AU CAFE DU TRAGIQUE (I)

Mardi 10 décembre 19

Le matin, le professeur Normal passe souvent en voiture devant cette brasserie, située sur une place désuète de Clamart qui l’attire spontanément mais où il n’a jamais d’ordinaire le temps de s’arrêter. Alors, cet après-midi de décembre, illuminé entre deux averses par un étrange soleil presque printanier, il décide soudain, sur une impulsion, d’y aller corriger.

Il a sur les bras un paquet de copies de 2nde, un contrôle sur l’histoire de la tragédie que ses élèves ont lamentablement foiré. Pas été foutu de leur faire saisir cette idée du tragique. Peut-être ne correspond-elle pas à leur génération ? Il croit se souvenir qu’un critique a proposé cette idée de notre époque contemporaine incapable de saisir l’essence du tragique. Mais impossible de se rappeler le titre de l’essai.

Il essaye de se concentrer.

C’est difficile. Il est entouré de gens qui osent parler à voix haute et vivre leurs vies, au lieu de se contenter d’être les silhouettes silencieuses qu’il réclame. Leurs bavardages l’éloignent du tragique, le ramenant au réel le plus contemporain et le plus trivial.

C’est d’abord cette vieille dame.

Elle est assise à la table juste à côté de la sienne, sur la droite. Ils sont séparés par moins d’un mètre. Il sent qu’elle l’observe, avec une attention ostensible, en lui signifiant, par l’angle de ses épaules, par cet excès de présence muette qu’elle laisse sourdre de son corps, à quel point elle souhaite engager la conversation. Mais il résiste. Il lui oppose un mur obtus de concentration, sur lequel les pattes ridées de cette vieille araignée auront beau tâtonner, elles ne trouveront pas d’ouverture.

Déçue, elle se décide à s’en aller. Elle empoigne maladroitement le rebord sa table pour se redresser, après avoir repoussé d’un revers tâtonnant de la main la coupelle où se trouvaient sa pâtisserie et la petite cuillère qui lui a servi à la manger, sans doute bien longtemps avant l’arrivée du professeur. Il consent à lui adresser un sourire et quelques mots de simple urbanité : « Je vous en prie, prenez votre temps », tout en tirant sa table vers lui pour lui faciliter le passage. La vieille dame en profite aussitôt : elle se laisse retomber sur la banquette. Son soupir de découragement devant l’effort qu’il lui reste à faire exprime peut-être plutôt le soulagement. Feignant de reprendre ses forces avant une nouvelle tentative, elle se met à parler. Pour ne pas se montrer franchement désobligeant, Normal se trouve obligé de maintenir la tête tournée dans sa direction, ne jetant plus que de brefs coups d’œil de regret sur la feuille encore vierge de son corrigé. Il est pris au piège. Obligé d’écouter l’importune.

Il jette un coup d’œil sur son visage. L’étrange ovale de sa tête et le chignon désuet porté bas sur la nuque la font ressembler vaguement à l’une des photos les plus célèbres de Virginia Woolf. Mais une Virginia Woolf toute desséchée, qui serait ressortie de sa rivière pour se retrouver, à quatre-vingts balais, absolument seule dans la vie. « C’est bizarre, où est passé Léonard ? » semble dire ce chignon en débandade.  

Normal fait un effort pour se concentrer sur les paroles de la vieille dame :  « Les gens qui me disent « prenez votre temps », ils me font toujours rire. » Pourquoi prononce-t-elle le mot « rire » de cette voix revêche ? Ne dirait-on qu’elle en veut encore au professeur de l’avoir presque laissée s’en aller sans lui permettre d’entrer en communication, et qu’elle est en train, carrément, de l’engueuler ? Non mais, il ne faut pas exagérer, elle a des copies à corriger, cette vieille peau parcheminée sûrement à la retraite depuis un siècle ? Peut-être même cette bourgeoise de Clamart est-elle l’une des dernières rescapées de l’époque où les femmes ne travaillaient pas ? « Le temps, continue-t-elle, qu’est-ce que je peux bien prendre d’autre que le temps, dites-moi ? D’ailleurs, ce n’est moi qui prends mon temps, c’est lui qui me prend, hé hé. ». Le léger ricanement, qu’elle ravale après avoir dévidé ces formules banales, déforme ses lèvres. Juste un instant bizarre, presque une vision, presque un rictus.

