Vendredi 9 août 19

Nous avons décidé d’aller visiter ce lieu, qui est présenté (en même temps que deux ou trois autres châteaux et quatre ou cinq villes) comme le lieu de naissance de Guy de Maupassant. Nathalie, la guide, nous déclare d’emblée que l’écrivain n’y a jamais vécu, ou presque. Puis elle nous fait revivre avec un humour robuste les autres passionnants bonshommes qui le hantent de façon plus tangible.
Au XVI e siècle, le premier possesseur du château actuel était un fervent catholique, mais, avant son dieu, il prétendait servir son roi, même si celui-ci était protestant : il faut dire qu’en pleine guerre de religion, les ordres du second avaient la supériorité sur les volontés du premier d’être un peu raisonnables et de contribuer à l’unité du pays. M. de Miromesnil combattit donc aux côtés du futur Henri IV lors de la bataille d’Arques, qui se livra à quelques kilomètres d’ici. Les nobles catholiques des environs, enragés par la défaite et sans doute aussi secrètement ravis de jouer un tour de con à un voisin, vinrent ravager son château. Il leur en fut reconnaissant : l’énergie de ces fanatiques lui avait donné l’occasion de faire démolir gratuitement son incommode bâtisse médiévale pour édifier à la place une habitation beaucoup plus agréable à vivre.
Celui de ses descendants qui vivait à la fin du XVIIIe fut le plus célèbre de tous les Miromesnil. Garde des Sceaux de Louis XVI, il se montra assez progressiste pour obtenir du roi la suppression de la question dans les affaires de justice et pour traverser la Révolution sans être inquiété. Dans son cabinet de travail, on peut encore voir une lettre de sa main, où il écrit au citoyen responsable du coin, en s’efforçant de couler son style raffiné dans le jargon révolutionnaire de l’époque et en signant « Salut et fraternité ». D’avoir poussé aussi loin l’art de la flagornerie lui permettra de mourir de sa belle mort dans son château en 1796. Par testament, il lèguera aux pauvres du canton des sommes importantes, imposant que l’on vende ses livres et ses meubles, ce qui sera fait, après un inventaire que nous avons conservé. Sa fille n’aura plus qu’à vendre le château vide (la pauvre en avait un deuxième encore tout meublé).

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La robuste Nathalie nous fait revivre également à sa manière la personnalité fantasque de Laure Le Poittevin, la mère du futur Maupassant. Cette rejetonne d’une famille bourgeoise de Rouen aurait obligé son prétendant, s’il voulait vraiment l’épouser, à se dégotter une particule. A l’époque, le jeune homme était assez amoureux pour se lancer dans d’épuisantes recherches généalogiques, se découvrir miraculeusement un ancêtre anobli au XVIIIe, voire se faire fabriquer de toute pièce le titre de noblesse qui lui permettrait de se hisser en toute légalité dans le lit de la jeune exaltée : devant tant de diligence, Laure consentit à devenir Mme de Maupassant. Mais elle voulut vivre dans un château, afin que ses enfants naissent entre les murs épais qui seuls leur donneraient un peu de consistance. C’est ainsi que le tout récent M. de Maupassant loua par petites annonces le château de Miromesnil.
Le couple y séjourna quatre ans seulement. Assez pour que les murs retentissent des nombreuses disputes conjugales et que Guy y voie le jour en 1850. Le futur écrivain n’y passa que les trois premières années de sa vie. Aucun souvenir, aucune influence dans son œuvre : il y reviendra une seule fois à 17 ans, déçu de trouver le château portes closes et son propre cœur hermétiquement fermé à la beauté du paysage alentour. La superficielle, la neurasthénique, l’hystérique Laure n’avait eu de cesse de quitter cet endroit détesté, dont elle prétendait devant ses amies et ses domestiques que les arbres du parc lui donnaient la migraine. Mais cette Emma Bovary-ci n’avait pas épousé un pauvre Charles : elle était si souvent trompée et si souvent battue qu’on comprend un peu mieux qu’elle ait eu envie de fuir.

