ME SOMEWHEre else

Jeudi 16 janvier 20

Aujourd’hui nous passons l’après-midi au Musée Royal des Beaux-Arts de Bruxelles.

Nous devons suivre une présentation qui s’intitule « apprendre à lire une œuvre ». Je suis chargé d’escorter les huit élèves qui ont choisi ce thème simplement parce qu’il leur a paru moins chiant que l’expo Matisse ou l’expo Brueghel. Pleins de bonne volonté mais pas très cultivés, plus accros à leurs portables qu’aux visites des musées, ils s’appellent entre eux les huit « boulets ».

C’est pourquoi je ne suis pas tout à fait rassuré lorsque la conférencière, qui répond au nom d’Emilie, nous déclare, sur un coup de tête, en changeant brusquement de direction que, tiens, elle va commencer par nous faire découvrir une œuvre qu’elle adore, une installation contemporaine, d’une artiste japonaise appelée Chiharu Shiota. Justement parce que l’art contemporain est quelquefois énigmatique et plus difficile à lire qu’une œuvre  classique.  Mes boulets soupirent et je me dis « aïe aïe aïe, si j’étais elle, je ne commencerais pas comme ça ! »

Mais là, parvenus devant l’œuvre, tous, élèves boulets et prof cultivé, nous poussons le même «oh » de stupeur, qui fait sourire la conférencière.

Elle nous laisse le temps de regarder.

C’est un immense filet rouge qui se déploie en hauteur, et dont on découvre qu’il est relié à deux pieds (en plastique) simplement posés sur le sol, pour signifier l’humain. Mais tout le reste, le filet rouge, le signifie aussi.

Passée la première stupeur, la conférencière interroge mes huit « boulets » sur leur ressenti immédiat de l’œuvre. Et voilà qu’ils se mettent à dire des choses intéressantes. Evoquant par exemple la ressemblance entre un corps humain et un arbre.

Alors Emilie nous apprend que, dans cette œuvre, l’artiste a voulu évoquer sa maladie : le cancer. L’idée de la possible disparition de son corps, de la possible survie de son âme. C’est pourquoi, peut-être, elle l’a intitulée « Me Somewhere Else ». Moi quelque part autre. Nouveau « oh », nouveau choc. Merde alors, Chiharu Shiota, nous te découvrons à peine et voilà que tu nous dis que tu dois t’en aller ? Emilie redemande alors aux élèves ce que l’œuvre évoque maintenant pour eux. Ils proposent d’autres idées, tout aussi poétiques et aussi justes, cette fois autour du sang et de la tumeur, du réseau, de l’invisible et de la prolifération. Elle accueille toutes leurs idées, elle les encourage.

Elle conclut d’une voix paisible : on peut lire une œuvre simplement à partir de ses sensations et de son cœur, mais on peut aussi la lire à partir de ce qu’on sait d’un artiste, de ses motivations personnelles, du contexte culturel dans lequel il vit. Cette connaissance ne contredit pas mais, au contraire, enrichit notre appréhension émotive.

La démonstration est lumineuse. D’ailleurs, moi qui les connais un peu, mes huit boulets, je sens que, en les amenant devant « Me Somewhere Else » sans les prévenir, puis par sa façon très ouverte de les faire parler mais aussi de les faire réfléchir, elle vient de gagner, plus que leur intérêt, leur confiance.

Maintenant qu’elle les a réconciliés avec l’art contemporain, elle peut les emmener devant une œuvre de la Renaissance, le diptyque du « Jugement de l’Empereur Otton » de Dirk Bouts.

Je sais déjà qu’elle va parvenir à la leur faire lire. Je me régale d’avance de la regarder faire.