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LES CINQUANTE MILLE NUANCES DE GRIS

Dimanche 9 juin 19

Rien de plus passionnant, de plus emporté, de plus multiple, de plus tempétueux que le gris. De plus romantique.

La musique que j’écoute par hasard ce matin (la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton jouant la Sonate Arpeggione de Schubert) entre soudain en résonance avec le paysage que j’ai sous les yeux et m’ouvre un instant l’âme pour monter jusqu’à lui.

Certains gris tirent délicatement sur le jaune, d’autres violemment sur le rouge, le beige, le noir, le blanc.

Dans certains ciels des dizaines de nuances sublimes de gris bleus se superposent sans se mêler tout à fait.

En voiture, à la cantine, je lève les yeux et je regarde les ciels gris de ce mois de juin pourri en me demandant en quoi chacun est somptueusement à nul autre pareil. Celui-ci par exemple ?

Ou celui-là, se déchirant un instant sur de l’azur?

Le gris couleur injustement méprisée. Dite couleur de l’ennui et de la routine par ceux, dont moi souvent, qui ne savent pas regarder. Dite couleur de l’uniformité par ceux qui ne savent pas distinguer.

Le gris couleur de l’harmonie, qui n’est pas l’uniformité mais le subtil mélange des différences.

La femme aux yeux de peintre qui partage ma vie me réconcilie avec le gris.

Je voudrais qu’ils m’apprennent à l’apprécier à ses justes mesures.

Les cinquante mille nuances du quotidien si merveilleusement gris.

LA MALADIE DE PATERSON

Errant dans le métro de la foule ordinaire

Le vrai poète sait où se situe sa quête

Il ne doit pas regarder avec les yeux de l’esthète

Qui découpe dans le réel de ses ciseaux à bouts pointus

Le détour glamour des rares

A être admis au panthéon papier glacé

De la Beauté avec un grand B.

Non, au contraire, le poète doit accepter tous les autres

En demandant simplement à chacun

Toi

Où se niche

Ce fragment de beauté

Que tu portes parfois si bien cachée que toi-même tu l’ignores

Je voudrais pouvoir le trouver

Pour te le donner

En te le disant .

Ce tout de la beauté

Est parfois presque rien

 Un b minuscule et plein de petites lettres éparpillées

Il faut les saisir une à une dans le tamis

Puis les sertir

En un bref bijou de mots

En voici deux pour aujourd’hui

Là-bas, sur le quai en face, la ligne pure d’un front blanc

Entre les cheveux filasses et les yeux charbonneux

D’une pouffette lasse

Ici, dans mon wagon, la fugace embellie d’un sourire de reconnaissance

Devant le geste qui s’efface

Pour vous laisser traverser la nasse

Des corps comprimés par l’abrutissement

Mais voilà, ce presque rien suffit souvent

A la métamorphose de l’ennoblissement

Ce regard de collecteur indulgent

Se posant la seule question qui vaille et glanant

Des épis de réponse auprès de ses contemporains

C’est ma propre part de beauté

Celle de l’anonyme écrivain

Qui n’est poète que par instants

Une ou deux minutes par jour à peine

Quand tout va bien

Quand il ne se prend pas pour ce qu’il n’est pas .

Oh, mon incurable maladie de Paterson

Qu’elle métastase jusqu’à me ravager

Me retourner l’esprit comme un vieux gant

Sur de la peau plus neuve

Et plus sensible !

SUR LES FALAISES PRINTANIERES D’ETRETAT

Sur les falaises printanières d’Etretat

Je rêve au vent et à la pluie de Septembre.

Une apprentie philosophe me demande ce que ce paysage m’inspire

A elle c’est le sentiment de notre petitesse

Et le souvenir d’un roman de jeunesse

Où un jeune Sicilien vivait sur des falaises en accord total avec la nature.

Pendant ce temps, deux autres jeunes citadines assises face à la mer qu’elles ne regardent pas

Des écouteurs sur les oreilles se trémoussent

Mais le flow de leur jeunesse s’accorde étrangement avec celui éternel des flots cinquante mètres plus bas.

