saison estivale : Véronique Aubouy sait qu’il faut garder du temps pour la baignade et pour le casino.

Paysage avec photographe.

La fleuriste de la rue Victor Hugo n’est pas contente.

« Regarder la mer, c’est regarder le tout. »

Les Roches Noires

Peut-être est-ce là, bien avant la construction de l’hôtel, que le jeune Flaubert a rencontré Elisa Schlésinger, en empêchant son châle d’être emporté par la marée?

Quelques décennies plus tard, Proust y a séjourné avec sa mère, alors qu’il s’agissait de l’établissement le plus luxueux de Trouville, et a tenté d’y attirer Reynaldo Hahn.

Quelques décennies encore plus tard, Duras y fait de longs séjours, que j’imagine imbibés, mélancoliques et féconds.

Aujourd’hui, au bout de la plage, il constitue une masse presque lugubre.

Et habitée.

Printemps amers

Jeudi 11 juillet 19

Quiconque a, comme moi l’année dernière, partagé un jury du bac avec Françoise Grard, a eu la chance d’apprécier le regard cocasse qu’elle porte sur le monde, son auto-ironie, ses portraits satiriques mais finalement tendres des élèves, son goût très sûr pour la littérature. Professeure de grand style. 

Je savais qu’elle écrivait des romans pour la jeunesse mais je n’avais jamais eu l’occasion des les ouvrir. Printemps amers, paru l’année dernière en 2018 chez Maurice Nadeau, est sa première œuvre s’adressant à des adultes. Après avoir tant écrit pour l’enfance, elle a éprouvé le besoin d’écrire sur la sienne, pour en extraire le suc vital. Ce beau récit m’a permis de découvrir un autre aspect de sa personnalité, comme la face cachée de sa lumineuse fantaisie.

Les trois parties (« La maison de Marthe », « L’étrangeté de Geneviève », « L’énigme Janine ») ne sont pas platement chronologiques mais s’organisent autour des trois figures tutélaires de femmes qui ont veillé sur son enfance à des titres divers.

C’est d’abord Marthe, la grand-mère, personnage magnifique de petite bourgeoise de province obtuse mais capable d’apporter aux trois gamines que la vie lui confie l’amour inconditionnel et la stabilité qui leur font tellement défaut : « De ce parfait amour, tu ne m’as pas seulement laissé le souvenir consolateur, mais aussi le modèle. Tous ceux que j’ai aimés, je les ai aimés en souvenir de toi. J’ai chanté des berceuses de ta voix chantante, j’ai craint pour eux le froid, la fatigue, l’absence, je me suis consumée d’inquiétude, j’ai connu l’ivresse de serrer contre moi des fragilités que je protégeais, j’ai tenu dans la mienne des petites mains confiantes, et je les ai emmenées découvrir des jardins, des fleurs, des bêtes paisibles, des livres qui font rêver. ».

C’est ensuite Geneviève, la mère si peu maternelle, minuscule poupée de porcelaine vieillie, aristocrate se piquant de respect des traditions et d’idées d’extrême-droite mais incapable d’assumer sa fonction de protectrice, laissant poireauter ses trois petites filles sur le palier qu’elles transforment en terrain de jeu, les abandonnant pendant plusieurs mois en quasi autarcie parce qu’elle est allée se reposer en Italie. Françoise Grard décrit ici la détresse de l’enfance livrée à une sorte de chaos affectif et matériel mais aussi sa résilience. Ce portait de mère totalement « à côté de la plaque » m’a évoqué un peu Plus rien ne s’oppose à la nuit de Delphine Le Vigan.

C’est enfin le portrait au vitriol de Janine, la belle-mère, décorative, superficielle et incompréhensiblement méchante, épouse de diplomate qui apprend avec facilité les langues étrangères mais ne voit rien des pays où la carrière de son mari l’amène à vivre sinon les domestiques qu’elle méprise.

Françoise Grard restitue merveilleusement le regard singulier de l’enfance, qui transforme les adultes veillant sur elle ou l’opprimant en magiciennes ou en sorcières, les érigeant en modèles rassurants ou en anti-modèles aussi énigmatiques que menaçants. Elle en souligne la dimension d’archétypes : l’aïeule aimante, l’éternelle jeune fille incapable d’accéder vraiment à la maternité, la marâtre. Mais son regard satirique les inscrit aussi dans les années 60-70 : la bonne grand-mère, l’aristocrate vieille France, la maîtresse de maison soucieuse uniquement des apparences. Trois figures féminines aujourd’hui dépassées mais auxquelles la petite Françoise doit se confronter pour pouvoir espérer se trouver elle-même un jour.

