Vendredi 20 septembre 19
Dans le petit bar des Ateliers Berthier, on sert aux bobos comme Ulysse des sandwiches végétariens. Il s’est arrêté quelques instants pour boire une bière bio locale pas très goûteuse, et pour réfléchir au spectacle de Falk Richter auquel il vient d’assister. Il se demande : « Je l’ai aimé, ou pas ? Difficile à dire… ». Pour pouvoir répondre, il lui faudrait traverser le léger brouillard d’ennui qui s’est déposé à l’intérieur même de ce théâtre.
Debout à ses côtés, un couple de jeunes Scandinaves, estampillés tous les deux « blondeur et ouverture d’esprit authentiques », attendent quelqu’un avec une impatience palpable, qui fait presque sourire Ulysse, ou qui lui fait envie. Qui a la chance d’être attendu ainsi ?
Le garçon danois se précipite soudain vers un comédien (l’un des représentants officiels des Beurs de France) qui sort à peine de la salle. Il lui brandit sous le nez son téléphone portable, en lui demandant, dans un français léché, s’il veut bien répondre à quelques questions. L’autre, interloqué, fait d’abord deux pas en arrière. Puis, jetant un coup d’œil de côté à la jolie fille qui lui sourit d’un air engageant pour l’inciter à répondre à son compagnon, il fait trois pas en avant.
Le trio finit par s’asseoir sur la banquette à côté d’Ulysse. L’interview improvisée s’organise : le garçon scandinave est d’un sérieux imperturbable, la fille continue de sourire gentiment en restant sur son quant à elle, le comédien beur est tiraillé entre les deux : à la fois, il pontifie (on voit que c’est l’une des premières fois) et il plastronne (un peu plus d’expertise, n’est-ce pas ?).
Petit moment de comédie charmant, petit moment d’Europe, comme si ces trois jeunes gens continuaient le spectacle de Richter à leur manière, sur un mode plus léger. Ulysse décide de profiter en douce de leur fraîcheur. Il sort discrètement son carnet, pour prendre des notes à la volée.
Le comédien commence par déclarer que le thème du spectacle est passionnant mais la façon de travailler de Richter encore plus : huit jeunes gens, représentants de la diversité (des Arabes, une Croate, des gays) se demandent en quoi chacun d’eux « est l’Europe », en quoi chacun d’eux l’incarne dans son itinéraire individuel. Richter, dans des ateliers qui se sont étalés sur plusieurs années, leur a demandé de mettre leurs tripes et leur destin personnel sur le plateau, mais il s’est accordé le droit d’inventer à partir de ce qu’ils lui proposaient, dans un mélange inextricable de confession et de fiction. Et ça n’a pas été sans friction.
Mais, se demande Ulysse, de quelle Europe sont-ils les témoins, ces huit jeunes artistes ? De la population européenne moyenne ou seulement d’un petit milieu bohème, d’origine variée mais finalement hyper-protégé ? D’ailleurs, Falk Richter ironise lui-même sur sa tendance au « politiquement correct » : il a intégré un sketch où l’un des huit, qui cherche à monter son propre spectacle, propose à l’une des Arabes du groupe d’y jouer (ou seulement de lui prêter son nom puissamment mélodieux, Khadija El Kharraz Alami), non parce qu’elle est bonne comédienne mais parce qu’il a besoin de cette fameuse « diversité » pour obtenir sa subvention.
Le spectacle peine à dépasser la juxtaposition de monologues. Peu d’enjeu dramatique, à part l’histoire du mariage gay, qui n’a pas touché Ulysse, parce que les deux personnages, le jeune homme sur scène et son amoureux au téléphone, ne sont pas assez singuliers. Ils restent « représentatifs ». Rien de pire en art que le « représentatif » ?
Le comédien explique au jeune Danois et à son téléphone portable dernier cri que le théâtre de Richter se veut décapant jusqu’à l’os, il ne cherche pas à séduire mais au contraire à ironiser sur lui-même et sur ses spectateurs, dans le but de provoquer, de remettre en cause les certitudes. Ainsi, quand il est joué en France, on insiste sur ce qui peut déranger des Français. Par exemple on dénonce le massacre du 17 octobre 61, qui explique à lui seul le malaise des banlieues et des beurs de la deuxième génération. D’accord. Mais cette dénonciation n’est-elle pas un peu convenue, un peu « datée », alors que Daeninckx a publié Meurtre pour mémoire au début des années 80, il y a plus de trente ans, si les souvenirs d’Ulysse sont bons ? Qui, dans la salle, parmi ces spectateurs de gauche, peut être vraiment dérangé par la dénonciation du 17 octobre 61 ? Ce théâtre-là aurait-il trente ans de retard ?
