UNE MINUTE DE SILENCE

Lundi 2 novembre 2020

Le professeur Norman Normal et ses collègues ont obtenu de la direction du lycée les deux heures de discussion dont voulait les priver le ministère pour préparer un hommage digne de ce nom à leur collègue assassiné, Samuel Paty. Pendant qu’ils échangent leurs idées, Normal se souvient d’autres minutes de silence. Celle de 2001 pour les victimes des tours du World Trade Center (avec des élèves antillais et arabes amateurs de rap mais très remontés contre l’Amérique). Celles de 2015. Presque vingt ans que les profs de sa génération font faire à leurs élèves des minutes de silence en mémoire des victimes d’attentats islamistes. Nécessaires, elles le sont, mais utiles ?

Il la fera avec sa classe de 2nde, celle dans laquelle il y a le plus d’élèves musulmans. Il leur propose de ne pas subir cette minute de silence mais d’essayer de lui donner du sens.

Il leur projette sur le tableau le portrait de Samuel Paty.

Il leur demande ce qu’ils voient.

Un professeur ordinaire, et qui a l’air heureux. Il vous ressemble un peu.

Le professeur Normal leur explique sa réaction le vendredi des vacances, lorsqu’il a appris qu’un de ses collègues avait été égorgé. Il leur demande quelles ont été les leurs. Silence lourd. Pourquoi ne disent-ils rien ? Parce qu’ils n’ont rien à dire ? Parce qu’ils ne ressentent rien ? Parce qu’ils sont écrasés par l’évènement et par l’émotion de leur professeur, d’habitude si calme ?

Comment sortir de ce silence qui les sépare ? Il leur propose simplement de se raconter tous ensemble les faits. De se dire les uns aux autres ce qu’ils en savent et ce qu’ils peuvent en tirer comme réflexion.

Ils savent tous que le prof a été tué pour avoir montré « les caricatures ». Ils ont l’air de trouver ça normal. Le professeur leur demande : « Petit sondage, combien parmi vous les ont vu, « les caricatures » ? ». Seulement quatre élèves (dont trois musulmans) lèvent la main. Avec lui, le prof ça fait cinq. Et trente-et-un qui ne les ont pas vus. Combien en ont entendu parler ? Tous.

Normal se souvient de ces foules dans sa jeunesse, en 1989, qui réclamaient la mort de l’auteur des Versets Sataniques dont elles ne connaissaient rien, de ces imams et de ces maires de Paris futurs présidents de la République condamnant un roman qu’ils n’avaient pas lu. La situation s’est encore aggravée depuis trente ans : on parle toujours autant de ce que l’on ne connaît pas mais désormais on fait résonner viralement le tam-tam de l’ignorance sur les réseaux sociaux. L’un des problèmes qui va se poser à cette génération d’adolescents. Normal oppose à ce fracas grandissant la démarche intellectuelle menée par Samuel Paty, qui avait fait noter à ses élèves sur leur feuille le titre de son cours : « Je suis Charlie ou je ne suis pas Charlie ?» : montrer ce dont tout le monde parle (en permettant à ceux qui ne le veulent pas de détourner les yeux), faire connaître, mais ensuite ne pas imposer un avis, amener chaque élève à élaborer le sien en toute connaissance de cause.

Mais quelques élèves continuent de penser qu’il valait mieux ne pas montrer « les caricatures ». Notamment la jeune G, une Noire assise au fond de la classe. Pourquoi ? « Pour éviter les problèmes. Pour ne pas prendre le risque d’être tué. »

Le professeur Normal et sa classe de 2nde continuent à se raconter les faits et à essayer de réfléchir dessus en toute connaissance de cause. Les élèves ont tous été frappés de ce que des élèves du collège de Conflans ont désigné le prof à l’assassin contre de l’argent. Pas étonnant. Il s’agit des gens de leur âge, donc ils peuvent se poser la question de ce qu’ils auraient fait. Normal ne le leur demande pas.

Ils parlent des vidéos postées sur You tube par le père d’élève et Normal leur apprend le terme de diffamation, qu’ils n’ont pas l’air de connaître. Il leur apprend aussi qu’en France il n’y a pas de délit de blasphème. Ils ont l’air étonné : on ne peut pas diffamer mais on peut blasphémer ? Exactement. Savez-vous pourquoi? Normal pointe des notions que, peut-être, il serait bon d’approfondir en EMC ? Peut-être. Il n’est pas tout à fait sûr que ces jeunes gens aient envie de creuser la question.

