La vision ironique que se fait James Blake de la célébrité et de sa perte. J’aime bien le contraste entre l’élégante mélancolie de la chanson, que j’écoute en boucle depuis plusieurs jours, et l’auto-dérision du clip, que je découvre ce soir.
Margaret Atwood y parle de son journal qu’elle tient régulièrement. En relisant la période concernant l’écriture et la publication de son roman, elle constate avec humour qu’elle y trouve des « pleurnicheries » habituelles d’écrivain épuisé par le labeur mais aucune réflexion sur la structure ou les intentions du chef d’oeuvre qu’elle est en train de créer. Elle n’a pas besoin de s’interroger sur ce qu’elle écrit tant elle est sûre d’elle-même.
Mais, quelques pages plus loin, elle évoque les trois choses qui l’ont longtemps intéressées et « qui se sont assemblées durant l’écriture de ce livre ». Je suis frappé par cette phrase : ces intérêts esthétiques, politiques, sociaux, ils s’assemblent d’eux-mêmes, sans peut-être que l’autrice en soit tout à fait consciente, dans le processus d’engendrement du texte qui lui paraît pourtant si évident qu’elle ne l’interroge pas sur le moment.
Des plans de fou, à la Carax. Des séquences virtuoses, qui ne sont pas gratuites (ce que l’on pouvait jusque là lui reprocher) mais qui servent l’histoire. Les deux plans séquences shakespeariens du prologue et de l’épilogue. Les envolées à moto. La tempête. La séquence où la soprano s’égare dans la forêt. Le récit par le comique du meurtre de sa femme (le moyen qu’il invente fait qu’on se tient en équilibre sur le fil entre le tragique et le grotesque). Le duo final entre le père et la fille, si implacable. Evidemment le jeu sur la représentation de l’enfant (je n’en dis pas plus).
Rien que de repenser à ce film ma bouche s’arrondit de stupeur.
Le chauffeur de taxi qui me conduit vers l’aéroport, un rebeu d’une trentaine d’années, le cheveu ras et la barbe filasse, l’air pas commode, me raconte la petite chose bizarre qui lui est arrivée hier matin.
Il y a quelques jours, j’ai parlé à May Bouhada, l’ingénieuse responsable des ateliers scolaires au Théâtre 71, du projet de lancer l’option théâtre et l’atelier cinéma sur le thème des «Survivant-e-s ».
Elle me cite aussi Les Enfants de Edward Bond et sa « lettre aux jeunes acteurs qui vont jouer Les Enfants », écrite en 2002 mais dont chaque mot résonne encore plus aujourd’hui :
« Ce monde est le vôtre. Un temps viendra où les gens qui vous disent ce qui est vôtre ou ce qui ne l’est pas ne seront plus de ce monde. Mais vous, vous y serez – et il vous faudra en faire un lieu de bienveillance et de paix. Pour prendre la responsabilité du monde, il faut être courageux, généreux et prévoyant. Jouer Les Enfants est une manière de vous y préparer. Vous devez faire que la pièce soit la vôtre, afin que le public puisse comprendre ce que vous voulez leur dire. Et plus tard il vous faudra faire de même pour le monde, quand vous ne serez plus Les Enfants mais Les Adultes. «
Voici qu’arrive la cinquième saison de Black
Mirror : sera-t-elle aussi génialement glauque et dystopique que les
précédentes (j’ai entendu dire qu’elle allait aussi explorer le présent) ?
Je viens de travailler sur le chapitre de l’Eldorado dans Candide avec mes élèves de 2nde et je leur ai proposé d’écrire leur Eldorado du 21ième siècle. Ils ont lancé leurs premières idées et très vite nous nous sommes aperçus qu’ils basculaient spontanément dans la dystopie, comme si l’angoisse et la méfiance du futur était devenue la pente naturelle de leur imaginaire. Je leur ai dit que je n’étais pas surpris : il y a quelques années, j’avais proposé à mes théâtreux de raconter le futur, d’inventer 2034, l’année où ces jeunes gens de 17 ans auraient deux fois 17 ans ; nous avions écrit et monté des scènes toutes plus sombres et grinçantes les unes que les autres.
Les adolescents se rêvent heureux
individuellement et en même temps plongés dans un cauchemar collectif. Curieuse
schizophrénie de l’avenir.
Pour contrebalancer cette tendance, j’avais
cherché des œuvres d’aujourd’hui, livres ou films, qui leur proposeraient des
utopies contemporaines, et… je n’en avais pas trouvé. Les adultes eux aussi ont
le sperme utopique de moins en moins fertile. Alors même que notre présent
bouge à toute allure, que nous sommes à la veille d’une révolution
technologique encore plus radicale que les trois qui ont précédé, nous paraissons
étrangement incapables de rêver ce futur que nos scientifiques et nos start-ups
et nos GAFA sont en train de nous préparer sans nous demander notre avis (et
qui d’ailleurs ne concernera qu’une infime poignée richissime d’entre nous). Eux
consacrent déjà des milliards de dollars à préparer leur futur, et ne nous
laissent à nous que l’angoisse paralysante du nôtre.
Mes jeunes 2nde ont eu l’air
intéressés par cette confidence que je leur faisais sur mon expérience avec
leurs aînés. Ils ont voulu relever le défi : inventer une utopie qui soit
vraiment une utopie, qui ne vire pas insidieusement à la dystopie, mais s’affirme
royalement comme une utopie. Comme un rêve qui se sait énergiquement un rêve. Car
il ne s’agit pas d’idéalisme naïf. Voltaire ne croit absolument pas à la
réalité de l’Eldorado. Il l’invente comme un modèle qui permettra de s’écarter
définitivement du château de Tunder-ten-tronk, où tout est faussement mieux dans
le meilleur des mondes, pour nous donner à tous, au lecteur comme à ses
personnages, la force de chercher la métairie où nous nous mettrons tous
ensemble laborieusement, et modestement, et solidairement, à cultiver notre
jardin.
