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Lingua Quartii Imperii

En écoutant à la volée il y a quelques semaines sur France Inter l’émission historique de Jean Lebrun consacrée à la résistance allemande au nazisme, j’entends reparler de Viktor Klemperer et de son projet LTI : Lingua Tertii Imperii, c’est à dire la « Langue du Troisième Reich ». C’est resté depuis dans un petit coin de ma tête.

Une simple recherche sur Wikipedia m’apprend des choses intéressantes : Klemperer, fils de rabin, se convertit au protestantisme en 1912. Il se marie avec une goy et participe à la première guerre mondiale. Il est alors nationaliste : « La germanité est tout, la judaïté rien. » Il tente donc d’abord de s’intégrer par le rejet de sa culture d’origine. Parallèlement, à la fin de la guerre, il étudie le français, la langue de l’ennemi, pour laquelle il se prend de passion, au point de devenir un spécialiste de la littérature française du XVIIIe. Pas complètement nationaliste, donc. Il enseigne à l’université de Dresde en tant que « romaniste », spécialiste des langues romanes. Un philologue. Un intellectuel allemand assez classique.

C’est l’avènement du IIIe Reich qui bouleverse cette vie académique et qui oblige Klemperer à repenser ses choix, pour leur donner un nouveau sens. D’abord, il est déchu de sa chaire en 1935 à cause de ses origines juives et contraint d’habiter avec sa femme, Eva, dans une « Judenhaus ». Il ne devra bientôt qu’à son mariage avec une aryenne de n’être pas déporté. Les nazis veulent donc l’obliger à se définir par une appartenance au judaïsme qu’il a refusée lui-même. En cela, il me rappelle ce que raconte Primo Lévi dans le premier chapitre de Si c’est un homme. Ce qui est intéressant, c’est la réaction de Klemperer. Il déclare (je cite la phrase de mémoire) que, se sentant plus Allemand que les nazis eux-mêmes, il refuse de se convertir au sionisme, parce que ce serait à ses yeux « une comédie que n’était pas son baptême ».  Autrement dit, cette intégration, cet abandon de sa culture juive d’origine, il l’assume, même confronté aux nazis. Refusant de se conformer à l’image que l’on veut donner de lui, le Juif, il fait de celle qu’il s’est donnée, l’Allemand, un choix doublement revendiqué, qui prouve d’abord sa liberté individuelle d’échapper à son milieu d’origine et auquel ensuite il reste fidèle même face à ceux qui dénaturent cette culture choisie. Il va lutter contre les nazis au nom de l’Allemagne et de la langue allemande. Un peu comme si aujourd’hui, un intellectuel luttait contre le Front National au nom de la langue française, parce qu’il refuserait que le FN s’approprie la France.

C’est là que se situe le projet LTI. Klemperer tient un journal intime depuis ses seize ans. De 1933 à 1945, celui-ci devient son seul espace de liberté mais le philologue professionnel l’oriente dans une direction très particulière : une étude pratique de la formation et de l’évolution de « la langue du IIIe Reich », c’est à dire de cette appropriation par les nazis de la culture allemande, qu’ils transforment en un simple outil de propagande pour tenter d’agir sur les consciences et de transformer la perception de la réalité sociale et historique. Sa situation de paria, confiné à l’écoute de la radio et des conversations, Klemperer en fait une position d’observateur privilégié du phénomène, et cette attention à l’évolution de la langue un acte de résistance. Peut-être le fait qu’il se soit dès sa jeunesse consacrée à l’étude du français a-t-il contribué à ce qu’il ne soit pas tout à fait dupe de cette fausse germanité des nazis ? Peut-être lutte-t-il aussi un peu contre les nazis au nom de son amour du français ?

C’est donc en tant que philologue espion qu’il mène secrètement, jour après jour, ce travail de déconstruction de la propagande intime à laquelle le nazisme soumet l’Allemagne à travers sa langue, mêlant dans son journal les scènes quotidiennes aux réflexions plus abstraites. Après la guerre, il retravaillera son journal pour en faire une sorte d’essai, Lingua Tertii Imperii (qui doit être très intéressant à lire en intégralité). Je me souviens avoir vu il y a quelques années un documentaire sur le sujet.

En février 45, il échappe par miracle à l’arrestation, à cause du bombardement de Dresde, qui se déchaine la nuit même où il devait être arrêté avec sa femme et les autres couples judéo-aryens. Il fuit à travers l’Allemagne plongée dans la débâcle. Après la guerre, revenu à Dresde, il décide de rester en RDA, préférant « être avec les nouveaux Rouges qu’avec les anciens Bruns » (phrase terrible pour la RFA d’Adenauer). Il deviendra même député de la démocratie est-allemande : ce serait intéressant de savoir si, après avoir décrypté la novlangue nazie, il s’est montré capable de faire le même travail sur la novlangue communiste ou s’il a utilisé cette dernière dans la naïveté, ou même la duplicité, la plus totale.