Quant aux hommes, ils sont presque totalement absents. Pas de frère. Un père désiré mais toujours lointain, même quand il est auprès de ses filles, ne trouvant un peu de densité que dans ses occupations officielles d’ambassadeur. Les autres figures masculines, le grand-père mort autrefois en quelques heures sous le regard de sa famille, les soupirants de la mère, ne sont que des silhouettes, pour ainsi dire des fantômes. « La famille, c’est un cimetière maudit. Les hommes, surtout les hommes le peuplent, silencieux, énigmatiques. Seules les femmes résistent.». Françoise Grard décrit ici, à travers le regard de la petite fille qu’elle a été, un étrange cercle de femmes, dont les liens sont complexes et le déséquilibre extrême. Cette réflexion sur le féminin, sur sa distance irrémédiable avec les hommes, m’a beaucoup intéressé, moi qui suis en train de travailler sur le masculin.

Françoise Grard explore aussi avec acuité la façon dont l’enfance parvient à transformer le monde extérieur qui l’entoure en lieu magique. Par exemple, la maison de Marthe, près d’Albi, cernée par un jardin à moitié sauvage que l’enfant explore avec frayeur et délice : « Au fond du jardin, il y a le ravin : il est interdit de s’en approcher. (…) Car le ravin est terrifiant : c’est un versant noir, rempli d’orties et de buissons épineux, qui verse dans le vide en un à pic vertigineux de dix mètres. En bas, on devine un fossé bourbeux, ancien lit d’un cours d’eau devenu souterrain et qui forme une frontière avec un terrain vague que longe une route. (…). Le ravin rappelle la frontière entre les vivants et les morts, ce lieu que Marthe évoque de temps en temps au milieu d’un repas : « Ah, il vaudrait mieux que je rejoigne la rive inconnue ». Pages superbes, habitées. La petite fille va vivre ensuite dans plusieurs jardins et elle les évoquera toujours avec une sensibilité et une gourmandise dans les sensations qui m’ont rappelé Colette.

Puis c’est l’appartement maternel, envahi par un capharnaüm de livres et d’objets, qui sont comme la matérialisation du déséquilibre maniaque de la mère, mais avec, en toile de fond, les rues de Paris livrées à l’agitation de la fin des années 60.

La troisième partie nous fait découvrir les pays étrangers fréquentés grâce au père diplomate. D’abord la Hongrie communiste réduite à la maison magique dans laquelle sont confinées les trois petites filles, hantée par des domestiques-espions que les parents méprisent mais que l’enfant est capable de voir, comme ce jardinier au sourire matois qu’elle surprend un jour en train de danser lentement avec une dizaine d’oiseaux posés sur ses deux bras étendus. Ensuite le Portugal salazariste, poignée de privilégiés frileux réunis autour de leurs piscines et dont les trois gamines perçoivent l’ennui. Enfin, la belle évocation du Viêt-Nam de la fin des années 70, douloureux, hostile, digne, raide, secret, dans lequel la jeune Françoise de vingt ans commence paradoxalement à éprouver l’envie de se rebeller.

Des femmes, des lieux. Et un style. Car c’est superbement écrit, dans une langue qui mêle l’acuité poétique à la verve satirique. Et qui s’épanouit dans des formules lumineuses. Par exemple cette définition de l’enfance : « l’art de vivre l’instant comme une île. »

Françoise Grard nous fait revivre si bien cette enfance singulière des années 70 qu’on a très envie qu’elle écrive la suite : comment cette petite fille va devenir jeune femme, s’affranchissant de l’orbe des fées et des sorcières trop marquantes de son enfance, pour construire sa propre vie, sa propre féminité, son propre rapport aux hommes et aux enfants, son système de valeurs, sa liberté. Quelque chose qui aurait à voir avec les années 80 et avec l’été ?

LA GRANDE IMPOSTURE

Mardi 9 juillet 19

Voilà, les copies des EAF sont corrigées, le jury s’est réuni, il a envoyé son rapport.

La propagande officielle ne va pas tarder à reprendre son antienne triomphante, à peine entamée par la polémique de ces derniers jours sur la rétention de copies : cette année, sûrement, les résultats du bac 2019 seront encore meilleurs que ceux de l’année précédente, ou presque aussi bons, rendormez-vous bonnes gens!

Et le professeur Normal, qui pourtant aime son métier, se sent vaguement dégoûté d’avoir joué son rôle dans cette grande imposture.

