Le professeur Norman Normal et ses collègues ont obtenu de la direction du lycée les deux heures de discussion dont voulait les priver le ministère pour préparer un hommage digne de ce nom à leur collègue assassiné, Samuel Paty. Pendant qu’ils échangent leurs idées, Normal se souvient d’autres minutes de silence. Celle de 2001 pour les victimes des tours du World Trade Center (avec des élèves antillais et arabes amateurs de rap mais très remontés contre l’Amérique). Celles de 2015. Presque vingt ans que les profs de sa génération font faire à leurs élèves des minutes de silence en mémoire des victimes d’attentats islamistes. Nécessaires, elles le sont, mais utiles ?
Il la fera avec sa classe de 2nde, celle dans laquelle il y a le plus d’élèves musulmans. Il leur propose de ne pas subir cette minute de silence mais d’essayer de lui donner du sens.
Il leur projette sur le tableau le portrait de Samuel Paty.
Lundi dernier, journée traditionnelle de projection « Lycéens au cinéma » à l’espace 1789 de Saint-Ouen. Les cinéphiles du lycée déjeunent tous ensemble au « Montmartre », le petit resto près de l’église. Le professeur Normal se dit qu’il est heureux de faire partie de cette petite équipe qui prend plaisir à se retrouver et à parler cinéma.
L’année dernière, il avait été littéralement ébloui par Makala,le documentaire d’Emmanuel Gras. Cette année, il a un coup de cœur pour L’île au trésor de Guillaume Brac : un autre documentaire, sorti l’année dernière, en 2018, et qu’il avait manqué à l’époque. Brac filme la saison d’été dans la base de loisirs populaire de Cergy, regardant et écoutant les ados dragueurs, les enfants resquilleurs, les familles, les adultes solitaires, les gardiens, les animaux, le lac, le soleil, la pluie.
Voilà, les copies des EAF sont corrigées,
le jury s’est réuni, il a envoyé son rapport.
La propagande officielle ne va pas tarder à reprendre son antienne triomphante, à peine entamée par la polémique de ces derniers jours sur la rétention de copies : cette année, sûrement, les résultats du bac 2019 seront encore meilleurs que ceux de l’année précédente, ou presque aussi bons, rendormez-vous bonnes gens!
Et le professeur Normal, qui pourtant aime son métier, se sent vaguement dégoûté d’avoir joué son rôle dans cette grande imposture.
Heureusement, l’été est là.
Il va oublier.
Il va voyager.
Dans un grand bus ou sur un petit vélo.
« Hi hi, me dit-il, en se trémoussant sur LSD, c’est sans doute pour cela que les grandes vacances sont si nécessaires dans l’Education Nationale : pour permettre aux élèves de se reposer et aux profs d’oublier qu’on les transforme en imposteurs.
Et toute cette masse de thunderclouds Je leur dis Oh no no Ces thunderclouds Oh no no!
Il a installé un bar de crudités au milieu
de la cantine et les élèves, depuis deux ans, ont pris l’habitude de venir s’en
servir la quantité qu’ils désirent : plus de légumes consommés, moins de
déchets.
Il se fournit auprès de producteurs
locaux.
Sur l’un des murs, il a affiché une carte
des fermes bio de l’Ile-de-France.
Même aux quelques profs qui font passer le
bac, il sert des fruits de saison : hier des fraises, aujourd’hui des
cerises. Des fruits aussi bons qu’au marché.
Ce quadra alerte, en veste de travail
blanche, au sourire franc et à l’œil matois, c’est le cuisinier de la cantine
scolaire du lycée Monod de Clamart.
Il a un petit sourire, lorsque le professeur Normal lui déclare, sous forme de boutade, qu’il n’est pas seulement un cuisinier, mais aussi un enseignant et un politique. Il lui glisse : « Et, contrairement à ce qu’on dit, ce n’est pas plus cher.
-Ah bon ?
