LES FURTIFS (2/4) : LA GUERRE DE L’IMAGINAIRE

Si Les Furtifs m’a autant marqué, c’est qu’il s’inscrit dans ma recherche des utopistes d’aujourd’hui (ceux qui oseraient nous permettre de dépasser les clichés de la dystopie) : Damasio ne se contente pas de l’évocation d’un cauchemar soft, où les data des multinationales et des états auraient remplacé le télécran de Big Brother, il propose la description tumultueuse d’ilots de résistances en plein cœur des ville ou sur les bords de la Méditerranée.

Ca m’a vraiment fait plaisir de lire un auteur à l’imagination aussi puissante, à la réflexion aussi profonde, et qui pourtant ose la naïveté de l’utopie généreuse. Quand je dis naïveté, je veux dire naïveté revendiquée, et n’excluant pas la lucidité : Damasio heurte son utopie anticapitaliste à la dystopie et n’hésite pas à la faire éclater en mille morceaux (poussant la cruauté romanesque jusqu’à… non, je m’arrête, je ne veux pas divulgacher). Mais ce n’est pas grave : chacun de ces morceaux d’utopie brisée va « hybrider », ne serait-ce que dans l’imagination de ses lecteurs.

Lorsque Gorner, le jeune ministre de l’Intérieur d’extrême-droite (qui rappelle, entre autres, l’Italien Salvini), cherche à provoquer la peur des Furtifs dans la population pour pouvoir par réaction s’emparer du pouvoir, l’un des membres du RECIF  analyse la tâche qui revient aux rebelles : « Il faut se préparer à une guerre des imaginaires. A ma droite sur le ring, le fantasme du monstre tapi dans nos angles morts ; à ma gauche, le désir d’une rencontre, l’envie de découvrir et de protéger l’espèce à la source du vivant. » (p477)

Ces quelques lignes m’ont frappé, notamment par l’emploi des mots « imaginaire », « désir », « envie ». Damasio a compris que le combat à mener n’était pas seulement politique, social, et intellectuel, mais aussi littéraire et artistique et qu’il ne passait non pas par la peur mais par le désir. Pour lutter contre l’idéologie libérale-conservatrice, qui tente de nous persuader depuis le désastre des totalitarismes à la fin du siècle dernier qu’aucun autre monde n’est possible, il ne faut pas simplement exprimer un rejet, ni même proposer des idées, il faut ré-inventer des mythes.

A plusieurs reprises dans le roman, Damasio place dans la bouche de ses personnages une réflexion sur son projet : il tente ni plus ni moins que d’insérer les luttes anticapitalistes dans une réflexion plus large, qui exalterait l’hybridation et la métamorphose pour rêver d’une nouvelle alliance entre l’humain et l’animal.

Lorsque la révélation de l’existence des Furtifs commence à se propager, Noé, l’un des personnages secondaires de militants, constate : « on est en train de passer du réactif antilibéral à une forme d’empuissantement par la furtivité, la vitesse et le hors-champ. Par la métabolisation du déchet aussi, à la fois pour le bâti, les objets et la nourriture. » (p.387) Il s’agit de passer du négatif (le simple « réactif antibéral ») au positif (« l’empuissantement par la furtivité ») : « La surrection d’un mouvement furtif dans la cité, et plus largement dans ce qu’on peut appeler l’alterville. Avec pour mots d’ordre la fuite, l’invisibilité, l’intraçabilité, le brouillage, le flou. Echapper aux pouvoirs en gros. Circuler partout, se jouer des zones et des seuils, contrer le contrôle. » (p.387)

A côté de ces militants altermondialistes, ou au-dessus d’eux, Damasio invente un personnage assez délirant : Varech, le penseur underground. Ce dernier résout à sa manière la vieille contradiction sartrienne entre la pensée et les actes : son approche des Furtifs métamorphose son visage et son corps, si bien qu’il se transforme peu à peu… en algue (j’adore la façon dont ce personnage se caractérise lui-même « Ma pensée nait d’un océan de conneries. Je l’épands et j’en fais mon engrais. Un peu comme le varech sur une plage. Philosopher, c’est nuire à la bêtise. » p377) !

