Samedi 28 septembre 19
Quinze jours qu’ils ne se sont pas vus, depuis le Klapisch. Alex en déplacement, Sarah attendant peut-être qu’il l’appelle. Ce qu’il fait, à plusieurs reprises, parce que même un type aussi prudent que lui ne va quand même pas s’interdire de téléphoner quand il en a un peu trop envie.
Ils se retrouvent une troisième fois au ciné. Et, pour la troisième fois, ils ont renoncé à aller voir le Desplechin. Avec une timidité qu’il ne lui connaissait pas, Sarah lui a avoué, qu’elle était fan de la série « Downton Abbey » et que…
-Ah bon, je ne l’aurais jamais cru d’une femme comme toi.
– D’une femme comme moi, je ne comprends pas ?
– Tu me parais tellement Française, une Française de Paris et du Sud, et puis plutôt moderne, non, qu’est-ce que tu peux bien trouver à ces anglaiseries ?

Elle ne sait pas exactement pourquoi elle aime depuis toujours les séries british. Sans doute pour la même raison qu’il ne les aime pas : parce qu’elles sont convenues, apparemment rassurantes, paisibles en surface, et puis, par en-dessous, sensibles et exacerbées. Rien ne trouble plus que ce qui feint de rassurer. Elle aime tout ce qui, de près ou de loin, fait partie de l’univers Jane Austen, même s’il ne s’agit que d’une pâle imitation écrite par la meilleure amie de l’arrière arrière petite nièce de la femme de chambre de l’illustre romancière. Elle aime entendre parler l’anglais avec l’aristocratique accent britannique, c’est plus, comment dire, succulent. La seule spécialité comestible que les sujets de sa Gracieuse Majesté aient à offrir au monde, n’est-ce pas leur accent (à part le crumble évidemment) ?
Alex, lui, aime que Sarah soit gourmande. Alors il accepte d’aller au Hautefeuille voir ce film tiré d’une série qu’il ne connait pas, même dans la foule de la première semaine de sortie. En fait, il n’y a personne ou presque dans la salle. Sarah s’en moque bien. Au début de la séance, elle prend la main d’Alex, en entrecroisant gentiment leurs doigts. Elle attend que la lumière soit éteinte pour qu’il n’ait aucune raison de la lui enlever. Mais, dans le fond, il aime bien ce rituel. Rassurant, confortable et, par en-dessous, exacerbé. Elle a une façon charmante de lui prendre la main, digne de la meilleure amie de l’arrière arrière petite nièce de Jane Austen.
Une autre chose délicieuse : elle a l’air tellement ravie de retrouver les différents personnages de la série, que, pendant une bonne partie du film, elle chuchote à l’oreille d’Alex en lui expliquant qui est qui. Pour le plaisir de l’entendre ainsi murmurer si près de lui, et de serrer au passage ses épaules ou une autre partie encore plus courbe de son anatomie, il fait semblant de ne pas comprendre, même quand il comprend très bien.
A part ça, il s’ennuie comme un rat. Dans le petit café banal de la place de l’Odéon où ils se sont réfugiés après la fin du pensum, il est bien obligé d’asséner la vérité à Sarah : ce film est une catastrophe ! Il manque totalement d’enjeu dramatique, même une fan comme toi ne pourra pas dire le contraire ! Les deux vagues histoires qui tournent autour de Tom, l’Irlandais : à peine nouées, aussitôt dénouées. Pareil pour celle du majordome gay : bénigne. Quant aux autres pseudo-enjeux, les relations entre les domestiques et ceux de la famille royale, le fait que le mari de Machinette va être là au moment de l’accouchement et pas en voyage avec le Prince de Galles, ou l’héritage de l’autre domaine, alors là, sincèrement, je vais employer une expression qu’on trouve rarement sous la plume de Jane Austen, rien à foutre !
Sarah est sûrement un peu choquée, enfin il l’espère, mais elle ne trouve pas d’objection à lui opposer. Il continue : « It’s fucking incredible, rien de décisif n’arrive à aucun des membres de la famille, ni de la domesticité. Même pas à la grand-mère. Mais, holy shit, il aurait fallu avoir le courage de la buter vraiment !
Là, enfin, Sarah réagit : « Buter lady Violet ? Mais tu es fou. C’est mon personnage préféré ! »
Il est bon, ma petite Sarah, que nos personnages préférés de séries crèvent sous nos yeux dans les films. Sinon à quoi bon les films ?
Là, le spectateur est dans des pantoufles : même confortables et aux armes de la famille Crawley, elles restent des pantoufles. On ne voyage pas très loin en pantoufles.
Sarah serait-elle pantouflarde ? Peut-être cherche-t-elle aussi à éviter cet écueil dont elle sent qu’il la menace ? Alors qu’elle est sur le point de défendre avec mauvaise foi sa confortable série préférée, soudain elle change de stratégie. Elle rentre dans le jeu d’Alex.