-Non. «
Norman ne sait pas comment ce type se débrouille mais, effectivement, son jury n’a pas payé plus cher que les collègues qui interrogent dans son propre lycée, à quelques kilomètres de là (et qui, eux, ont eu droit pendant deux jours à des raviolis ! )
Après l’avoir remercié, Normal va manger. Il croque les cerises mais il en note à peine le goût. Il est trop occupé à lire sur son smartphone l’article de Diacritik consacré à l’essai de Nathaniel Rich : Losing Earth. Perdre la terre : une histoire récente.
L’auteur américain y montre que l’humanité a perdu beaucoup de temps, peut-être même laissé passer sa chance. Son enquête sur la décennie 79-89 prouve qu’il était à ce moment-là encore possible de changer. Les scientifiques avaient lancé déjà tous les cris d’alarme et indiqué toutes les solutions mais les lobbies industriels ont réussi à persuader des establishments politiques faibles et des opinions publiques indifférentes qu’il valait mieux continuer à les laisser faire leurs profits comme si de rien n’était.
Norman Normal manque de s’étrangler avec
un noyau.
Il se dit : « Bon, s’il est déjà trop tard, désactive ce smartphone et intéresse-toi un peu à ce que tu as sous la dent. Profites-en ! Car il est bien court, le temps des cerises, même pour qui a la chance de déjeuner à la cantine du lycée Monod.
Le moindre des respects pour la Terre, que nous sommes en train de perdre, c’est de sentir son goût.
C’est une femme de cinquante ans, perdue
au milieu des adolescents. Ou plutôt assise seule en face de leur groupe qui
attend, bien qu’attendant comme eux.
A la fin de l’épreuve, elle confiera au professeur Normal qu’il y a vingt-cinq ans, elle a quitté l’école sur un échec, sans décrocher son bac pro. Ensuite elle a connu des succès : elle s’est mariée, elle a eu cinq enfants, elle a fondé « sa petite famille ». Il ne peut s’empêcher de sourire du rapport entre « petite famille » et « cinq enfants » : elle le regarde et elle sourit aussi. Elle a réussi une partie de sa vie qui aurait suffi à beaucoup de ses amies mais il y en avait une autre qui se taisait et qui n’était pas satisfaite. Alors elle a décidé de reprendre ses études après tant d’années d’interruption. Elle s’est préparée seule, coachée par son fils et sa fille aînées, qui ont tous les deux eu leur bac et poursuivent leurs études, à l’université pour l’une, en BTS pour l’autre. Elle ne prétend pas les égaler, évidemment, mais elle aussi vise un BTS, dans le domaine des relations humaines. Elle l’a déjà trouvé. Il ne lui reste qu’à avoir son bac. C’est un gros morceau, parce qu’il faut s’y remettre.
A son âge, elle repasse le bac de français de première, ça doit faire drôle au professeur, comme à elle sûrement. Malheureusement, elle se présente sans liste de textes. Elle a apporté seulement une œuvre. Mais « une œuvre importante », lui dit-elle : c’est Incendies de Wajdi Mouawad, dans la mince édition de poche qu’il possède lui aussi dans sa bibliothèque.
La façon dont elle dit : « une œuvre importante » donne envie à Norman de lui donner sa chance. Il bricole une question à la va-vite sur un passage dont il a remarqué qu’elle l’avait coché, « la lettre au père » et « la lettre au fils », sur la vision de la famille qui s’y révèle. Elle le remercie de son choix. Il la regarde de temps en temps pendant la préparation. Elle se creuse la cervelle pour jeter quelques mots sur sa feuille de brouillon jaune. Pendant l’exposé, elle tente maladroitement de répondre à la question qu’il lui a posée mais elle s’arrête au bout de deux minutes. Il tente avec bienveillance de la relancer dans l’analyse de l’extrait mais cela tourne de nouveau court. Ils sont tous les deux déçus par cette « promesse non tenue », comme dirait Mouawad,cette chance offerte et manquée.
Alors il lui demande : « Pourquoi m’avez-vous dit tout à l’heure que c’était une œuvre importante ? ». Elle lui répond du tac-au-tac, comme si elle attendait qu’il lui pose enfin une question dans les bons termes : « Je ne peux pas dire si c’est une œuvre importante dans la littérature, je ne suis pas assez savante, mais c’est une œuvre importante pour moi. »
Il l’invite à continuer. Elle lui explique que sa fille a étudié cette pièce il y a deux ans en classe, et lui a dit : « Il faut que tu lises ça, maman, ça va te plaire. ». Elle l’a lue. Mais ça ne lui a pas plu. Ca a fait plus que ça. Ca l’a bouleversée. Difficile de parler de quelque chose qui vous bouleverse, elle s’en rend compte.