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Elle finit par se réfugier avec ses deux enfants à Etretat où elle tenta une expérience pédagogique révolutionnaire : elle se désintéressa absolument de Guy pendant trois ans, le laissant faire seul ses propres expériences. Il se balada en liberté sur les falaises du paradis, joua avec les petits paysans, apprit à nager. Lorsque Laure, le faisant parler un jour de désœuvrement, se rendit compte qu’il savait mieux le patois du pays de Caux que le français, elle entreprit la démarche pédagogique inverse, qui la débarrasserait tout autant de l’encombrant garçon : elle l’expédia en pension au petit séminaire de Rouen, l’école la plus stricte de la région, qu’il prit évidemment en horreur.
Heureusement, le dimanche, il allait passer la journée chez le vieil ami de sa mère, un certain Gustave Flaubert, qui se moquait des curés autant que du reste et qui se prit d’affection pour le vivace jeune homme. Ah, Gustave, toi qui t’étais toujours refusé à procréer, voilà que tu te trouvas chargé de deux enfants de cœur : la fille de ta sœur morte et le fils de ton amie vivante!
Lorsque le véritable père de Guy lui coupa les vivres à dix-huit ans, et que le jeune homme fut obligé de travailler pour vivre, Flaubert se démena pour lui dénicher un poste de fonctionnaire dans un ministère à Paris. Guy y mena une double vie heureuse : celle d’un petit employé de bureau pendant la semaine, et, le dimanche, celle bohème d’un canotier (comme dans « Une partie de campagne », la nouvelle que j’ai fait lire pendant plusieurs année chaque mois de Septembre à mes élèves de 2nde pour prolonger un peu les vacances et m’amuser de leurs têtes, lorsqu’ils découvraient enfin le sens caché du « chant du rossignol »).

Quand il ne tirait pas sur les rames, le jeune godelureau osait écrire, et le vieil ours de Croisset, qui ne faisait pourtant aucun cadeau à personne lorsqu’il s’agissait de style, croyait en lui.
Nathalie, guide à Miromesnil, nous avoue qu’elle s’est prise de passion pour « son auteur », même après avoir découvert qu’il n’avait jamais vraiment vécu ni écrit en ces lieux : elle n’en parle pas mal, d’ailleurs, et nous recommande Au soleil, que Maupassant écrivit sur son voyage en Algérie et que je me promets de lire cet hiver sous la pluie.
Une famille de quatre personnes suit la visite avec nous : leurs commentaires à voix haute prouvent qu’ils ne sont pas seulement ignares (ce qui est tout à fait pardonnable), mais stupides (ce qui l’est moins). Seulement, ils ont loué une des chambres d’hôte et la petite fille a apporté, pour la première nuit de sa vie dans un château (« bon, je n’ai que sept ans aussi »), sa couronne et sa robe de princesse. Toute puissance de l’enfance : elle nous fait cette déclaration avec un tel naturel qu’il sauve même ses parents.
Autres crétins sympathiques : les soldats américains qui ont occupé le château pendant le rigoureux hiver 44, et qui ont réussi à foutre le feu à une aile entière, en répandant un jerrycan d’essence sur le bois vert qu’ils avaient entassé dans la cheminée. Après ce qu’ils venaient de traverser dans les bocages de la région, on a du mal à leur en vouloir.

