L’une des images qui me restent du film, c’est un duo d’Anglaises sexagénaires et rigolotes. Elles racontent comment, un jour où elles venaient de voir un documentaire sur l’état désastreux de la planète, elles se sont dit : « Well, on va commencer par ici. Par ce café, par ce quartier. » Et avec une bonne poignée d’autres Anglais farfelus, elles ont commencé à investir le moindre petit espace abandonné de leur cité pour le transformer en jardin de la biodiversité. Elles en ont même installé un devant le commissariat, où les gens peuvent venir ramasser des framboises plutôt que des prunes.
Parmi tous les personnages passionnants qui sont interviewés, je me souviens de ces deux modestes Britanniques, parce qu’elles m’ont fait soudain penser à la fin de Candide que je venais d’expliquer à mes 2ndes. Le moment où Candide coupe enfin la parole à ce ratiocineur de Pangloss : « Cela est bien dit mais il faut cultiver notre jardin. »
Oui, ces deux Anglaises et les autres personnages du film ont commencé à donner son sens le plus actuel à la célèbre formule de Voltaire en se retroussant les manches pour, au sens propre du terme, cultiver notre jardin. Quant à nous, il ne faudra sûrement pas trop tarder à s’y mettre.
Dans Demain, on apprend plein de choses sur aujourd’hui, sur le mécanisme de la monnaie aussi bien que sur les résultats étonnants de la permaculture.
La dernière séquence sur l’école en Finlande m’a paru un peu idyllique mais elle m’a fait rêver quand même.
Le site du film est très intéressant, notamment la rubrique « Les solutions ». On y découvre pas mal de liens intéressants pour commencer à modifier peu à peu ses habitudes, à changer de supermarché et même de banque. Je pense que la BNP n’a qu’à bien se tenir.
Petit souvenir d’un moment d’échange sympa, avec Jean-Baptiste Hamelin, le libraire du « Carnet à Spirales » de Charlieu (un beau village de la Loire), et les habitués des rencontres qu’il organise. Et merci à Térèse Raynaud d’avoir permis ce moment!
The wheel (PJ Harvey)
A revolving wheel of metal chairs
Hung on chains, squealing
Four little children flying out
A blind man sings in Arabic
Les chaises métalliques d’un tourniquet
Suspendues à des chaines qui grincent
Quatre petits enfants qui s’y envolent
Un homme aveugle chante en arabe
Hey little children don’t disappear
(I heard it was 28,000)
Lost upon a revolving wheel
(I heard it was 28,000)
Hé, les enfants, ne disparaissez pas
(J’en ai entendu dire qu’il y en avait 28 000)
Perdus sur le tourniquet
(J’ai entendu dire qu’il y en avait 28 000)
Now you see them, now you don’t
Children vanish behind a vehicle
Now you see them, now you don’t
Faces, limbs, a bouncing skull
Tantôt tu les vois, tantôt tu ne les vois pas
Les enfant disparaissent sous un véhicule
Tantôt tu les vois, tantôt tu ne les vois pas
Visages, membres, un crâne qui rebondit
Hey little children don’t disappear
(I heard it was 28,000)
All that’s left after a year
(I heard it was 28,000)
A faded face, the trace of an ear
(I heard it was 28,000)
Hé, les enfants, ne disparaissez pas
(J’ai entendu dire qu’il y en avait 28000)
Tout ce qui reste après un an
(J’ai entendu dire qu’il y en avait 28000)
Un visage pâli, la trace d’une oreille
(J’ai entendu dire qu’il y en avait 28000)
A tableau of the missing
Tied to the government building
8,000 sun-bleached photographs
Faded with the roses
Un tableau des disparus
Accroché à l’immeuble du gouvernement
8 000 photographies délavées par le soleil
Aussi fanées que les roses
Hey little children don’t disappear
(I heard it was 28,000)
All that’s left after a year
(I heard it was 28,000)
A faded face, the trace of an ear
(I heard it was 28,000)
And watch them fade out
And watch them fade out
And watch them fade out
And watch them fade out
And watch them fade out
Et regardez-les s’effacer
Oui, regardez-les s’effacer!