Pourtant elle a eu du mal au début avec les flashes-back et puis elle a plongé. A partir de la scène où la grand-mère de Nawal lui explique qu’elle est destinée à vivre la même chose que sa mère, et que sa grand-mère, et la mère de sa grand-mère et ainsi de suite, sans jamais rien changer au destin des femmes. Pour rompre le fil, Nazira, la grand-mère sur son lit de mort, dit à sa petite fille : « Apprends à lire, apprends à écrire, apprends à compter, apprends à parler. Apprends. ». En lisant cette phrase, les larmes lui sont presque venues aux yeux. Elle s’est mise à réfléchir sur les femmes de sa propre famille et sur sa fille qui lui avait recommandé cette lecture. Cela lui a donné encore plus envie de faire comme Nawal mais en petit, de changer, d’apprendre. En petit et en heureux. Elle ne fait pas comme sa mère en reprenant ses études, elle fait comme sa fille.
Ensuite, bien sûr, cette pièce lui parle d’un coin du monde qui la touche énormément mais elle n’a pas tellement envie de développer, c’est trop personnel.
Elle a suivi Nawal dans sa quête, parce que Nawal, d’une certaine manière, depuis la scène avec la grand-mère, c’était elle, et elle a suivi celle des deux enfants, Jeanne et Simon, qui lui rappelaient ses deux aînés, dont elle veut bien, avec un sourire de fierté, confier au professeur les prénoms.
Elle a été horrifiée par l’épisode de l’incendie du bus, par la décision de son héroïne (il note en passant le pronom personnel) de commettre des attentats, et, évidemment, par les tortures et les viols dans la prison. Difficile de parler de quelque chose qui vous révolte.
Et puis il y a eu le dénouement. Elle commençait à se douter de quelque chose mais il l’a laissé sans voix. Notamment le passage sur lequel Normal l’ai interrogé, et qu’elle aurait tellement aimé mieux lui expliquer. Celui où Nihad reçoit les deux lettres, la lettre au père et la lettre au fils, la lettre au bourreau et la lettre à la victime, qui sont une seule et même personne. Ce dénouement, si elle a le droit de dire ce qu’elle ressent, l’a scandalisée. L’a heurtée profondément. En fait, elle ne peut pas s’empêcher de continuer à y penser, à le refuser, à souhaiter qu’il soit différent, qu’il y ait une suite, une autre fin, même si sa fille, avec qui elle en a beaucoup discuté, lui a expliqué que cela ne pouvait pas être autrement, sa propre prof lui ayant expliqué que c’était inspiré de l’histoire d’Œdipe. Œdipe est la prochaine pièce qu’elle lira, cet été (elle reconnaît que, malheureusement, elle manque beaucoup de culture, ce qui l’empêche de comprendre certaines choses). Inévitable, donc, ce dénouement, mais inacceptable : là, le professeur Normal se dit que, contrairement à ce qu’elle croit, elle a tout compris à la tragédie.
Elle continue à penser à cette pièce, qui lui a même donné envie d’écrire une « lettre à l’auteur », pour tenter de lui expliquer ce qu’elle a ressenti. Mais elle ne craint de ne pas en être capable. Peut-être pourrait-elle simplement coucher sur le papier ce qu’elle est en train de dire au professeur, avec ses mots à elle, et tout en désordre (sûrement l’auteur qui recevrait cette lettre saurait trier).
Tandis qu’elle parle (bouche bée, Norman n’a besoin de la relancer que de quelques mouvements de tête), il note aussi que sa voix a changé. Elle reste douce mais elle n’est plus, comme au début de l’entretien, hésitante et maladroite. Le deux mots (apparemment) contradictoires qui lui viennent à l’esprit : humble et ferme.