Elle ajoute aussitôt, comme si elle enchaînait sans queue ni tête les sujets de conversation dans le seul but d’empêcher Normal de lui échapper : « En vous voyant corriger comme ça, je me souviens, ma mère avait une amie qui était institutrice pendant la guerre. Elle avait fait conjuguer à ses élèves « J’ai un poêle à mazout ». C’était une phrase qui voulait dire quelque chose à l’époque, vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes trop jeune. L’un des écoliers avait écrit : « j’ai un poil à ma zoute ». Poil écrit comme ça, vous comprenez : p.o.i.l. ».

En détachant les sons des quatre lettres, elle les dessine aussi dans l’air, d’un doigt qui tremble un peu mais qui tente de les délier, comme quand elle était elle-même écolière. Normal sourit d’un air gêné. Sans pitié, son interlocutrice enchaîne : « C’était peut-être un gamin qui ne savait même pas ce que c’était qu’un poêle à mazout, à l’époque, il y avait des gens qui n’avaient aucun chauffage, ça existait, vous savez ! ». Normal risque une moue à moitié convaincue. « En tout cas », continue-t-elle à lui expliquer, avec une bienveillance de plus en plus marquée, maintenant qu’il est avéré que, s’il ne relance pas la conversation, au moins il l’écoute avec résignation la mener, « personne n’a trop cherché à savoir ce que c’était que sa « zoute ». Et de nouveau, le petit ricanement ravalé : « héhé ».

Normal n’en croit pas ses oreilles. Cette vieille dame d’apparence si respectable serait-elle innocente au point de ne pas se rendre compte du sous-entendu potentiel de son jeu de mot ou bien est-elle en train de déraper délibérément vers une allusion graveleuse ? Elle insiste : «Je vous assure que l’amie de ma mère, l’institutrice, elle n’a pas cherché à savoir ce que ç’était, « la zoute » de ce galopin! ». Cette fois-ci, Normal ne peut plus y tenir. Il relance pour la première fois, en tentant de dissimuler son ironie sous l’apparence d’une politesse bonhomme : « Je pense qu’elle a eu raison : elle aurait entendu d’autres bêtises. ». Il espère avoir mis fin à cet échange presque gênant.

Mais la vieille dame relâche la pression de ses mains tavelées sur le rebord de la table et, se mettant à tripoter sa coupelle, elle se tasse plus confortablement au fond de la banquette.

« Ca me fait penser, (lui, Normal, ça le fait penser : « oh non », mais il continue bravement à sourire) près de chez moi, il y a un petit garçon, qui me voit passer tous les matins. Hé bien, figurez-vous, ça ne manque jamais, chaque fois, il me lance : « Oh là là, qu’est-ce que tu es vieille ! ». Un jour, son père m’a dit : « J’ai essayé de lui faire comprendre que vous étiez d’un certain âge -il ne peut pas dire « vieille », cet homme-là ?- et que ça ne devait pas vous faire plaisir plus que ça, alors qu’on ne devait pas vous en parler mais il n’en fait qu’à sa tête.». Moi, j’ai trouvé ça bête, dans le fond, d’empêcher un gosse de dire ce qu’il pense. C’est vrai, ça, si la vieillesse le dégoûte, il vaut mieux qu’il le dise, non ? »

Normal ne sait absolument pas quoi répondre à cette question. Il se demande quand même s’il n’est pas en train de passer à côté d’une personne moins conformiste que ce à quoi il pouvait s’attendre d’après sa seule apparence.

« Allez, hop, c’est parti, je suis debout. ». Elle parvient à se glisser entre leurs deux tables, non sans renverser ce qui reste de café dans la tasse de Normal, par maladresse, ou dans une ultime facétie, pour le punir d’avoir manqué la chance d’une vraie conversation. Il la regarde quelques instants se diriger vers la porte du café d’une démarche à la fois chancelante et plus souple qu’il ne l’attendait. Puis il se dit : « Il est temps de revenir au tragique! »

A moins qu’une vieille dame solitaire, réduite à extorquer dans un café une conversation à un quidam impatienté, soumise à la dureté d’un rebord de table, exposée à la cruauté d’un regard d’enfant, ne pouvant plus compter, pour échapper à la conscience de sa propre décrépitude, que sur son sens défaillant de la blague, n’ait en soi quelque chose de tragique ? Oui, mais, pour ressentir l’infinie tristesse de sa condition, il aurait fallu carrément se mettre à la place de cette autre personne. Normal ne s’est pas avancé jusque-là : il s’est contenté d’avoir été, de l’extérieur, un peu surpris par elle.  

« Allez, au boulot ! », le professeur s’exhorte lui-même à se replonger dans ses corrections.

(à suivre)