C’est lui qui est chargé de formuler le plus profondément la philosophie de Damasio : Varech est « un philosophe du vivant qui considère que l’humain ne doit pas se croire au-dessus ni en dehors du vivant. Le vivant est un champ, il nous traverse et il nous baigne. Pour lui, nous sommes un feuilleté de capacités animales, toutes coprésentes en nous et que nous sollicitons sans cesse. Son approche n’oublie pas d’où nous venons et mieux, elle nous réinscrit dans la lignée de ceux qui nous ont fait. (…)

Il a beaucoup écrit sur le technococon aussi et ce qu’il appelle le corpse : notre façon d’avoir fondu notre corps dans des couches techniques qui en font un oignon, une enveloppe cadavérique qu’on enfile comme un vêtement et qui étouffe et contrôle nos rares poussées de vie. Il y voit l’aboutissement d’un dégoût absurde de l’animal en nous, qui confond chair et viande. » (p377)

Mais ce qui est très fort, c’est que ces idées, à la fois politiques et philosophiques, Damasio parvient à les incarner dans la création brillante des « Furtifs ». Ce mythe d’un être « hors-champ », à la fois présent et absent, à détruire ou à rencontrer, permet de concrétiser notre rêve d’une autre relation avec le monde animal, et plus généralement avec le monde naturel. Force de métamorphose qui permettrait de réinventer le monde humain (là où le libéralisme, recyclant le vieux mépris cartésien de l’homme pour la nature, nous vend des communautés de plus en plus virtuelles et cloisonnées, un état de liberté surveillée pour notre confort et notre sécurité où les humains entre eux sont de plus en plus radicalement séparés les unes des autres).

Ce symbole des Furtifs propose en quelque sorte un modèle alternatif au transhumanisme, où l’humain ne s’augmenterait pas par sa maîtrise de technologies coûteuses, destructrices des ressources communes et réservées à une élite (comme sont en train de la préparer, à grands coups de milliards de dollars, les Frankenstein de la Silicon Valley et des GAFA), mais par sa réconciliation avec le principe même de la vie : la métamorphose. L’humain ne rêverait plus de dépasser ses limites en se clonant lui-même à l’infini mais en s’hybridant avec l’Autre.

Tandis que j’écris, une idée me passe par la tête : elle met les « Furtifs » en relation avec le premier « Alien », celui de Ridley Scott en 1979, que nous irons sans doute voir cette année avec mes élèves dans le cadre de Lycéens au cinéma.

Alien, c’est l’animal étranger, à la fois bestial, archaïque et quasi-mécanique, c’est le retour de la Bête dans le monde aseptisé de la Science-Fiction, c’est l’Autre comme menace : très caractéristique de l’Amérique de la fin des années 70 et du monde qu’elle cherchait à nous vendre (a-t-elle changé ?).

Damasio invente le contraire : les Furtifs, c’est l’Autre comme promesse, comme ouverture, c’est l’animal merveilleux (au sens propre du terme), c’est le retour de la Licorne dans le conformisme de la dystopie. Mais le thème de l’hybridation fait que le Furtif n’a rien d’un bisounours. L’hybridation peut être violente, elle peut faire peur, comme la métamorphose et le changement en général (qui nous effraient tellement que nous essayons de repousser même ceux dont nous savons qu’ils sont les plus nécessaires). Le Furtif n’est ni bon, ni méchant, il est vivant.

Peut-être la meilleure façon de lire Damasio, de prolonger le combat d’imaginaires qu’il a entamé, serait de récupérer ses idées, ses personnages, et son mythe des Furtifs, pour les hybrider dans d’autres œuvres, les disséminer et les inséminer, les répandre dans la culture populaire comme une traînée de poudre et en faire un véritable mythe (c’est-à-dire une arme de création massive sur le champ de bataille de l’imaginaire).

Lequel de ses épigones du roman d’anticipation va oser le premier jouer avec les Furtifs ?