Elle s’arrête. Elle a largement tenu les dix minutes de l’entretien sans qu’il ait eu besoin de lui poser une deuxième question. Cela les fait rire. Elle se demande si elle a réussi à lui faire comprendre ce qu’elle voulait dire et s’excuse d’avoir été si confuse et si personnelle. Il a plutôt envie de la remercier d’avoir été si claire et si personnelle.
En tant que candidate à l’oral de français, évidemment, cette mère de famille reprenant ses études et se présentant sans le fameux « descriptif des lectures et des activités » n’est pas du tout dans les clous. Mais, en tant que lectrice, il semble au professeur qu’elle emprunte la voix royale qui mène droit à l’essentiel. Dans la vaste imposture qu’est l’actuel bac de français pour les séries technologiques, ces dix minutes de discussion ont été les seules d’une éprouvante semaine qui aient eu quoi que ce soit à voir avec la littérature. Avec les chemins secrets de la transmission de la culture. Avec l’idée même d’une éducation nationale, de ce qu’elle pourrait et devrait être, si elle acceptait de se regarder un peu elle-même les yeux dans les yeux.
Le professeur se dit aussi que, peut-être, Wajdi Mouawad aurait été heureux d’être assis à côté d’eux, malgré la canicule, et d’écouter cette femme lui expliquer pourquoi Incendies était une « œuvre importante ».
Le but du jeu était de produire une
véritable utopie, qui ne basculerait pas trop facilement dans la dystopie, qui
ferait rêver le lecteur (mais resterait fidèle à l’esprit de Voltaire en
servant de cet idéal pour proposer une satire de notre réalité). L’utopie fait
rêver afin de faire levier.
Ils se sont lus le résultat de leurs
cogitations. Ils ont choisi celle qui leur paraissait la plus digne de passer à
la postérité sur le blog de la classe pour les siècles des siècles et de
fournir aux explorateurs du futur un témoignage de l’imaginaire des adolescents
du début du XXIe siècle, lorsqu’ils tentent de rêver une société idéale.
Leur utopie s’appelle « Idealus » et vous pouvez la lire ici.
Norman Normal m’a dit qu’il avait été heureux de se lever à l’aube pour assister à une réunion préparatoire à la correction du bac. « Ainsi, m’a-t-il expliqué, j’ai eu la chance d’assister à un sommet de déma, euh, de pédagogie. ». Il m’a ensuite livré quelques morceaux choisis de cet échange mais il m’a demandé de ne pas les rapporter ici. Il était sensible à la prudence de l’inspecteur qui leur avait interdit de transmettre une quelconque trace écrite des recommandations qu’il leur prodiguait.
-Ah bon,
pourquoi ?
-Pour éviter
qu’elles ne se retrouvent dans la presse.
-Ce serait
mal ?
-Je ne sais pas,
m’a-t-il avoué, après quelques instants de réflexion. Peut-être que l’opinion
publique est moins accoutumée que le corps professoral à la déma, je veux dire,
à la pédagogie.
-Tu n’exagères pas
un peu ?
-Si, bien sûr, tu me connais. Mais entendre des professeurs de français se battre les flancs pendant trois quarts d’heure pour arriver à se persuader qu’écrire à une épreuve du bac vingt-cinq lignes de description sur Las Vegas bourrées de fautes de langue valait 10, excuse-moi, je ne parviens pas à m’y faire. Laisser un élève de filière technologique ne pas être capable d’écrire trois lignes sans faire dix fautes d’accord, c’est le condamner à un métier où il n’aura jamais à écrire. Il sera technicien, et pas ingénieur. Hé bien, c’est parfait, qu’il reste à sa place, le front collé contre le plafond de verre! Nous n’allons quand même pas lui transmettre les connaissances qui lui permettraient de péter plus haut que son derrière ? Ainsi, nous pouvons contribuer en toute bonne conscience à la perpétuation de cette ségrégation sociale, qui fait le charme de notre pays et de son éducation nationale. Et tout sera pour le mieux dans le meilleur des Las Vegas.
-Tu n’es pas un peu contradictoire ? Il y a quelques jours, tu te désolais que tes élèves soient passés à côté de la poésie, et aujourd’hui tu veux réduire l’enseignement du français aux règles de l’orthographe et de la syntaxe ?