Ce qui m’intéresse ici, c’est que, confronté à un phénomène historique en train de se passer et à une déformation criminelle de la réalité, il trouve une réponse de philologue : il se consacre à l’étude de la langue. Résonnance avec l’actualité : lutter contre le néo-libéralisme, c’est aussi lutter contre sa langue. Lingua Quartii Imperii. La langue du Quatrième Empire. Réfléchir sur la façon dont ce système tente de s’approprier la langue pour nous faire accepter son projet catastrophique. Un mot qui me vient tout de suite à l’esprit : « réforme ». Mot autrefois de gauche, et désormais utilisé comme un mantra par les libéraux qui nous gouvernent, même quand ils se disent socialistes, pour dissimuler toutes les régressions sociales. C’est à dire pour signifier exactement le contraire de ce qui se produit en réalité. Aujourd’hui, chaque fois que l’on entend un politique parler de « réforme », on soupçonne qu’il s’agit en réalité de détruire un acquis réformiste.

La réponse d’un romancier peut être un peu différente de celle du philologue : non plus réfléchir sur la langue mais explorer l’imaginaire. Explorer l’imaginaire néo-libéral. Démonter l’imaginaire capitaliste. Analyser au niveau concret le capitalisme comme une machine à fabriquer des rêves. Un peu le travail auquel se livre Naomi Klein lorsque, dans le chapitre 5 de Tout peut changer, elle aborde l’exploitation mortifère de Nauru, l’île paradisiaque transformée en enfer, et remonte jusqu’à l’imaginaire de la machine à vapeur comme moyen de n’être plus soumis ni aux forces de la nature ni aux populations ouvrières. L’imaginaire de Watt, le créateur de la machine à vapeur, et plus généralement l’imaginaire de la révolution technologique, comme moyen d’imposer son pouvoir à la nature et aux hommes, sans plus avoir à se soucier d’être en équilibre avec eux.

Travailler sur l’anticipation de façon moderne, ce pourrait être ça : explorer les différents imaginaires du futur qui sont à l’œuvre et qui s’opposent. Quel rêve du futur élabore chaque camp ? Quel rêve du futur élaborent les néolibéraux et les climato-sceptiques ? Quel rêve du futur élaborent face à eux les environnementalistes ? Et le rêve de futur des citoyens lambda ? Le rêve de futur des Européens (s’ils en ont encore un) face au rêve de futur des réfugiés ? Trouver un moyen romanesque de circuler d’un rêve à l’autre.

Les deux mots employés pour décrire les histoires racontés par ces rêves : l’un scientifique « modélisation », l’autre littéraire « scénario ». Intéressant d’étudier comment sont élaborés ces modèles et ces scénarios, et puis comment ils interviennent dans le champ public.

Tout peut changer

Profitant de cette période de vacance et de disponibilité, j’ai entamé la lecture de l’essai de Naomi Klein Tout peut changer. Lecture extrêmement stimulante parce qu’elle fait du réchauffement climatique (et des catastrophes qu’il annonce) la meilleure chance dont nous disposons de rompre avec un système économique, le capitalisme dans sa version néo-libérale, qui est en train de bousiller non seulement les sociétés humaines mais la terre elle-même.

N. Klein rappelle, dès l’introduction, l’urgence de ce changement : certains scientifiques affirment que, si nous voulons rester dans la limite d’un réchauffement à 2° (qui va déjà provoquer pas mal de bouleversements), il faut réduire significativement les émissions de GES d’ici à 2017. La « fenêtre » est donc en train de se refermer sous nos yeux. Au delà, il faudra envisager d’autres scénarios : réchauffement de 4° ou même de 6° (quelles catastrophes pourraient-ils amener?).

D’autant plus intéressant pour nous, Français, que la 21ième conférence sur le climat doit avoir lieu fin 2015 à Paris. On peut craindre que la prolifération de  de grands discours y vienne, comme d’habitude, cacher l’absence de décisions véritablement contraignantes.

Les années qui viennent sont décisives, pour notre génération et surtout pour les suivantes. C’est aujourd’hui que demain et après demain se dessinent.

Et moi, je me demande : quelle peut être la réponse d’un romancier? Comment imaginer ce qui devrait se produire, ce qui pourrait se produire, ce que nous allons laisser se produire? Comment répondre à ce slogan-défi : « Tout peut changer » (en anglais : « This changes everything »)?

Après avoir imaginé le passé, imaginer le futur? Et, parallèlement, raconter le présent (son impossibilité à changer)?