Heureusement, l’été est là.

Il va oublier.

Il va voyager.

Dans un grand bus ou sur un petit vélo.

« Hi hi, me dit-il, en se trémoussant sur LSD, c’est sans doute pour cela que les grandes vacances sont si nécessaires dans l’Education Nationale : pour permettre aux élèves de se reposer et aux profs d’oublier qu’on les transforme en imposteurs.

Et toute cette masse de thunderclouds
Je leur dis
Oh no no
Ces thunderclouds
Oh no no!


BERTHE MORISOT

Jeudi 4 juillet 19

Très belle exposition Berthe Morisot au musée d’Orsay.

Le choix qu’a fait la commissaire, Sylvie Patry, de centrer l’expo sur le thème du portrait et de la figure (en écartant le paysage pur) souligne la modernité de cet itinéraire de femme peintre.

On sait que les deux cadettes Morisot (elles avaient une sœur aînée) étaient toutes les deux également douées pour la peinture. Mais l’une a abandonné son art, pour se marier très jeune avec un officier de marine et vivre en province jusqu’à quatre-vingts ans. L’autre l’a approfondi, devenant peintre professionnelle dans une époque qui ne tolérait les femmes que comme peintre amateur, posant d’un air farouche pour ses amis, finissant par se marier avec le frère tolérant de l’un d’entre eux mais continuant à signer ses œuvres de son nom de jeune fille, ayant une fille qu’elle aima et peignit avec passion, mourant à cinquante ans d’avoir voulu la soigner d’une mauvaise grippe.

Berthe, que nous connaissons, mais finalement pas si bien que ça, c’est cet autre, l’artiste.

Berthe Morisot Femme dans un parc avec enfants et chien

Elle écrit dans son carnet, au début de sa vie, qu’elle se doute qu’il lui faudra énormément de persévérance pour s’émanciper ; et, à la fin de sa vie, qu’elle n’a jamais rencontré un homme qui lui ait parlé d’égal à égal, alors que c’était la seule chose qu’elle demandait aux hommes, parce qu’elle savait qu’elle les valait ; pourtant elle a fréquenté certains des hommes les plus ouverts d’esprit de son temps. Elle s’inscrit donc parfaitement dans la réflexion contemporaine sur l’égalité homme/femme.

Mais ce qui est fascinant, c’est qu’elle est rebelle et artiste en vivant et en peignant une vie bourgeoise. Elle ne refuse pas le conformisme, elle le fait éclater de l’intérieur. Elle se marie, mais à trente-cinq ans, et avec un le frère d’un peintre qu’elle a choisi soigneusement, dont elle a vérifié en peignant avec lui pendant tout un été qu’il la laisserait mener sa vie et son art à son idée : elle ne l’a pas essayé dans un lit mais derrière un chevalet.

Elle vit dans un immeuble parisien mais elle le fait construire elle-même, en réservant la place centrale pour son atelier.

Elle loue des maisons de campagnes, où elle dirige des bonnes, des gouvernantes et des cuisinières, mais elle les fait poser, sans mièvrerie. Elle prend le temps de regarder ces femmes humbles qui l’entourent et de poursuivre en les regardant travailler ses recherches de peinture. Elle est la seule femme au milieu des impressionnistes.

Berthe Morisot fait très peu poser les hommes, notamment son mari, Eugène Manet, le frère d’Edouard. Mari progressiste, il l’encourage à poursuivre sa carrière de peintre professionnelle mais modèle peu complaisant, il « prend le spleen » quand elle lui demande de poser trop longtemps.

Qu’est-ce que veut dire ce terme baudelairien de « spleen » qu’il emploie pour dire ce qu’il ressent quand il pose pour Berthe ?

Question de caractère personnel, sans doute : trop longtemps immobile, il se trouve confronté à l’ennui, voire à l’angoisse du vide.

Mais question aussi de statut social? Il n’est pas convenable, ni glorifiant, aux yeux d’un homme et d’un bourgeois de poser pour un sujet de genre, surtout devant sa femme. Peut-être y a-t-il là une inversion des rôles qui, malgré l’amour et l’admiration qu’il éprouve pour Berthe, le met profondément mal à l’aise ?

Donc, c’est déjà beau qu’il accepte de le faire quelquefois. On a quelques toiles où il joue avec sa fille, où il lui fait la lecture, où il s’occupe d’elle à la place de sa femme ou de leurs bonnes. Et ainsi ce personnage secondaire d’Eugène devient, sans s’en rendre compte, l’une des premières images d’un père moderne.