-Les deux. Je voudrais
que l’enseignement soit les deux. Ouvrir au sens de la beauté mais aussi
transmettre les codes de l’expression écrite et orale à ceux qui, par leur
famille, ne les possèdent pas. C’est notre mission sociale sacrée. Est-ce que
nous la respectons ? Regarde la réforme : elle introduit l’étude de
la langue au lycée, ce qui prouve bien qu’elle n’est pas assimilée au collège,
et qu’il y a un gros problème. Dieu sait si je ne suis pas dupe des objectifs
comptables de Blanquer (réduire les heures et les postes), mais sur ce plan-là
au moins il prend acte de la faillite du système. Nous devrions avoir honte
devant ce candidat de lui coller un 10 au bac pour une copie qui prouve si
manifestement qu’il ne sait pas accorder un sujet et un verbe. Nous devrions
lui présenter nos excuses. L’imposture ne vient pas de lui, mais de nous !
-Et ça, tu veux bien que je l’écrive ?
-Pourquoi pas ? Ce ne sont pas les recommandations officielles d’un inspecteur zélé mais les récriminations officieuses d’un prof de base ronchon. Rien de plus.
« Oh mais qu’est-ce qui m’arrive ? se demande le professeur Normal. Suis-je en train de rajeunir ? Pour la première fois depuis des années, je trouve le sujet de français du bac intéressant, ça va vraiment mal ! Ce corpus de poèmes sur l’homme et la nature est parfaitement dans l’air du temps mais voilà qu’il nous le ferait respirer un peu plus vif et un peu plus large ? »
Il aurait presque envie de redevenir un élève de 1ière pour consacrer quatre heures de son temps à commenter le poème d’Andrée Chédid et se faire arbre avec elle :
« Destination : arbre
Parcourir l’Arbre Se lier aux jardins Se mêler aux forêts Plonger au fond des terres Pour renaître de l’argile
Peu à peu S’affranchir des sols et des racines Gravir lentement le fût Envahir la charpente Se greffer aux branchages
Puis dans un éclat de feuilles Embrasser l’espace Résister aux orages Déchiffrer les soleils Affronter jour et nuit
Évoquer ensuite Au cœur d’une métropole Un arbre un seul Enclos dans l’asphalte Éloigné des jardins Orphelin des forêts
Un arbre Au tronc rêche Aux branches taries Aux feuilles longuement éteintes
S’unir à cette soif Rejoindre cette retraite Écouter ces appels
Sentir sous l’écorce Captives mais invincibles La montée des sèves La pression des bourgeons Semblables aux rêves tenaces Qui fortifient nos vies
Cheminer d’arbre en arbre Explorant l’éphémère Aller d’arbre en arbre Dépistant la durée.
Il disserterait bien aussi avec Anna de Noailles sur l’attitude du poète : a-t-il ou non « l’âme qui rêve au bord du monde assise » ?
La Vie profonde
Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain, Étendre ses désirs comme un profond feuillage, Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage, La sève universelle affluer dans ses mains !
Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face, Boire le sel ardent des embruns et des pleurs, Et goûter chaudement la joie et la douleur Qui font une buée humaine dans l’espace !
Sentir, dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre. − S’élever au réel et pencher au mystère, Être le jour qui monte et l’ombre qui descend.
Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise, Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l’eau, Et comme l’aube claire appuyée au coteau Avoir l’âme qui rêve, au bord du monde assise…
Le professeur Normal
se dit qu’il n’est vraiment qu’un idiot, un ignare plein de préjugés. Il
ne connaissait quasiment ces deux poétesses que de nom mais les jugeait
incapables d’écrire des textes aussi simples et aussi beaux.
Les parties du
commentaire et celles de la dissertation s’épanouissent à toute allure dans sa
tête. Il finit par se rendre compte qu’il a les yeux rivés, par la fenêtre, sur
la forêt de Meudon. Est-ce pour cela que les idées lui viennent comme de la
sève ?
Pourtant, au bout
de quelques minutes à peine, il lui faut renoncer à redevenir élève et arbre,
pour se rabougrir en professeur rivé à ses tâches administratives. Bon, il a
quand même bénéficié de quelques instants de flux, ce n’est pas une journée
tout à fait perdue.
