DEUX MOI

Samedi 14 septembre 19

Alex et Sarah, sans se concerter, ne se sont pas revus de la semaine. Ils se sont approchés si près, en passant la journée entière de dimanche dernier dans les bras l’un de l’autre, qu’Alex a décidé de prendre un peu de recul. Ne serait-ce que pour prolonger un peu les premiers temps de l’amour, dont il sait par expérience qu’ils sont délicieux mais éphémères. Et du côté de Sarah ? Il ne sait pas. Il espère la même chose. Peut-être est-ce bien de la laisser cogiter dans son coin ?

Il a quand même appelé le samedi en début d’après-midi pour lui proposer d’aller le soir voir le Desplechin. Il ne détesterait pas s’embarquer dans une histoire d’amour exclusivement cinéphilique, où ils ne se verraient qu’une fois par semaine et se raconteraient leurs vies à travers des films.

Elle a dit oui. Qu’elle était libre, pour le Desplechin. Peut-être une légère ombre d’hésitation ? Lui en parler ?

En tout cas, elle tient à se faire pardonner son écart de la semaine précédente : elle est apprêtée jusqu’au bout des cils et pile poil à l’heure. Encore une fois, il oublie de le lui dire. C’est lui qui arrive vingt-cinq minutes en retard, dérouté par des travaux.

Elle bondit sur l’occasion : « Ce n’est pas grave, viens, on a juste le temps de foncer à Montparnasse voir le dernier Klapisch. ». Elle ajoute : « La prochaine fois, tu prendras le RER ? Tu sais courir ? ».

Comme elle lui saisit spontanément la main pour sprinter jusqu’aux escaliers de la station de métro, il ne proteste pas.

D’ailleurs, Deux moi est une double bonne surprise. D’abord le décor, Paris en automne et en hiver, les ramène à la saison grise dont ils s’apprêtent à traverser délicieusement au moins un bout ensemble. Ensuite le film est plus grave et plus abouti que les précédents Klapisch. Sarah a ri autant que lui pendant la séance mais, à la fin, il lui semble qu’elle se détourne. « Ca va ? Tu ris ou tu pleures ? »

Elle rit, bien sûr. Simplement, elle s’est enrhumée en l’attendant dans le courant d’air de la place de l’Odéon. Il la remercie : « Nous n’avons toujours pas vu le Desplechin mais tu sais que tu es en train d’accomplir un miracle ? »

Elle tourne la tête vers lui avec curiosité. Il ajoute d’un ton léger : « Tu me réconcilies avec la comédie à la française. » Et il l’embrasse sur le bout du nez, qu’elle n’a pas très français.

Ils vont discuter dans un café de la rue Vavin : elle reste obstinément silencieuse.

Alors, c’est lui qui parle.

Et qui parle.

Et qui parle, en attendant qu’elle lui réponde : il a adoré la construction du film, la façon dont ce joueur de Klapisch s’amuse avec les codes narratifs de la comédie et avec la patience de son spectateur.

« La base d’une comédie, explique Alex qui n’aime que les films sombres à Sarah silencieuse, c’est que deux personnages, que tout oppose, se rencontrent au début du film, puis ils se chamaillent, ils se séparent mais on sait qu’à la fin ils finiront ensemble. Ici, deux personnages, que pas mal de choses rassemblent (ils sont voisins, ils sont malheureux) mais aussi que beaucoup d’autres distinguent (elle vit dans un joli appartement, lui dans un taudis, elle a un métier passionnant, pas lui, elle est une Parisienne bobo depuis toujours, il vient d’une famille plus simple de montagne) ne se rencontrent jamais, alors qu’ils vivent l’un à côté de l’autre et qu’ils se croisent souvent. Le scénario accumule les fausses pistes (le chat, l’épicier, la danse, la psychothérapie) jusqu’à ce que l’une d’entre elles finisse par se révéler la bonne.

D’ailleurs, Rémy (François Civil) et Mélanie (Ana Girardot) pourraient tout aussi bien ne pas se rencontrer, si le hasard faisait mal les choses. Et, pour que le hasard les fasse bien, nous dit Klapisch, il faut qu’on l’aide, qu’on y mette du sien. C’est un film sur la somme de grandes décisions nécessaires et de petites bifurcations improbables que deux individus ont à prendre pour que, lorsque le hasard les met en présence (et il va peut-être le faire), une vraie rencontre puisse se produire (et ce n’est pas toujours le cas).

Tiens, regarde la nôtre, de rencontre, par exemple, tu ne crois pas que ça a été exactement la même chose ? »

Il se dit que, cette semaine, elle a peut-être plus envie de parler directement de leur vie que d’un film ? Mais elle se contente de sourire, énigmatiquement.

