Dimanche 13 octobre 19
Le professeur Normal est un fan des Liégeois du Collectif Mensuel, qu’il a découvert il y a deux ans, déjà au Théâtre 71 : il avait adoré « Blockbuster », qui s’amusait à détourner des séquences cultes de blockbuster pour raconter une insurrection urbaine et pour faire dire à ces images hollywoodiennes exactement le contraire de la vision dominante qui les avait produites : non pas l’acceptation du monde tel qu’il est mais la révolte. Et dans un mode de production exactement inverse : jouissif de voir le cinéma à grands moyens détourné par le théâtre de bricolage.

Ils vont encore plus loin avec Sabordage : traitant ce qui est à leurs yeux le « seul thème qui vaille actuellement » : la catastrophe. Et les moyens d’y survivre.
Ils s’inspirent de l’histoire bien connue de la petite île de Nauru, qui fut l’un des paradis du monde capitaliste avant de devenir l’un de ses enfers. Un concentré, sur 21km2, des illusions, des dérives, des terribles impasses dans lesquelles le libéralisme est en train de plonger notre planète tout entière. Lorsque Normal lui a annoncé qu’il allait voir une pièce sur ce thème, le citoyen Lambda lui a rappelé l’essai de Naomi Klein, Tout peut changer, dont ils avaient beaucoup discuté à sa sortie en 2015 et qui consacrait le début de son chapitre sur « l’extractivisme » à cet exemple emblématique.
Lambda a fait découvrir au professeur Normal d’autres sites et d’autres émissions dont ce dernier s’est servi pour préparer le spectacle avec ses élèves.
La première partie du spectacle propose un travail extrêmement ludique pour dire la catastrophe.
Utilisation de la vidéo pour projeter en direct des images de la petite île, que le spectateur souffre, alors même qu’il voit bien qu’il ne s’agit que d’une petite maquette, de voir détruite sous ses yeux. Du « mash up », détournement de films d’aventure des années 50, de publicités, de comédies musicales, à la fois extrêmement drôle et très intelligent (révélant les stéréotypes de l’imaginaire colonialiste et consumériste sur lesquels ils sont fondés). Des musiciens sur scène. Des chansons. Des bruitages à tire-larigot. Bref, ça fuse. Et puis aussi du théâtre pur : l’incarnation de quelques personnages, dont l’héroïque et grotesque Hammer DeRoburt, le libérateur-fossoyeur de son île, une sorte de Père Ubu de la décolonisation, campé avec gourmandise par Baptiste Isaia.
On s’amuse, on jubile, devant tant d’inventivité et on est atterré : la conclusion, l’état de l’île aujourd’hui et de ses habitants, est désespérante. Surtout qu’on a très bien compris que Nauru était un symbole évident de la Terre elle-même, de ce que lui font subir les élites libérales. Et que ses survivants, naïfs et grotesques, c’est nous. Nous tous, les humains, pas plus lucides ! Le sort actuel de l’île de Nauru n’est même pas une dystopie, c’est le réel. Comme l’écrit Grégoire Quevreux, « le futur a déjà eu lieu à Nauru ».
Mais justement, ce qui plaît au professeur Normal, et au citoyen Lambda qui l’a accompagné, c’est que le spectacle ne s’arrête pas là. Le Collectif Mensuel ose inventer la suite, ce qui pourrait se passer demain, ce qui devrait se passer demain : pas une prise de pouvoir par la majorité des habitants de l’île, non, seulement une ZAD, la révolte d’une poignée d’entre eux, qui s’allient avec les ouvriers chinois abandonnés sur place, avec les migrants internés par les autorités australiennes dans le camp de rétention, avec quelques activistes venus du monde extérieur. On ne rêve plus ici d’un retour au paradis, d’un lendemain qui chante, non, juste d’une nuit d’activisme, un petit bout de Damasio et de Notre-Dame-des-Landes réinstallé en plein cœur de la dystopie actuelle. Le collectif invente juste la possibilité d’un demain : ce qui se passera après-demain, comment la « ZAD Nauru » s’y prendra pour résister à la réaction brutale des autorités libérales, c’est au spectateur d’y penser.
Changement de dispositif scénique : plus de vidéo, mais du théâtre-récit. Sur fond rouge, les trois comédiens plongés dans la quasi obscurité, racontent le soir et l’aube de la révolte. Beaucoup plus rugueux, austère, peut-être un poil long : le passage qui a le moins plus aux ados du groupe de Normal.
Pourtant, lors de la rencontre qui a eu lieu quelques jours plus tard grâce à Yasna et au Théâtre 71 avec deux des comédiens du collectif, Renaud et Baptiste, celui qui les a le plus fait réfléchir. Débat animé entre les trentenaires engagés du collectif liégeois et les adolescents.
Quelle solution ces derniers rêvent-ils ? Lors de la séance de préparation, le professeur Normal leur avait proposé aussi d’inventer la suite : ils avaient imaginé quatre jeunes fumant un pétard sur la plage, se disputant sans rien faire, puis décidant quand même de construire une petite barque avec des morceaux de plastique pour se barrer. C’était rigolo, foutraque et… pas très réjouissant.