Le futur n’est qu’un levier imaginaire qui
permet de soulever le réel présent.
Ne plus rêver le futur, c’est s’interdire
de croire qu’on peut changer le présent, et c’est les laisser, eux, le
changer à notre place, et selon leurs désirs insensés.
C’est pourquoi aussi j’avais trouvé rafraichissant Demain : faire souffler une très légère brise d’utopie dans un imaginaire surchauffé.
A la recherche de l’utopie perdue :
mes adolescents de 2nde sauront-ils relever le défi ?
En France, aux élections européennes, les libéraux et les extrémistes de droite se disputent la préséance. Pour les uns, le seul véritable enjeu reste la croissance économique (comme dans les décennies précédentes), pour les autres, c’est la souveraineté nationale (même s’ils l’ont trahie dans le siècle précédent).
« Heureusement, dis-je au citoyen Lambda, les écologistes font une percée! C’est ce que tu voulais et c’est plus qu’encourageant! »
-Oui, me répond-il, mais ils ne sont toujours que la troisième force en France, la quatrième en Europe, et il est déjà bien tard.
-Tu râles tout le temps!
-Je ne râle pas : j’écoute, je regarde, je m’informe.
J’entends dire que, pendant ce temps, les ultra-riches du bloc capitaliste se font construire dans les coins les plus sauvages de la Nouvelle-Zélande des « doomsday bunkers » de luxe, pour échapper non seulement aux bouleversements climatiques mais aussi aux masses des anonymes qui, après les avoir laissés dérégler le climat, auront, c’est bien normal, à subir les conséquences de leur aveuglement.
C’est ce qu’Al i Baddou, rappportant le documentaire de Vice, qui lui-même prolonge un article du New Yorker, appelle une « assurance apocalypse ».
Ce qu’on pourrait appeler aussi la théorie du « non-ruissellement », où les ultra-riches se donnent les moyens de passer entre les gouttes des déluges qu’ils ont provoqués, tandis que les ultra-pauvres et les lambdas comme toi et moi finissent noyés.
Ou bien le syndrome de Noé : non pas le dernier des hommes justes mais le premier des capitalistes.
Pendant ce temps, les ultra-riches qui sévissent dans le bloc communiste se font construire des bulles pour isoler leurs écoles internationales, leurs résidences et leurs clubs de sport du mori-kongqi, « l’airpocalypse », que les pékins pékinois de base sont obligés de respirer.
Donc, je ne râle pas, conclut Lambda, je me demande simplement s’il ne vaut pas mieux faire confiance aux ultra-riches de tous les bords qu’aux résultats des élections démocratiques pour savoir où se situe le seul véritable enjeu.
Lors de sa première lecture nocturne de la Neige et les Chiens, mon jeune metteur en scène Christian est fasciné aussi par le visage de l’auteur serbe qu’il découvre sur la quatrième de couverture.
Les yeux enfoncés dans l’orbe obscur des cernes presque comme sous un cache-oeil de pirate, les sourcils arqués, les deux rides profondes qui remontent en V vers les sommets du front, lui font comme un visage d’oiseau de nuit (d’autant plus que, sur la petite photo floue de 1995, ces yeux ridés sont encore enveloppés d’une chevelure drue et d’une barbe terriblement noire).
Sacrée gueule!
Certains romanciers font partie de ces oiseaux qui s’envolent la nuit pour briser la nuque des pensées nuisibles.
L’auteur serbe y rend compte de la guerre de Yougoslavie qui, depuis plusieurs années, ravage Sarajevo, ensanglante les Balkans, déshonore l’Europe et n’est pas encore tout à fait achevée. Il entrecroise les points de vue contradictoire de différents membres d’une famille lancée dans ce conflit fratricide ; il se situe à la croisée entre un réalisme glaçant et un onirisme puissant mais cauchemardesque. Il fait courageusement son travail de romancier, en se plongeant dans le drame qui déchire son époque et sa propre âme.
Cette lecture bouleverse Christian, notamment la scène inaugurale où des miliciens font rôtir une petite fille sur une grille, comme un vulgaire et atroce barbecue.
Elle incite le jeune metteur en scène à se lancer dans l’écriture d’une
pièce de théâtre et à rompre avec l’institution. On peut même dire
qu’elle change sa vie (et, par contrecoup, celle de ses proches).
« Quelquefois, lui dit l’auteur serbe, venu le visiter la nuit où il découvre ce texte terrible, moi aussi, je l’ai remarqué, les livres les plus décisifs pour notre existence, nous ne les lisons qu’une seule fois, même pas en entier. C’est comme un caillou énorme qui tombe au centre d’un étang. Si violemment qu’il s’enfonce dans la vase, et qu’autour de lui commence aussitôt à s’agréger le limon qui en fera un jour une île. »
Je me remets à écrire ce matin. Je suis toujours dans la version courte de la Dérive, ce texte dans lequel je m’épuise depuis deux ans et que personne n’aime. J’écris les didascalies, qu’elles soient à la fois informatives et littéraires. Je trouve l’idée de la neige qui tombe pendant toute la fin, rouge, puis grise, puis noire, puis arc-en-ciel. Cette idée funèbre me rend heureux.