Il rêve quelques instants à leur rencontre (hasard ou destin, les deux, beaucoup de hasards et un petit peu de destin ?). Puis il reprend son monologue. Il a aimé surtout que Klapisch ose faire une comédie sur des thèmes aussi sombres : la solitude dans Paris, le manque d’amour, le deuil, les ersatz de relations humaines que prodiguent en pure perte les réseaux sociaux, les écrans qui, au lieu de nous rapprocher, nous séparent. Pas facile de faire sourire avec les pulsions négatives qui nous habitent tous, n’est-ce pas?

Mais Klapisch a pas mal de cordes à son arc. D’abord le montage alterné entre les scènes de l’une et les scènes de l’autre (qui n’est pas lourd parce qu’il met en valeur aussi bien les dissemblances que les échos).

Et puis la satire : les scènes du monde du travail, les rendez-vous  de Rémy avec le DRH, les speed dating de Mélanie, le moment délirant du plan sexe alcoolisé avec Steevy le paysagiste, Niney le boloss :  déjà des scènes d’anthologie, qu’on aura plaisir à revoir, à se raconter avec ses potes, hein ? 

Le dialogue va souvent au-delà de la simple satire réaliste pour atteindre presque à l’absurde, un absurde à la Kaurismaki qui dirait la vanité et la vacuité de nos existences dans les métropoles modernes. Non, tu ne crois pas ?

En fait, d’ailleurs, je me trompe, ce n’est pas un film sombre. C’est plutôt un film lumineux sur un sujet sombre. Lumineux et tonique, parce que les deux personnages finissent par affronter leur problème et entament un travail sur eux. Pour que deux moi puissent devenir un nous, il faut d’abord que les deux moi soient des soi, comme dit je ne sais plus qui, l’une des deux psys. Voilà, pour que la rencontre se fasse, il faut que chacun soit réconcilié avec lui-même et ouvert à la possibilité de l’autre. Je me trompe?

Alors au début, on est dans la petite musique de l’absurde, et puis, peu à peu, il y a une autre musique qui commence à s’imposer, une musique à la fois plus grave et plus tonique : la psychologie des deux personnages s’approfondit, ils deviennent autre chose que de simples silhouettes, leur problème se découvre, ils l’affrontent.

En fait, c’est peut-être ma réticence sur le film.

Le problème de Rémy, un peu too much, non ?

J’accepte tout, sauf ce truc des psys. Pourtant, j’ai bien aimé le travail que Klapisch fait sur ces deux personnages secondaires. Qui sont super bien joués, en plus, par  Camille Cottin et par François Berléand, je les adore tous les deux. Au début, on se marre franchement, ce sont deux vraies caricatures, ils nous font rire par leur côté opposé et cliché, j’ai entendu que tu riais autant que moi, n’est-ce pas, l’une dans le confort d’une écoute chaleureuse et freudienne, hyperbobo, et l’autre au contraire dans le dépouillement glauque et l’inconfort, on est comme Rémy, on se demande pourquoi se mettre à parler tout seul au lieu de se barrer.

Mais finalement les deux psys, l’un comme l’autre, ils se révèlent vraiment à l’écoute, et vraiment de bon conseil, ils aident à dénouer les nœuds secrets. Alors j’ai trouvé intéressant la façon dont Klapisch, au fur et à mesure du film, fait changer notre regard sur eux : au début, j’ai ri contre eux. A la fin, j’ai souri avec eux. Et toi comme moi, je pense, non ?

Mais, quand même, je n’adhère pas tout à fait. Les psys, ça me gêne. Un éloge des psys, comme dans les années 80, comme avant Woody Allen ! Je reconnais volontiers qu’il y a des choses qu’on ne peut dénouer qu’en parlant mais ce qui me dérange, c’est de devoir payer un inconnu pour cela. Notre vie moderne est-elle si mal faite qu’on ne puisse plus se confier aux gens qu’on connaît et qu’on aime et qu’il faille trouver des inconnus ?

Tiens, brusquement, je me souviens du caméo de Klapisch : il dit qu’il est marié à une lacanienne, alors, comme elle l’écoute sans rien dire, il faut qu’il parle tout le temps, tout le temps, tout le temps, ses soirées sont un enfer, un peu comme toi et moi, depuis une heure, qu’est-ce qui se passe, ma belle, tu es devenue lacanienne depuis la semaine dernière ? »

            Sarah sort soudain de son silence. Elle plante son regard dans celui d’Alex, et elle lui demande à brûle-pourpoint : « Tu crois que ça a été possible un jour, de se confier aux gens qu’on aime ?

-Pas toi ?

-Tu es radicalement contre le fait d’aller voir un psy, tu penses que c’est un signe de faiblesse ?

Il la regarde avec curiosité : « Qu’est-ce que tu veux me dire ?