Cinq ans après le magistral « Let england shake », où elle explorait l’univers de la guerre à partir de quelques images de la première guerre mondiale, le nouvel album de PJ Harvey, sortira le 15 avril. The Hope Six Demolition Project : drôle de titre. Mais, d’après ce premier extrait, et le titre des autres chansons, j’ai l’impression que la rockeuse anglaise va nous aider à ouvrir grand nos oreilles et nos yeux sur l’Europe d’aujourd’hui…
La tour du Souffle
Il parle par images. Il dit qu’il s’agit de monter et descendre jusqu’à construire la tour du Souffle. Dont le centre se situe non derrière les yeux mais vers le diaphragme.
Il dit qu’il faut être le spectateur bienveillant mais distant de ses propres sensations et de ses propres pensées sans en suivre aucune volontairement. Lorsque cela se produit, parce que cela se produit plus souvent qu’il ne faudrait, hé bien, ce n’est pas grave, conseille-t-il dans un sourire malicieux, après cette petite ballade impromptue, tu reviens paisiblement dans la Tour du Souffle.
Mais, si tu parviens à t’y tenir suffisamment longtemps, ajoute-t-il sur un ton un peu plus grave, tu auras quelque chance de rencontrer, dans les hauteurs ou dans les profondeurs de cette Tour, les figures étranges qui l’habitent à ton insu.
Je le regarde stupéfait. Il continue à me sourire, comme s’il parlait normalement, et non pas par images.
La seule pub qui dit vrai
« Toujours imiter, jamais égaler. » Hi hi, j’adore cette faute d’orthographe ingénue : elle dit l’essence même de la publicité.
La chaine de la générosité
Nous parlons d’exemples concrets de solidarité humaine.
Sylvain se met à nous raconter une petite histoire : quand il avait vingt ans et qu’il était étudiant, il a été recueilli pendant presque un an par une amie de sa grand-mère. Alors qu’il ne la connaissait pas, elle lui a prêté une chambre de bonne qu’elle possédait sous les toits. Elle lui permettait de venir se doucher chez elle et, quand il n’avait plus d’argent, elle lui faisait à manger. Après avoir fini ses études, il n’a jamais pris le temps de venir la remercier, à part peut-être une fois, et encore, même pas sûr. Mais, il y a quelques mois, vingt ans après, il a eu l’occasion de recueillir deux vagues enfants d’amis d’amis, crottés par la pluie et la dèche. Depuis il les héberge et les nourrit, en repensant à la vieille dame. Il ne serait pas étonné que les gamins ne sachent pas le remercier : eux aussi, c’est dans vingt ans qu’ils auront à payer leur dette.
Thomas, qui nous écoute un sourire aux lèvres, intervient dans la conversation : un jour, quand il était jeune et qu’il voyageait, il s’était fait voler son argent, et il n’avait plus un radis pour prendre son billet de train ni pour manger. Alors il a demandé au premier type qui passait dans la gare quelques francs pour téléphoner d’une cabine publique (cette histoire se passait au temps lointain des francs et des cabines téléphoniques). Lorsqu’il s’est rendu compte que l’autre était un prêtre, c’est à dire un type habillé normal mais arborant une mince croix de métal au revers de son veston, il s’est dit qu’il avait de la chance : un religieux ne pourrait sûrement pas lui refuser un peu d’aide. Effectivement : l’homme de Dieu, sans même vraiment écouter son histoire, lui a versé spectaculairement dans la main l’intégralité de ce qu’il avait dans son porte-monnaie. En lui tenant un peu le même discours humaniste que celui de Sylvain : « un jour, toi aussi, mon frère, tu donneras l’intégralité de ton porte-monnaie à celui qui en aura besoin et qui te le demandera. » Depuis trente ans, Thomas se tient prêt, même si personne n’a jamais osé lui demander son porte-monnaie. Il ajoute : « C’est pour ça que j’essaie de ne jamais avoir beaucoup d’argent sur moi, on ne sait jamais. » Il conclut, ravi de nos têtes dépitées : « Vous vous attendiez à quoi, les mecs? »
Les hasards du calendrier scolaire ont fait que j’ai emmené mes élèves de 2nde voir « Les plages d’Agnès », le documentaire autobiographique d’Agnès Varda, sans avoir pu les y préparer. Je me demandais si la rencontre allait quand même avoir lieu.
Ils ont été plus que déconcertés par ce film (« on a détesté », « c’était nul »). Pourtant, ils ont bien aimé le début, les miroirs sur la plage et les souvenirs d’enfance. Ils ont décroché à partir du moment où Agnès Varda s’installe dans sa maison, où elle commence à raconter sa carrière et à citer des noms d’artistes dont ils n’ont jamais entendu parler : Vilar et le Festival d’Avignon, la Nouvelle Vague, même Jim Morrisson et les sixties, rien de tout ceci ne leur raconte plus grand chose.