Berthe Morisot Le père et sa fille dans le jardin 1883

Mais Berthe va plus loin en faisant poser son mari. Elle ne se contente pas de représenter une évolution future de la société en enregistrant le regard inquiet qu’il lui jette. Elle niche le père et la fille au milieu d’un cocon de branches et de feuilles, qui les protègent du soleil, qui s’insinuent sur leurs épaules et leurs nuques, d’où ils émergent à peine, d’où ils sont issus, dans lequel peut-être ils se perdent. Les êtres paisibles et les plantes, elle les brosse des mêmes touches vives, parce qu’ils procèdent de la même vie. Elle est poète.

Ainsi, elle ne peut guère faire poser son homme, sauf en tant que père. C’est dommage, parce qu’elle n’a pas l’occasion de nous montrer ce qui l’attire en lui (si jamais il l’attire), c’est-à-dire d’aborder sa vision du masculin et du désir (je me dis que ce n’était d’ailleurs sans doute pas possible pour une artiste femme du XIXe siècle et que celles de la fin du XXe seront les premières à jouir de cette possibilité).

Alors Berthe place des femmes devant elle. D’abord ses sœurs et ses cousines bourgeoises (qui sont sûrement habituées par état à attendre docilement sur des chaises ou à regarder pendant des heures par la fenêtre). Puis des modèles professionnelles, dont on ne connaît plus le nom aujourd’hui mais auxquelles elle donne, surgissant de leurs robes ou des plantes qui les entourent, une présence discrète et d’autant plus mystérieuse.

Berthe Morisot Eté ou jeune fille près de la fenêtre 1879 (Montpellier, musée Fabre)

Cette femme observe la vie des femmes de son époque et de son milieu. Un tout petit monde, finalement, mais qu’elle approfondit assez pour lui donner de la profondeur.

Elle regarde le surgissement de l’intimité, la façon dont la peau et la chevelure d’une femme entrent en résonance avec les plantes, les tissus, le bois et le verre qui l’entourent, dans une vibration sensuelle où le seul point fixe est la perle d’une boucle d’oreille.

Berthe Morisot Femme à sa toilette 1880 (Chicago The Art Institute)

Elle regarde la construction délibérée de l’identité sociale, et la façon dont une guirlande de fleur passée en travers d’une robe transforme une femme en plante au milieu des plantes. Mais en plante inquiète au regard tourné vers le hors-champ d’un homme à séduire ou d’une société à satisfaire (ou de quelque chose d’autre de plus secret?).

Berthe Morisot Jeune femme au bal 1879 (Paris, musée d’Orsay)

Elle prend sa vie quotidienne comme sujet de peinture, mais, en la regardant de son œil aigu de peintre, elle rêve sa vie, elle la transforme en un mélange plus dense de matières et de natures. J’ai saisi cette phrase au vol sur l’un des cartons : « Le rêve, c’est la vie et le rêve est plus vrai que la réalité : on y agit soi, vraiment soi -si on a une âme, elle est là. ».

Comme cette « Jeune fille dans un parc » du début des années 90, d’une densité onirique, proche d’un Bonnard ou d’un Douanier Rousseau, et qu’accentuent encore aujourd’hui les craquelures de la toile dessinant comme des nervures sur son visage.

Berthe Morisot Jeune fille dans un parc 1888-93 (Toulouse, musée des Augustins)

Et surtout elle est une artiste. Une grande artiste novatrice, audacieuse. Toujours en recherche.

L’exposition, organisée par thèmes, donne en même temps à voir son évolution chronologique, et c’est assez incroyable. Elle cherche obstinément à saisir l’instant, à fixer la spontanéité d’un instant quotidien, et pour cela, elle invente. Elle ne peint pas toute la toile, la laissant délibérément inachevée, mêlant peau, plantes et tissus dans des touches de plus en plus nerveuses et dépouillées, qui l’amènent parfois au bord de l’abstraction. Elle supprime tout ce qui n’est pas surgissement. Elle capte la vibration. Elstir, c’est elle, aussi. Elle me paraît beaucoup plus inventive, presque plus moderne, que Monet, Renoir et les autres génies qui l’entourent.

Comme dans cette « Isabelle au jardin », peinte quelques années à peine avant sa mort (alors qu’elle avait encore tant à expérimenter, conne de grippe).

Berthe Morisot Isabelle au jardin

Ou cet autoportrait, qu’elle brosse en une matinée, et qu’elle roule au fond d’une armoire, sans le montrer à personne.