Les huit jeunes comédiens soulignent à plusieurs reprises que seuls les vieux viennent les voir au théâtre, seuls les blancs, les bourgeois, les riches. Mais le théâtre qu’ils pratiquent, mais ce spectacle, va-t-il changer la donne ? A un moment, ils font allumer la salle et demandent s’il y a des Arabes ou des Noirs dans l’assistance. Deux seulement, ce soir-là, et qui sont allés se réfugier tout en haut. Mais Ulysse sait, pour les avoir vus entrer, qu’ils font partie d’un groupe scolaire. Sans leur professeur (sûrement blanc, vieux et bourgeois), auraient-ils eu ne serait-ce que l’idée d’aller voir I am Europe aux Ateliers Berthier ?

De la diversité sur le plateau, mais pas dans la salle. Problème. C’est bien, de la part de Richter et de ses comédiens, de le souligner. C’est bien de le dénoncer -mais, une fois qu’on l’a dénoncé, qu’est-ce qu’on fait, pour changer ? Pas pour changer l’Europe (nous en sommes bien incapables), mais pour changer le théâtre ? Pourtant, le public, jeunes comme vieux, Noirs et Arabes comme les autres, est tellement avide d’histoires, les séries le prouvent bien. Pourquoi le théâtre n’en raconte-t-il pas d’aussi passionnantes (de différentes, d’accord, mais d’aussi passionnantes) ? Le lendemain, aux Amandiers, Ulysse verra beaucoup de jeunes sortir de Farm Fatale, beaucoup plus que ce soir aux Ateliers Berthier. Des blancs surtout, d’accord, mais des jeunes. Groupes scolaires là aussi, ou bien un autre public que les bidouilleries farfelues et expérimentales de Philippe Quesne auraient réussi à susciter ?
Falk Richer, lui, fait un théâtre d’agit-prop, estimable et convenu, comme, Ulysse imagine, on pouvait en faire quand on était marxiste dans les années 70. Et dans les années 70 déjà (imagine encore Ulysse) seuls les bourgeois allaient voir les spectacles marxistes.
Falk Richter et les artistes politiques de notre génération : des marxistes sans marxisme. C’est en cela qu’ils sont touchants.
Tandis que le comédien à côté de lui continue à expliquer en quoi participer à ce spectacle, en quoi le co-créer, a changé sa vie et sa vision de l’Europe, Ulysse se dit qu’il ne doit pas être trop sévère. Il y a des moments de surprise : le représentant typique des Arabes de banlieue, qui explique soudain pourquoi il s’est converti… au catholicisme, et les problèmes que ça lui pose, dans sa cité d’origine, dans sa famille musulmane mais aussi dans cette troupe athée. A ce moment-là, il n’est plus typique, mais improbable, singulier, plus représentatif d’un groupe mais seulement de lui-même.
Ou bien l’autre qui explique qu’il fait partie lui aussi, mais si, mais si, je vous en supplie, croyez-moi, d’une minorité : celle des jeunes, beaux, intelligents et venant d’une famille aisée. A ce moment-là, il n’est plus représentatif, il est seulement drôle.
Ou bien le gay qui, très gêné, explique au représentant des beurs à quel point il a été excité de l’entendre soudain prendre un accent de banlieue et devenir agressif, caricatural, cliché … comme dans un film porno de la catégorie gay « Cité Beur »! Tirade décalée, finalement plus subversive que les propos politiques ? Le sexe comme subversion encore possible, précisément parce qu’il ne dénonce pas les clichés mais qu’il s’en repaît ? Nos fantasmes : des termites qui dévorent la charpente étouffante de nos clichés et qui parviendront peut-être, eux, une nuit, à la faire écrouler ?
Et puis les chansons, la musique électro de Matthias Grübel qui revisite quelques morceaux populaires. Envoûtante « Bella Ciao » : on traverse pendant un moment de frisson l’imaginaire de la Révolution, flamboyant et morbide.
