Vendredi 21 juin 19
Norman Normal m’a dit qu’il avait été heureux de se lever à l’aube pour assister à une réunion préparatoire à la correction du bac. « Ainsi, m’a-t-il expliqué, j’ai eu la chance d’assister à un sommet de déma, euh, de pédagogie. ». Il m’a ensuite livré quelques morceaux choisis de cet échange mais il m’a demandé de ne pas les rapporter ici. Il était sensible à la prudence de l’inspecteur qui leur avait interdit de transmettre une quelconque trace écrite des recommandations qu’il leur prodiguait.
-Ah bon, pourquoi ?
-Pour éviter qu’elles ne se retrouvent dans la presse.
-Ce serait mal ?
-Je ne sais pas, m’a-t-il avoué, après quelques instants de réflexion. Peut-être que l’opinion publique est moins accoutumée que le corps professoral à la déma, je veux dire, à la pédagogie.
-Tu n’exagères pas un peu ?
-Si, bien sûr, tu me connais. Mais entendre des professeurs de français se battre les flancs pendant trois quarts d’heure pour arriver à se persuader qu’écrire à une épreuve du bac vingt-cinq lignes de description sur Las Vegas bourrées de fautes de langue valait 10, excuse-moi, je ne parviens pas à m’y faire. Laisser un élève de filière technologique ne pas être capable d’écrire trois lignes sans faire dix fautes d’accord, c’est le condamner à un métier où il n’aura jamais à écrire. Il sera technicien, et pas ingénieur. Hé bien, c’est parfait, qu’il reste à sa place, le front collé contre le plafond de verre! Nous n’allons quand même pas lui transmettre les connaissances qui lui permettraient de péter plus haut que son derrière ? Ainsi, nous pouvons contribuer en toute bonne conscience à la perpétuation de cette ségrégation sociale, qui fait le charme de notre pays et de son éducation nationale. Et tout sera pour le mieux dans le meilleur des Las Vegas.
-Tu n’es pas un peu contradictoire ? Il y a quelques jours, tu te désolais que tes élèves soient passés à côté de la poésie, et aujourd’hui tu veux réduire l’enseignement du français aux règles de l’orthographe et de la syntaxe ?
-Les deux. Je voudrais que l’enseignement soit les deux. Ouvrir au sens de la beauté mais aussi transmettre les codes de l’expression écrite et orale à ceux qui, par leur famille, ne les possèdent pas. C’est notre mission sociale sacrée. Est-ce que nous la respectons ? Regarde la réforme : elle introduit l’étude de la langue au lycée, ce qui prouve bien qu’elle n’est pas assimilée au collège, et qu’il y a un gros problème. Dieu sait si je ne suis pas dupe des objectifs comptables de Blanquer (réduire les heures et les postes), mais sur ce plan-là au moins il prend acte de la faillite du système. Nous devrions avoir honte devant ce candidat de lui coller un 10 au bac pour une copie qui prouve si manifestement qu’il ne sait pas accorder un sujet et un verbe. Nous devrions lui présenter nos excuses. L’imposture ne vient pas de lui, mais de nous !
-Et ça, tu veux bien que je l’écrive ?
-Pourquoi pas ? Ce ne sont pas les recommandations officielles d’un inspecteur zélé mais les récriminations officieuses d’un prof de base ronchon. Rien de plus.