La guide nous fait visiter aussi le potager. Il fut commencé en 1945 par la très distinguée Mme de Vogüe pour nourrir sa famille : à cette époque, tout le monde crevait également de faim, même les nobles. Peut-être allons-nous bientôt retrouver pareilles circonstances : dans le monde entier, tout le monde crèvera également de soif, même les Occidentaux. Ce sera justice : l’ultralibéralisme aura fini par nous conduire à l’implacable triomphe de l’égalité.
Dans les années 50, l’aristocrate française introduisit dans son potager le goût anglais de mêler les rangées de fleurs aux rangées de légumes et de faire pousser de la pelouse le long des allées. Pas simplement parce que c’est beau, aussi parce que cela retient la pluie et la fraîcheur de la rosée (de même faudrait-il, pour lutter contre la canicule, démacadamiser les trottoirs des métropoles et y réintroduire la terre battue : j’ai l’impression que le progrès va consister, de plus en plus, à revenir quelques siècles en arrière).
Au potager de Miromesnil on a compris depuis bien plus longtemps que dans le reste de la France ; on bannit les pesticides, on désherbe à la main, on cultive des légumes anciens. C’est un petit paradis utile de 2000 mètres carrés, dûment travaillé comme la métairie de Voltaire.

Depuis cette année, un jeune Cyprien, tout droit sorti du Potager de Versailles, a décidé d’y introduire des principes nouveaux : désormais les fleurs y compagnonnent encore plus étroitement avec les légumes, dans une liberté nouvelle qui rend la promenade enchanteresse mais la production pas moins abondante. A l’accueil, ce fameux Cyprien, qui réveille en Nathalie la fibre poétique, a eu aussi l’idée de vendre des pieds de groseille et quelques sachets de graines de choux rares. Tout ceci trouve presque grâce aux yeux de notre jardinier personnel (ce qui n’est pas un mince exploit).
Le château, son parc et ses fermes agricoles, n’ont jamais été divisés depuis la fin du XVIe jusqu’aux propriétaires actuels, dont j’ai oublié le patronyme. Ils ont décidé depuis vingt-cinq ans d’en habiter l’aile droite, d’en ouvrir l’aile gauche à des chambres d’hôte, et le rez de chaussée à la visite. Ils ont si bien développé le potager de Mme de Vogüe en 1945 qu’ils y accueillent plusieurs milliers de scolaires par an, auxquels ils apprennent à reconnaitre le goût des légumes.
L’un des membres de la famille vient fermer lui-même le parc : en cette fin de journée d’été, il est d’une apparence si négligée que l’une d’entre nous le confond avec un jardinier ou l’un des vacanciers d’une chambre d’hôte. Il lui répond avec une amabilité grand siècle qu’il « espère au contraire résider en cet endroit agréable le plus longtemps possible ». En nous raccompagnant, il nous demande quel est le légume dont les enfants, en visite dans le potager, ont le plus de mal à identifier le goût. La réponse est : « la carotte ». L’un des rares écoliers qui étaient parvenu à la trouver leur a désigné ensuite un arbuste, en leur disant que c’était sûrement « l’arbre à nouilles ». Comme quoi, conclut notre hôte, il y a encore du travail à faire avec la nouvelle génération pour les déshabituer du goût trop rond des aliments tout carrés de la cantine scolaire.
Je suis bien d’accord avec lui. Je propose qu’à la prochaine révolution, on ne coupe pas trop vite le cou de cet utile aristocrate jardinier, qui ne démérite pas tout à fait du fantôme progressiste de Miromesnil.
Le soir, nous allons écouter un concert à Varengeville. Le violoncelliste, Christian-Pierre La Marca, beau jeune homme (il vaut mieux pour lui, avec un nom pareil) dans la fougue de sa trentaine, joue devant un parterre de cheveux blancs. Les deux suites de Bach qu’il nous propose me paraissent un peu ennuyeuses. Mais le « Chant des oiseaux », que son modèle Casals tira d’un chant catalan de Noël et qui finit par devenir l’hymne des opposants au franquisme, vibre, sous ses doigts inspirés, d’une nostalgie à la fois légère et profonde.
Je ne sais pas si Maupassant l’aurait aimé mais désormais, dans mon souvenir, ce sont ces notes de violoncelle qui volent au-dessus des allées de fleurs du potager de Miromesnil.