Mais sinon, désolé, un spectacle pas très inventif d’un point de vue théâtral. De la video et de la danse, mais qui ont paru bien anecdotiques à Ulysse, alors même que le comédien explique à quel point cet aspect du travail a été important.
En fait, il faut bien l’avouer, pas mal de moments pesants : lorsque le texte n’exprime que des idées abstraites, sans parvenir à les incarner. Ces idées, Ulysse les partage mais elles ne le touchent pas. Par exemple, la fin, l’interminable envolée sur les oiseaux qui passent d’Afrique en Europe, survolant des migrants en train de se noyer dans la Méditerranée puis des champs de glyphosate. Généreux, convenu. Nécessaire, ennuyeux. Créer un personnage, une situation, un enjeu dramatique, à l’ancienne : moyen plus efficace de susciter l’émotion, de quitter l’abstrait desséché pour se donner une chance de toucher le spectateur, le toucher vraiment, peau contre peau ?
Lequel des deux s’est rapproché de l’autre, la spectatrice ou le comédien, tandis que l’interviewer est en train de triturer son portable ? Ces deux-là, ce garçon et cette fille, ne se parlent pas (ils ne pourraient le faire que de façon convenue en anglais), ils s’échangent juste un sourire, un peu gêné, un peu curieux, et qui ne dure que quelques secondes, avant la question sérieuse suivante.
Ou alors, c’est parce qu’Ulysse vieillit et qu’il supporte de moins en moins de s’emmerder au théâtre ? Plus il vieillit, plus il devient un adolescent de base (l’un de ceux qui ne vont jamais au théâtre d’eux-mêmes, si leurs profs ne les y traînent pas) ?
Le spectacle de Richter dit les différences, il dit la diversité de l’Europe, il la propose comme seule idée commune. Pourquoi pas ? Peut-être n’avons-nous rien d’autre en commun que nos différences ? Oui, pourquoi pas. Mais cette lucidité ne parvient pas à faire un rêve, au contraire de ce que tente Damasio dans le roman (hé, Ulysse, mon vieux, ça va devenir un problème de regarder toutes les œuvres de cette rentrée avec les yeux des Furtifs, trop peu vont en réchapper !).
Donne-moi le point d’appui d’un rêve et je soulèverai le monde.
Ces huit jeunes représentants de l’Europe diverse (dont celui qui, après le petit moment de flottement du sourire, s’est remis à disserter allègrement), ces deux spectateurs venus du nord de l’Europe jusqu’au bord du périphérique parisien, ils sont émouvants, quand on les considère pour ce qu’ils sont, en réalité : de vivantes et fragiles pièces de musée. Le musée protégé et éphémère dans lequel nous vivons depuis six décennies et pour encore une ou deux ? L’Europe, pacifiée, sociétale et technocratique, nous, les Européens croyons qu’elle est la norme mais elle n’est peut-être qu’une brève anomalie de l’histoire ?
Un peu comme la cité grecque, qui n’a duré que deux siècles et qui est morte asphyxiée par les critiques de ses citoyens et par leur désintérêt, autant peut-être que brisée par les phalanges des dictateurs du Nord. Ulysse s’amuse à placer à côté d’eux quatre, sur la banquette des Ateliers Berthier, Hypereïdès, le jeune Athénien démocrate et furibond de La première femme nue. Peut-être ce Grec du IVième siècle aurait-il saisi sans peine l’enjeu de ce spectacle de Falk Richter sur l’Europe du XXIe : comment repenser le collectif quand on n’ose plus vivre que l’individuel ? Ou peut-être aurait-il fait semblant de s’intéresser aux doutes d’Ulysse tout en ne regardant que la jolie Danoise ?
Ulysse referme son carnet et s’en va, tandis que l’interview à trois se poursuit (il n’a pas envie de les voir se séparer). Il se dirige vers le métro, en se demandant : et le Gaudé, Nous l’Europe, banquet des peuples (voilà un titre lyrique), est-ce qu’il se joue encore à Paris ? Est-il plus exaltant ? Pourquoi l’ai-je manqué ?
Pourquoi ai-je de plus en plus besoin d’exaltation ?
Ne sais-je plus me contenter de l’intelligence critique, ni du démontage en règle ?
J’ai tellement envie d’autre chose.