PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU

Samedi 12 octobre 19

Cette semaine, Alex laisse encore une fois Sarah choisir le film et elle l’emmène voir Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, parce qu’il avait aimé Tomboy et elle aussi Bande de filles.

Le titre est tellement beau qu’il renonce sans se faire prier à son pauvre Desplechin. Mais c’est lui qui choisit le cinéma, changeant de nouveau de quartier : l’UGC Gobelins. Puis dîner au « Temps des Cerises », rue de la Butte aux Cailles, une coopérative ouvrière de production dont les nappes et les serveurs n’ont pas été changés depuis les années 70 mais où les plats sont corrects.

Ils parlent du film. Ils s’avouent que le début, l’arrivée de la peintre sur l’île, était un peu lent et silencieux, si bien qu’avec la fatigue de leur semaine, ils ont failli tous les deux plonger. Piquer un roupillon ensemble au cinéma, c’est peut-être le vrai début d’un couple ? Mais cela n’a duré que dix minutes : dès que la jeune fille et la peintre ont été en contact, Alex a été pris. La fatigue s’est magiquement envolée.

Sarah s’étonne que Céline Sciamma ait obtenu la palme du « meilleur scénario » à Cannes, alors que l’histoire linéaire est assez prévisible (on devine d’emblée que les deux jeunes femmes vont finir dans les bras l’une de l’autre) et que le film lui paraît valoir plutôt par la qualité exceptionnelle de l’interprétation et par le lyrisme dépouillé de la mise en scène.

Alex n’est pas tout à fait d’accord. Lui, il a trouvé très surprenante l’évocation de cette île entièrement féminine, et toute la partie centrale du récit : cette semaine hors du temps où les trois jeunes femmes (la fille de famille, la peintre et la servante), débarrassée de l’emprise de la mère, vont vivre en autarcie, dans une sorte de tacite utopie égalitaire. A la fois elles s’enracinent dans les traditions féminines (par exemple l’étrange séquence où, cherchant une avorteuse, elles se mêlent aux femmes du village qui chantent « fugere non possum ») et elles réinventent la passion amoureuse. Elles réinventent l’amour et l’art aussi : la séquence où Héloïse pousse la peintre à représenter de façon réaliste la scène taboue de l’avortement.

-Et ça ne te gêne pas ?

-Quoi ?

-Qu’il n’y ait absolument aucun homme sur cette île, ni dans ce film, qu’ils ne soient que des silhouettes menaçantes à l’horizon ?

-Pourquoi ça me gênerait ?

-Parce que tu es un homme.

-C’est justement pour ça que ça me passionne, parce que je suis un homme, d’appartenir à une culture et à une génération où une femme peut parler des femmes, de leur conception de l’amour et de l’art, qui n’est pas exactement la mienne.

Ils s’accordent sur l’interprétation. Pourtant Adèle Haenel en jeune fille peinte plutôt qu’en jeune femme peintre était un sacré contre-emploi. Mais qui se révèle fécond. Haenel apporte à sa jeune fille de bonne famille sa maturité, sa modernité, sa puissance, dans le non d’abord, puis dans le oui à la vie. Et Noémie Merlant qui joue la peintre : du frémissement, de la grâce, de la révolte. Un duo d’actrices apparemment dépareillé mais très juste.

Ils parlent aussi des deux épilogues : poignants. Le Salon de peinture : un romancier en aurait fait une grande scène, la réalisatrice se centre sur la traversée d’une foule, et l’émotion de la peintre découvrant le numéro de la page indiqué par le doigt de la femme qu’elle a aimée.

Et surtout l’Opéra, où Sciamma prend le temps de filmer la montée de l’émotion sur le visage d’Héloïse et c’est toute l’histoire du film qui se condense dans ce long plan : la douleur de l’enfermement, puis la libération de l’émotion amoureuse, ensuite la nostalgie mais aussi la reconnaissance pour ce qui a été vécu. Une fois encore, comme pour « l’Entrée des Sauvages », une interprétation très puissante des « Quatre Saisons », qui révèle la violence de cette musique classique trop souvent enfermée dans le carcan de la délicatesse et qui prouve à quel point, lorsqu’on la libère, elle peut être moderne.

Pour Alex, toutes les scènes amoureuses entre les deux jeunes femmes sont belles, à la fois spontanées et réfléchies. Le dialogue est superbement écrit : les deux personnages sont de même force, ils prennent le temps d’exprimer leur pensée, de reconnaître celle de l’autre, et c’est comme ça qu’ils tombent amoureux. Il a été frappé par la séquence où Héloïse dit qu’elle éprouve un sentiment nouveau : « le regret », celle où elles se souviennent de leur amour au moment où elles le vivent encore et où elles se disent l’une à l’autre la liste des souvenirs qu’elles garderont l’une de l’autre.

-Tu peux comprendre ça ?

-Oh que oui !

Pourtant, à la grande surprise d’Alex, Sarah ne paraît pas entièrement convaincue. Elle se fixe curieusement sur un détail : le fait que les portraits réalisés par l’artiste ressemblent à de la peinture figurative des années 50, plutôt qu’à celle du XVIIIe, un anachronisme qui lui paraît une faute de goût. Elle prétend qu’il reste quelque chose d’un peu raide, d’un peu guindé dans ce film sur la passion amoureuse.

-Ah bon, quoi, je ne comprends pas ?

Peut-être Sarah fait-elle seulement semblant de n’être pas entièrement convaincue, pour le plaisir de laisser Alex s’échauffer et défendre longuement ce film qu’elle a aimé autant que lui ? Pour le plaisir, la fine mouche, de se pencher soudain vers lui et de lui murmurer, à brûle-pourpoint, la petite tirade qu’elle prépare sûrement depuis le début de leur conversation : « C’est étrange, non, que tu sois capable de défendre aussi fougueusement la passion amoureuse dans un film et que tu paraisses si méfiant par rapport à elle dans ta vie réelle ? Tu as peur de quoi ? Qu’est-ce qui t’est arrivé, dis-moi ? Tu me raconteras un jour ? On dirait que tu es un pauvre chat échaudé qui craint même l’eau tiède. Tu sais, l’eau que j’attiédis spécialement pour tes petites pattes. Tu ne crois pas que tu devrais faire comme Héloïse et comme Marianne : t’abandonner un peu ? »

Il ne sait plus quoi répondre. Alors il se penche à son tour vers elle et il l’embrasse. Fougueusement. Pour l’obliger à fermer les yeux. A détourner un peu ce regard qu’elle pose sur lui et qui se montre parfois si intrusif et si perspicace.