Après le professeur Normal propose à ses élèves d’écrire sur une demi-feuille la raison personnelle pour laquelle chacun d’entre eux peut revendiquer de faire cette minute de silence. Normal écrit : « Pour avoir le droit d’ enseigner l’esprit critique à mes élèves, sur les religions comme sur tout le reste ». Chacun vient poser son morceau de papier sur le bureau du prof à côté du portrait de Samuel Paty. Certains le posent, d’autres le lancent de loin. Celui du jeune A est un minuscule bout de papier tout plié. Le professeur le déplie : « Parce qu’il est noir ». Normal demande à A en lui tendant son minuscule billet : « Pourquoi avoir écrit ça ? Tu n’es pas capable d’écrire quelque chose de sérieux ? »

-Monsieur, j’ai écrit « parce qu’il est mort ».

C’est vrai. Normal va reposer sur le bureau le confetti. A la fin de l’heure, il se rendra compte qu’est écrit sur une face « parce qu’il est noir »  et sur l’autre « parce qu’il est mort ». Sur l’une le sarcasme, sur l’autre la réponse qu’on demande à A de donner ? Laquelle des deux est sincère ? Aucune ?

Après le cours de français, la classe est censée avoir un cours de physique. Normal reste pour aider sa collègue scientifique qui n’a pas l’habitude de mener des débats avec ses élèves et qui craint de se retrouver seule face à eux sans savoir quoi leur dire sur la laïcité.

Avant la minute de silence, le ministère a imposé la lecture de « la lettre aux instituteurs » écrite en 1888 par Jaurès pour pacifier le climat en pleine guerre scolaire contre le catholicisme. A la place les professeurs du lycée Renan ont décidé de lire « la lettre à nos élèves », écrite par un collègue d’un lycée voisin, qui attaque sans langue de bois l’islamisme et dit clairement et fermement tout ce que chacun de ces adultes a depuis des années sur le coeur. Le professeur Normal et sa collègue lisent le texte en duo. La collègue de physique n’a pas l’habitude de lire en public mais elle s’en tire bien. Entre deux phrases, Normal voit bien que la jeune K s’agite.

C’est la minute de silence. Tous les élèves se lèvent et elle est parfaitement respectée.

Elle l’est dans toutes les classes du lycée, sauf une, où deux élèves chuchotent par provocation « Allahou Akbar » et sont violemment invectivés pour leur manque de respect par une élève musulmane. Devant le professeur qui leur parle de sanction, l’un des deux provocateurs se met à pleurer.

Dans la classe de 2nde, il reste peu de temps avant la fin de la matinée. Mais le professeur Normal se tourne vers la jeune K : « L’un ou l’une d’entre vous a-t-il quelque chose à dire sur cette lettre ? ». Elle lève la main : elle a été choquée par le passage qui disait que les islamistes voulaient imposer le voile aux femmes comme signe de soumission ; d’après elle, le voile, ce n’est pas un signe de soumission. Normal l’écoute. Ils argumentent pendant quelques minutes. Sonnerie. Normal retient ses élèves d’un geste : « K et moi, nous venons d’entamer une discussion que vous pourrez peut-être prolonger là aussi en EMC, si vous le souhaitez. Mais vous n’avez pas remarqué quelque chose de scandaleux ? »

Les élèves le regardent, se demandant ce qu’il va leur sortir.

« Aucun de nous deux n’a décapité l’autre. »

Ils sourient pour la première fois depuis le début de la matinée.

« Notre attitude est scandaleuse aux yeux des islamistes et de tous ceux qui, dans un camp comme dans l’autre, s’acharnent à nous persuader que nous ne pouvons pas vivre ensemble ni même discuter. Mais je me dis que lui (il leur montre une dernière fois le portait de Samuel Paty projeté sur le tableau), peut-être qu’il aurait été un peu apaisé de l’hommage que nous venons de lui rendre ? Je vous remerc… . »

Sans attendre sa dernière syllabe, ses élèves s’enfuient, en même temps que la prof de physique. Ils sont tout pressés d’aller à la cantine. Moins pour manger que pour se détendre après ces deux heures pesantes. Normal reste seul dans la salle, à glisser les petits papiers de la minute de silence 2020 dans le portrait A3 de Samuel Paty plié en deux. Peut-être devrait-il acheter un classeur pour les ranger en attendant la prochaine minute de silence ?

Pendant ces deux semaines de vacances épuisantes, en lisant des articles sur son téléphone et en exhalant ses jugements à l’emporte-pièce, Normal se demandait de nouveau, cinq ans après 2015, comment il pouvait se forcer à être intelligent au milieu de ce nouveau violent accès de connerie contagieuse, cette pandémie bien plus mortelle que l’autre. Finalement, il y parvient mieux en classe que dans le secret de sa cuisine. En classe, il ne touille pas la vase, il est garant que l’eau reste claire en surface. C’est fatiguant. Il se sent vidé et il n’a même pas faim. Mais il peut vraiment remercier ses élèves.

Le lendemain, la jeune K, en entrant dans la classe, lui adressera un sourire.