Mais, d’après leurs réactions pendant la projection, et en discutant avec eux devant le cinéma, je découvre que ce qui les a surtout choqués, ce sont les scènes où Varda montre des corps nus. Notre conversation en vient à se focaliser sur ces moments qui m’avaient pourtant paru secondaires mais qui sont les seuls à les avoir tirés de leur léthargie.
Le plan le plus choquant de tous ? Celui d’une très vieille femme nue. « Monsieur, là, vraiment, c’est abuser. » Abuser ? De cette respectable ancêtre que l’on déshabille pour l’exposer à l’objectif, ou d’eux, les jeunes, que l’on prend au piège d’une projection scolaire pour les obliger à jeter les yeux sur cette insupportable décadence ? Dans ce plan malicieux d’une dizaine de secondes, Varda s’attaque à l’un des tabous ultimes : plus encore que la nudité de la mort, qui peut provoquer notre fascination, la nudité de la vieillesse, qui suscite notre répulsion. Pas simplement celle des adolescents, la nôtre aussi peut-être, parce qu’elle confronte notre désir d’un corps libre et séduisant à la réalité implacable du temps.
Souvenir de cette installation de Bill Viola vue l’année dernière au Grand Palais : un très vieil homme et une très vieille femme scrutant pendant plusieurs minutes leurs corps avec une lampe de poche.
Bill Viola, Man Searching for Immortality/Woman Searching for Eternity, 2013 extrait
L’œil qui regardait appartenait-il à l’adolescent stupéfait de se retrouver enfermé à l’intérieur d’un vieillard, et le corps regardé au vieillard désolé d’emprisonner un adolescent et ne sachant plus qu’en faire?
Souvenir aussi de mes grands parents foudroyés par le très grand âge, comme des arbres morts qui auraient encore tendu vers le ciel des bras tordus et des têtes bancales.
Mon nouveau projet m’amène à travailler de nouveau sur l’adolescence et l’un des mes élèves lance dans cette discussion une phrase qui me touche, parce que je me souviens l’avoir prononcée au même âge que lui : « à trente ans, je serai mort ». Comment s’imaginer que l’on va passer la barre de la trentaine, c’est à dire avoir des enfants, commencer à vieillir, se retrouver à cinquante balais ? Et quand on en a cinquante, comment s’imaginer qu’on en aura peut-être un jour quatre-vingt, non pas dans trente ans mais dans trente soupirs ?
Autre scène qui les a choqués, pourtant inspirée de Magritte : celle des deux amants au visage couvert d’un voile blanc. La caméra effectue un travelling arrière et l’on se rend compte que les deux personnages sont nus à mi-corps, la caméra continue à se reculer et l’on aperçoit le corps entièrement nu des deux personnes. Le plus choquant n’est pas celui de la femme mais celui de l’homme, parce que son sexe se trouve en érection. Je me souviens très bien d’avoir été surpris moi-même, la première fois où j’ai vu ce film, par l’audace du plan.
Les adolescents ne s’interrogent pas du tout sur le sens de cette absence de visage, qui permet de montrer le caractère interchangeable de nos corps et du mécanisme qui les anime. Ils expriment leur trouble devant le spectacle de cette érection. L’un des élèves nous expliquera ensuite le sens de cette protestation : ce qui les a gênés, c’est moins la vision du sexe, qui appartient normalement à la solitude de leur chambre, que d’avoir à la supporter au milieu d’autres élèves et surtout à côté de leurs professeurs. Finalement c’est notre présence d’adultes qui était la plus dérangeante. Parce qu’elle s’immisçait dans ce qu’il considérait comme appartenant exclusivement à leur intimité.
Lorsque je lui raconterai cette histoire, C. aura une comparaison intéressante : dans les familles arabes également, il est impossible de voir certains films ensemble, entre personnes de générations différentes, même toutes adultes, parce que ce serait trop gênant, et comme un manque de respect.
Finalement, ces jeunes de seize ans passent totalement à côté de la liberté, de la fantaisie, de l’audace ludique de cette petite vieille boulotte et bavarde de quatre-vingt balais, dont ils prennent l’exploration intime, la marche à reculons vers ceux qui ont compté dans son parcours, pour du pur narcissisme. Une rencontre ratée. Dommage. Je me demande si le travail d’approfondissement qui sera fait ensuite permettra de dépasser ce fiasco initial.