-Je vais voir un psy. Enfin une psy. Depuis deux ans.

-Ah bon ?

-Oui.

-D’accord, pas de problème. Et tu veux me dire pourquoi, ou bien tu voulais juste m’annoncer ça ?  

-Pourquoi je vais voir une psy ? Parce que je suis une psychopathe dangereuse, qui essaie de ne pas passer à l’acte. Tu ne l’as pas remarqué ?

-Si, bien sûr. C’est ce qui m’attire. Sérieusement ?

-Sérieusement, banalement, les hommes m’ont rendu malheureuse. Enfin l’un d’entre eux. Celui à qui, pendant dix ans, j’ai fait une confiance totale. Et deux enfants aussi. Je le plaçais sur un piédestal, il en a abusé. Le ciel m’est tombé sur la tête.

-Comme Mélanie, le personnage du film ?

-Sauf que moi, j’ai dix ans de plus qu’elle et que ça me désole qu’il m’ait fallu tout ce temps pour prendre conscience à quel point je me sous-estimais. A quel point j’avais besoin de me recentrer sur moi. Et d’où il venait, ce ciel si lourd qui m’est tombé sur la tête, de quel endroit ancien ces nuages avaient commencé à se charger. Je suis encore très en colère, parfois, j’en trépigne encore de rage, ça t’amuserait, ou ça t’effraierait, j’ai envie de taper sur quelqu’un, mais je ne sais pas qui, de me dire que j’ai perdu tout ce temps à me négliger l’âme pour les autres, enfin pour un autre qui ne me méritait pas. »

Maintenant, c’est Alex qui reste silencieux. En tant que représentant de la gent masculine, il ne sait plus vraiment quoi dire.

Sarah ajoute : « C’est pourquoi je remercie Klapisch d’être arrivé à me faire rire de ce qui m’a tant fait pleurer. Je trouve que c’est un sacré tour de force. La vraie dignité d’un auteur de comédie. Et je le remercie aussi d’avoir fait un aussi joli éloge de la psychanalyse à un moment où tous les cons, et même pas mal de gens intelligents, la critiquent. »

Tiens, Alex, prend ça aussi un peu dans ta face ! Flèche d’une jolie Parthe, dont les yeux brillent quand elle se venge.

Ensuite Sarah dénoue, Sarah esquive, Sarah plaisante et redevient Sarah. Ils continuent à parler du film, et de plein d’autres choses, et elle parle autant que lui, et elle rit beaucoup.

Mais, tout en riant, Alex repense à ce que vient de lui apprendre cette femme si lumineuse : ses amours malheureuses, cet homme qui l’a trahi, ces deux enfants. Incroyable qu’il sache si peu d’elle, alors qu’il la fréquente depuis trois mois. Est-ce qu’il n’est pas un peu fou ? Un peu désespérément futile ? Est-ce que c’est ça, qu’elle aime chez lui, qu’à son âge il se foute encore de tout, sauf de ce qu’on fait dans un lit et du cinéma ? Ils sont deux moi si différents. Il n’ose pas lui en demander plus. Il sent que ce n’est pas le moment.

Après le métro, ils se trouvent de nouveau dans sa voiture. Cette fois, elle ne dort pas. Cette fois, ils vont chez elle. C’est la première fois : « Tu ne veux pas savoir ce qu’elle m’a dit, ma psy ?

-Comme à Mélanie, j’espère : que tu avais le droit d’être heureuse ?

-Oui, et que, pour cela, j’avais le droit de rendre les hommes malheureux. D’abord, je jouis bien d’eux. Et puis, quand ils sont très très accrochés, je les rends très très malheureux.

-Elle t’a dit ça, ta psy ?

-Enfin je crois.  

-C’est elle, la psychopathe, pas toi. Je vais la faire interdire par le conseil de l’ordre.

-Il n’y a pas vraiment d’ordre, en psychanalyse. »

Elle ajoute : « Tu veux toujours venir chez moi, petit bonhomme, ou tu me déposes à la station de métro le plus proche -il est encore temps ? ». Il lui rend son regard : « Toujours. De plus en plus, même. Mais je ne suis pas très rassuré.

-C’est bien, de n’être pas rassuré en amour, enfin pas complètement. Ca évite de s’endormir sur ses lauriers.

-Quels lauriers ?

-Quels lauriers ? Petit prétentieux, va ! »

Elle se penche par-dessus le volant, pour lui faire par-dessous une caresse si osée qu’il fait une embardée.

Hé, elle ne veut pas qu’il la tue dès leur deuxième film, quand même ! Tout aurait été de sa faute. C’est ce qu’il lui aurait dit devant la porte de l’enfer. Ou celle du paradis psy, avant qu’on ne les sépare.

Une réflexion sur « DEUX MOI »

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