PERDU OU RETROUVE

Mardi soir
Les lycéennes tournent leur histoire de fantôme dans le hall désert
Elles ont réussi à circonvenir la massive gardienne des portes de l’Enfer
Cerbère joue son propre rôle pour ces trois petites aux mimiques si vivantes
Elle éteint sans se lasser les lumières et, bien qu’elle soit pudique comme toute vraie Antillaise,
Elle lâche à pleine voix des « putain » et des « merde » et des « y en a marre » dans les couloirs obscurs
Où d’ordinaire personne ne la regarde passer.


Mercredi après-midi
Des adolescents s’entrelacent
Pour former et déformer les troncs retors d’une forêt sensible
Première spectatrice du tourment des amoureux
Qui la hantent jusqu’à l’aube, lors d’un songe, pendant une nuit d’été
Et c’est beau comme jamais.

Jeudi matin
Dans la réception d’un motel deux paumés solitaires se confient l’un à l’autre qu’ils sont prisonniers sous les regards acérés des oiseaux empaillés

Puis Marion et Norman se taisent et baissent les yeux
Se demandant chacun de son côté comment ils vont parvenir à sortir De leur piège.

Jeudi soir

Les courbes sublimes et hautaines du Théâtre des Champs Elysées, qui, dès 1913, annonce l’Art Déco
Et qui n’est plus aujourd’hui peuplée que de sexagénaires  
Sirotant des coupes de champagne pour se donner l’illusion qu’ils sont aussi élégants que leur décor
Au-dessus d’eux un ange de la mort
Aux ailes d’ivresse sombre
C’est ainsi que le dieu de l’extase apparait à Ariane sur la grève de Naxos
(Comment ce musicien et ce poète ont-ils si bien deviné
Qu’Eros devait prendre les traits de Thanatos
S’il voulait s’introduire en douce dans le cœur de la femme endeuillée
Pour trouver sans y toucher le chemin de son ventre
Et la rendre à son état de femme sensible ?)
Cette vision funèbre devant l’entrée de la grotte
Je l’imagine à la voix des chanteurs
Tant la mise en scène de cette jeune Anglaise est plate comme une table
Et sexagèrement contemporaine
Incapable d’atteindre à ce rivage oublié.

Vendredi après-midi


Cinq ou six êtres de pierre poreuse aux corps nus ordinaires
Jettent là-bas tout en bas
Sur la plaine de Castille où continuent à vivre les fascistes et les villageois qui les ont mis à mort
Un regard étonné
Et patient
Demandant à qui les regarde qu’on leur rende justice
Et qu’on ouvre enfin les charniers où leurs corps ont été jetés il y a plus de quatre-vingts ans
Dans l’humiliation de l’anonymat
Et, pour mieux les faire disparaître, sur ces charniers on a construit des routes de macadam honnêtement lisse et des ponts
Une vieille édentée aussi ancienne qu’une petite fille
Est la seule du village à se souvenir
Elle vient chaque semaine depuis des décennies accrocher sur la trémie des bouquets de fleurs en souvenir de sa mère
La bergère fusillée
Mais sans cesse les fleurs fanent
Et la gamine centenaire finit par mourir
Alors sa propre fille à sa grande surprise
Se ceint du médaillon jauni de la disparue
Et recopie sur son ordinateur les lettres sans orthographe de la paysanne sans instruction
La rêveuse obtuse qui n’a jamais renoncé à espérer qu’un jour les grenouilles auraient des poils
Et les os oubliés une sépulture décente
Lorsqu’un courageux franquiste anonyme est venu une nuit fusiller les statues
L’artiste a compris que son œuvre ne venait pas d’être profanée
Mais consacrée
Ces présences muettes dans les hauteurs espagnoles sont si éloquentes
Qu’elles continueront à hanter ces paysages même lorsqu’elles auront disparu
Lorsque l’Espagne tout entière ne sera plus qu’un souvenir
Lorsque nous tous, nos lâchetés et nos passions sanglantes, nous nous serons évanouis
Et qu’il ne restera plus rien d’autre pour dire notre humanité
Que la trace absente
De ce regard
Désolé.

