LE TEMPS DES CERISES

Vendredi 28 juin 19

Il a installé un bar de crudités au milieu de la cantine et les élèves, depuis deux ans, ont pris l’habitude de venir s’en servir la quantité qu’ils désirent : plus de légumes consommés, moins de déchets.

Il se fournit auprès de producteurs locaux.

Sur l’un des murs, il a affiché une carte des fermes bio de l’Ile-de-France.

Même aux quelques profs qui font passer le bac, il sert des fruits de saison : hier des fraises, aujourd’hui des cerises. Des fruits aussi bons qu’au marché.

Ce quadra alerte, en veste de travail blanche, au sourire franc et à l’œil matois, c’est le cuisinier de la cantine scolaire du lycée Monod de Clamart.

Il a un petit sourire, lorsque le professeur Normal lui déclare, sous forme de boutade, qu’il n’est pas seulement un cuisinier, mais aussi un enseignant et un politique. Il lui glisse : « Et, contrairement à ce qu’on dit, ce n’est pas plus cher.

-Ah bon ?

-Non. « 

Norman ne sait pas comment ce type se débrouille mais, effectivement, son jury n’a pas payé plus cher que les collègues qui interrogent dans son propre lycée, à quelques kilomètres de là (et qui, eux, ont eu droit pendant deux jours à des raviolis ! )

Après l’avoir remercié, Normal va manger. Il croque les cerises mais il en note à peine le goût. Il est trop occupé à lire sur son smartphone l’article de Diacritik consacré à l’essai de Nathaniel Rich : Losing Earth. Perdre la terre : une histoire récente.

L’auteur américain y montre que l’humanité a perdu beaucoup de temps, peut-être même laissé passer sa chance. Son enquête sur la décennie 79-89 prouve qu’il était à ce moment-là encore possible de changer. Les scientifiques avaient lancé déjà tous les cris d’alarme et indiqué toutes les solutions mais les lobbies industriels ont réussi à persuader des establishments politiques faibles et des opinions publiques indifférentes qu’il valait mieux continuer à les laisser faire leurs profits comme si de rien n’était.

Norman Normal manque de s’étrangler avec un noyau.

Il se dit : « Bon, s’il est déjà trop tard, désactive ce smartphone et intéresse-toi un peu à ce que tu as sous la dent. Profites-en ! Car il est bien court, le temps des cerises, même pour qui a la chance de déjeuner à la cantine du lycée Monod.

Le moindre des respects pour la Terre, que nous sommes en train de perdre, c’est de sentir son goût.