A la sortie, il
discute avec certains de ses Premières. La dissert ne les a pas inspirés, ils
ont cru qu’Andrée Chedid était un homme, ils ont trouvé son texte moyen. Ils
ont désespérément traqué les registres (pas facile avec ces foutus infinitifs),
étudié la forme. Ils ont pensé que l’enjeu de cette épreuve du bac était de
chercher à être aussi ennuyeux qu’un professeur. Et non pas aussi vivant et
puissant qu’un arbre.
Tout en les écoutant, et en les rassurant, Normal se dit : « Tu ne peux pas leur en vouloir, mon pote, n’est-ce pas toi qui les as formés si parfaitement à passer à côté de la poésie quand ils lisent un poème?»
Voici qu’arrive la cinquième saison de Black
Mirror : sera-t-elle aussi génialement glauque et dystopique que les
précédentes (j’ai entendu dire qu’elle allait aussi explorer le présent) ?
Je viens de travailler sur le chapitre de l’Eldorado dans Candide avec mes élèves de 2nde et je leur ai proposé d’écrire leur Eldorado du 21ième siècle. Ils ont lancé leurs premières idées et très vite nous nous sommes aperçus qu’ils basculaient spontanément dans la dystopie, comme si l’angoisse et la méfiance du futur était devenue la pente naturelle de leur imaginaire. Je leur ai dit que je n’étais pas surpris : il y a quelques années, j’avais proposé à mes théâtreux de raconter le futur, d’inventer 2034, l’année où ces jeunes gens de 17 ans auraient deux fois 17 ans ; nous avions écrit et monté des scènes toutes plus sombres et grinçantes les unes que les autres.
Les adolescents se rêvent heureux
individuellement et en même temps plongés dans un cauchemar collectif. Curieuse
schizophrénie de l’avenir.
Pour contrebalancer cette tendance, j’avais
cherché des œuvres d’aujourd’hui, livres ou films, qui leur proposeraient des
utopies contemporaines, et… je n’en avais pas trouvé. Les adultes eux aussi ont
le sperme utopique de moins en moins fertile. Alors même que notre présent
bouge à toute allure, que nous sommes à la veille d’une révolution
technologique encore plus radicale que les trois qui ont précédé, nous paraissons
étrangement incapables de rêver ce futur que nos scientifiques et nos start-ups
et nos GAFA sont en train de nous préparer sans nous demander notre avis (et
qui d’ailleurs ne concernera qu’une infime poignée richissime d’entre nous). Eux
consacrent déjà des milliards de dollars à préparer leur futur, et ne nous
laissent à nous que l’angoisse paralysante du nôtre.
Mes jeunes 2nde ont eu l’air
intéressés par cette confidence que je leur faisais sur mon expérience avec
leurs aînés. Ils ont voulu relever le défi : inventer une utopie qui soit
vraiment une utopie, qui ne vire pas insidieusement à la dystopie, mais s’affirme
royalement comme une utopie. Comme un rêve qui se sait énergiquement un rêve. Car
il ne s’agit pas d’idéalisme naïf. Voltaire ne croit absolument pas à la
réalité de l’Eldorado. Il l’invente comme un modèle qui permettra de s’écarter
définitivement du château de Tunder-ten-tronk, où tout est faussement mieux dans
le meilleur des mondes, pour nous donner à tous, au lecteur comme à ses
personnages, la force de chercher la métairie où nous nous mettrons tous
ensemble laborieusement, et modestement, et solidairement, à cultiver notre
jardin.
Le futur n’est qu’un levier imaginaire qui
permet de soulever le réel présent.
Ne plus rêver le futur, c’est s’interdire
de croire qu’on peut changer le présent, et c’est les laisser, eux, le
changer à notre place, et selon leurs désirs insensés.
C’est pourquoi aussi j’avais trouvé rafraichissant Demain : faire souffler une très légère brise d’utopie dans un imaginaire surchauffé.
A la recherche de l’utopie perdue :
mes adolescents de 2nde sauront-ils relever le défi ?