Vendredi soir
L’isba éphémère en bois chaleureux
Du Théâtre de l’Epée de Bois donnant sur la Salle de Pierre
Son mur en fond de scène, son pavage d’origine
Qui tiennent à la fois de la fabrique de théâtre et de la place florentine
Où pourraient se rencontrer Baal et Lorenzaccio

Les neuf femmes de tous âges,
Aux origines, aux chevelures, aux couleurs de peau si différentes
Étincellent à elles toutes comme les neuf éclats de la même lune Tsetaeva

Cette fille ardente
N’est plus une adolescente
Elle sait qu’elle n’est toujours pas vraiment belle mais de plus en plus quelque chose d’autre d’encore plus fort
Elle se consume toujours à vingt-deux ans comme à dix-sept de son amour incendiaire du théâtre mais elle parvient maintenant à se décrire
Elle dit d’elle-même qu’elle est une « éponge d’émotion »
Ravagée par le trac lorsqu’elle conduit sur sa barque oscillante à travers les coulisses
Les nouveaux candidats du concours qu’elle a réussi l’année dernière
Elle ne sera jamais du côté d’aucun jury assis sur les fauteuils mais toujours de celui des candidats jetés tout vifs sur le plateau
Jetés ou se jetant
C’est sa place depuis toujours et maintenant elle l’a trouvée.


A côté d’elle, même le brillant khâgneux, qui se plaît pour faire chier son monde à aimer les traditions, les k, les h et les chapeaux sur les a tout autant que les texticules de Michon, qui rêve d’être normalien pour que la société le paye à écrire pendant quatre ans, et à démonter dans un éclat de rire critique les missions qu’elle voudra lui confier, le jeune futur auteur dont j’ai partagé en mon temps les aspirations
Paraît déjà pour une fois ce qu’il deviendra, s’il ne fait pas attention Désuet
Eteint
Falot.
C’est, je le sais, le lot de l’écrivain devant l’artiste.
Pourtant la comédienne naissante supplie le vieux poète méconnu de ne pas renoncer
Avec une ardeur qui l’enchante elle-même
Parce qu’elle contribue au personnage qu’elle se construit chaque jour dans la fièvre.

Samedi après-midi
Les cinq branlotins figés d’«Un effet très spécial » parviennent à faire basculer leur séquence du gymnase dans le délire
A partir du moment où nous leur disons que ce qui est intéressant, c’est de les voir en train d’essayer de réaliser une séquence et de se lâcher
Et ils se lâchent
Et nous avons bien fait de les laisser comme des couillons se dépatouiller tout seuls
C’était un vrai sommet de pédagogie
Nous filmons des plans muets dans le lycée vide où je vis chaque jour
Tandis que murmure la voix de la fille qui s’interroge sur le mort
Qui se demande s’il a été tué en plein jour par sa petite amie
Si elle serait capable elle-même d’assassiner celui qu’elle aime
Comment il faudrait qu’elle s’y prenne
Mais elle doit rentrer sinon
Il va s’inquiéter
Cette voix nous fait soudain voir à tous des taches atroces sur les murs que personne n’avait remarquées depuis cinquante ans
Et il y a aussi, sur l’autre colline, les bâtiments steam-punks
De l’entreprise militaire où l’on fait subir, parait-il, des tests de soufflerie
Aux ailes des avions de combat de l’hypermodernité
Dans le lycée en face, celui où tu travailles, dis-moi, que fait-on comme essais industriels
Que fait-on souffler sur les jeunes aéronefs humains que l’on nous confie
Et pour les faire voler vers quoi ?

Et moi
Et moi aussi dans tout ça
Dans toute cette semaine collection d’émotions humaines
Où en suis-je ?
Suis-je perdu ou retrouvé ?

L’ORPAILLEUR

Aujourd’hui qu’ai-je vu de drôle ?

Qu’ai-je vu de beau ?

Qu’ai-je vu de fort ?

Qu’ai-je vu de doux ?

Qu’ai-je vu de poignant ?

Quelle pépite de sens extraire du flux de ma vie

D’où ciseler un bijou

A offrir à qui ?

Ce matin, en vélo, près de la Bièvre, j’ai soudain entendu

que les oiseaux chantaient.