Berthe Morisot Autoportrait 1885

Une femme coiffée bizarrement, qui se moque d’être belle, 44 ans et pleine de force, une artiste au travail, un regard, planté droit dans celui du spectateur, droit dans le monde.  Juste un foulard sombre et quelques fleurs sur sa jaquette pour se donner l’air d’un noble espagnol, ancêtre de Picasso.

Une femme-chevalier de la peinture, armée de sa seule palette, sans peur et sans reproche.

TOY STORY 4

Mardi 3 juillet 19

Graine-de-moutarde téléphone elle-même à son père pour lui demander s’il n’aurait pas envie de venir voir avec le reste de sa famille, dont il ne fait plus partie, le dernier Toy Story, comme quand il en faisait partie. En VF évidemment. Elle est persuadée qu’il va dire non, et il dit oui, sans se faire prier. Elle est surprise qu’il ait autant envie qu’elle de retrouver Woody le cow-boy.

Elle lui rappelle que son plus ancien souvenir est lié à Toy Story. Elle s’écriait « Vers l’infini ! » en se raidissant de tous ses membres ; son père, lui répondant : « Et au-delà », la faisait voler dans les airs comme Buzz l’éclair. Quel âge pouvait-elle avoir ? Trois, quatre ans ? Avec son frère et sa soeur, elle a regardé si souvent les DVD qu’aujourd’hui encore ils sont capables d’enchaîner les répliques par trois ou quatre.

Lui, le père, repense à l’étonnante longévité de cette série, qui a marqué les principales étapes de sa vie plus, finalement, qu’aucun autre évènement sérieux : il a vu le 1 avec sa femme et leur fille aînée, qui était alors leur fille unique, âgée d’à peine trois ans (c’était son premier film, ils se demandaient si elle allait être sage, et, debout dans la travée pour mieux voir, les mains agrippées au siège de devant, elle n’avait pas moufté de toute la projection, complètement fascinée). Puis le 2 il y a vingt ans : ils étaient alors quatre depuis peu. Pour faire plaisir à Graine-de-moutarde, déjà âgée de presque dix ans, qui voulait avoir son Toy Story comme ses aînés, ils sont allés voir le 3 tous ensemble. Puis ce fut le trou noir. Comme Lasseter lui-même, il s’est mal conduit. Aujourd’hui sort le 4 pour lui dire que la vie continue, qu’il est temps de passer à autre chose et d’assumer ses actes ?  

Dans ce dernier opus, les créateurs jouent encore une fois avec malice sur le cliché rebattu de la fin de l’enfance mais cette fois-ci pour le renverser : ce sont les jouets qui passent à autre chose et qui deviennent adultes, en assumant les ruptures et la liberté exigeante qu’elle leur ouvre. S’ils sont crédibles avec eux-mêmes, les auteurs ont définitivement conclu la série. Pourtant, il doit s’avouer qu’il irait volontiers voir un Toy Story 5 dans quelques années avec Graine-de-moutarde et, qui sait, son premier petit fils.

Ce quatrième opus ne lui paraît pas indigne des précédents. Cette série-là au moins ne s’est pas abîmée avec le temps, comme l’amour, la famille et tout le reste. Elle est restée enfantine sans être bêbête, bourrée d’humour nostalgique malgré son rythme. Et les personnages féminins, constate avec satisfaction Graine-de-moutarde, ont suivi l’évolution du monde en étant moins cuculs qu’avant.

Le plus amusant, c’est que, dans la salle, Graine-de-moutarde et son père ne sont pas les seuls à être sous le coup de la nostalgie. Lorsque la lumière se rallume dans la salle, ils remarquent qu’elle n’est pas remplie seulement d’enfants et de familles, mais aussi de nombreux jeunes gens en couple : nichés dans les bras l’un de l’autre, les yeux brillants, un sourire de délicieuse régression aux lèvres, ils en oublient même de se bécoter. Comme quoi, même quand ils viennent pour qu’on leur raconte une dernière fois la fin de l’enfance, ces Peter Pan du nouveau millénaire trouvent encore une occasion de la prolonger.

En sortant du cinéma, il fait la bise à tout le monde, même à son ancienne compagne, et il part seul rejoindre sa nouvelle écuyère, en les laissant entre eux. Mais ils ont vécu ensemble un très doux moment de cinéma de divertissement et de nostalgie pure, comme seul le cinéma américain sait en procurer à ceux qui l’aiment depuis toujours.