DESTINATION : ARBRE

Lundi 17 juin 19

« Oh mais qu’est-ce qui m’arrive ? se demande le professeur Normal. Suis-je en train de rajeunir ? Pour la première fois depuis des années, je trouve le sujet de français du bac intéressant, ça va vraiment mal ! Ce corpus de poèmes sur l’homme et la nature est parfaitement dans l’air du temps mais voilà qu’il nous le ferait respirer un peu plus vif et un peu plus large ? »

Il aurait presque envie de redevenir un élève de 1ière pour consacrer quatre heures de son temps à commenter le poème d’Andrée Chédid et se faire arbre avec elle :

« Destination : arbre

Parcourir l’Arbre
Se lier aux jardins
Se mêler aux forêts
Plonger au fond des terres
Pour renaître de l’argile

Peu à peu
S’affranchir des sols et des racines
Gravir lentement le fût
Envahir la charpente
Se greffer aux branchages

Puis dans un éclat de feuilles
Embrasser l’espace
Résister aux orages
Déchiffrer les soleils
Affronter jour et nuit

Évoquer ensuite
Au cœur d’une métropole
Un arbre un seul
Enclos dans l’asphalte
Éloigné des jardins
Orphelin des forêts


Un arbre
Au tronc rêche
Aux branches taries
Aux feuilles longuement éteintes

S’unir à cette soif
Rejoindre cette retraite
Écouter ces appels

Sentir sous l’écorce
Captives mais invincibles
La montée des sèves
La pression des bourgeons
Semblables aux rêves tenaces
Qui fortifient nos vies

Cheminer d’arbre en arbre
Explorant l’éphémère
Aller d’arbre en arbre
Dépistant la durée.

Il disserterait bien aussi avec Anna de Noailles sur l’attitude du poète : a-t-il ou non « l’âme qui rêve au bord du monde assise » ?

La Vie profonde

Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !

Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l’espace !

Sentir, dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.
− S’élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l’ombre qui descend.

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l’eau,
Et comme l’aube claire appuyée au coteau
Avoir l’âme qui rêve, au bord du monde assise…

Le professeur Normal se dit qu’il n’est vraiment qu’un idiot, un ignare plein de préjugés. Il ne connaissait quasiment ces deux poétesses que de nom mais les jugeait incapables d’écrire des textes aussi simples et aussi beaux.

Les parties du commentaire et celles de la dissertation s’épanouissent à toute allure dans sa tête. Il finit par se rendre compte qu’il a les yeux rivés, par la fenêtre, sur la forêt de Meudon. Est-ce pour cela que les idées lui viennent comme de la sève ?

Pourtant, au bout de quelques minutes à peine, il lui faut renoncer à redevenir élève et arbre, pour se rabougrir en professeur rivé à ses tâches administratives. Bon, il a quand même bénéficié de quelques instants de flux, ce n’est pas une journée tout à fait perdue.

A la sortie, il discute avec certains de ses Premières. La dissert ne les a pas inspirés, ils ont cru qu’Andrée Chedid était un homme, ils ont trouvé son texte moyen. Ils ont désespérément traqué les registres (pas facile avec ces foutus infinitifs), étudié la forme. Ils ont pensé que l’enjeu de cette épreuve du bac était de chercher à être aussi ennuyeux qu’un professeur. Et non pas aussi vivant et puissant qu’un arbre.

Tout en les écoutant, et en les rassurant, Normal se dit : « Tu ne peux pas leur en vouloir, mon pote, n’est-ce pas toi qui les as formés si parfaitement à passer à côté de la poésie quand ils lisent un poème?»