« D’accord. Le problème de ces séries polyphoniques, lorsqu’elles passent au cinéma, c’est un problème de focalisation. Dans un épisode de la série Downton Abbey, parmi la masse des personnages principaux possibles, on en prenait un ou deux, en général un de la noblesse et un de la domesticité, par exemple lady Mary, la fille aînée, et Bates, le majordome boiteux du comte, dont on suivait en détail le cas de conscience qui se posait à chacun d’eux. Les autres n’étaient plus alors provisoirement que des personnages secondaires. L’épisode suivant, on changeait de focalisation, c’était lady Edith, la fille cadette, que tu appelles Machinette parce que tu l’as trouvée moins jolie, espèce de macho, et Mrs Patmore, la cuisinière, tout en restant avec le souvenir de l’intimité de lady Mary ou de Bates, alors qu’on ne les voyait plus apparaître que comme personnages secondaires. D’où cette impression de profondeur humaine, qu’on ne retrouve que dans un roman, et jamais dans un film. D’où cette impression de diversité incroyable, même lorsqu’on n’explore qu’un tout petit monde, comme Dowtown Abbey ou Orange is the New Black.
Au contraire, lorsque la série passe au film, le scénariste n’ose plus choisir : il veut faire vivre tout son monde mais il sait qu’il n’a que deux heures pour cela. Alors il papillonne de personnage principal en personnage principal, changeant presque à chaque scène, sans qu’on puisse participer au tourment intérieur d’aucun d’entre eux. Comme en plus il a de la révérence pour la série, il n’ose pas démantibuler ses personnages, se moquer d’eux, les faire exploser de l’intérieur et de l’extérieur dans un joyeux jeu de massacre choral à la Altman. Bref, il fait de l’illustration.
La solution doit être radicale : il faut aborder toute cette galerie de personnages figés par notre familiarité avec d’eux à partir du point de vue extérieur et critique de quelqu’un qui ne les connait pas, qui s’introduit dans ce petit monde pour le bousculer, voire le faire éclater (histoire de placer le spectateur dans le même état d’inconfort et de frayeur par rapport à sa série fétiche que les personnages eux-mêmes). Il faut aussi en tuer un ou deux, je suis d’accord avec toi (mais pas lady Violet quand même !). Il faut modifier définitivement l’équilibre trop établi de la série.
Et le pire, c’est que dans ce film sur Downton, il était là, le personnage nouveau, d’où raconter l’histoire : la jeune femme de chambre à l’identité secrète. C’était elle qui pouvait porter un regard acide sur les deux milieux, les étages de la noblesse et le sous-sol domestique ! Quelle occasion manquée. C’est vraiment dommage ! J’aurais tellement aimé que tu sois convaincu ! »
Alex a trouvé intelligente l’analyse de Sarah. En fait, ce qui l’a surtout frappé, c’est qu’elle soit capable de se détacher de son amour pour cette série et de critiquer le film avec ses yeux à lui. Elle est l’un des rares êtres qu’il connaisse capables de décentrement. D’où a-t-elle acquis cette qualité rare ?
Et si c’était, lui suggère-t-elle par son sourire, de sa fréquentation des séries ?
Peut-être. Quant à lui, il est l’une des seules personnes de sa génération à ne pas céder aux charmes de cette forme nouvelle. On dit qu’elles ont encore plus de mal que les histoires d’amour à tenir la distance et à rester au niveau de la première saison : alors, il préfère ne pas être déçu. Il trouve aussi que les séries ont pour but de créer un rapport d’addiction et lui n’aime que la liberté. En cinéma comme en amour, il préfère que la rencontre soit unique ou au moins assez espacée de la précédente pour qu’on puisse garder un peu l’illusion qu’elle soit la première. Qu’elle ait lieu chaque fois dans un endroit différent, en plein milieu de la ville. Le cinéma, pour lui, le vrai, l’exaltant, le dépaysant, ce n’est pas sur un petit écran de télévision dans un salon ou sur un écran minuscule d’ordinateur ou de téléphone dans une chambre ou dans un bus, mais sur le grand écran d’une salle obscure, où l’on fait l’effort de se déplacer parce que l’on sait qu’elle va pouvoir s’ouvrir un peu plus aux dimensions du rêve ou du cauchemar. Les séries, c’est réintroduire la routine dans la fiction, c’est réintroduire la conjugalité dans l’amour. Une pratique qui a plus à voir avec la masturbation chronique qu’avec la singulière extase!
Elle lui tapote sur le front avec son index : « Du calme, mon petit bonhomme, du calme. »
Dans la voiture, elle lui montre ce qui se trouve à l’intérieur de son minuscule sac à dos d’élégant cuir noir : « Je n’ai pas apporté mes pantoufles, mais mon pyjama. Même quand on dort à côté d’une centrale thermique de ton modèle, il commence à faire frais ces nuits de fin septembre. Tu ne t’en rends peut-être plus compte mais le carrelage de ta chambre est glacé. Il faudrait mettre des tapis, tu y as déjà pensé ? La prochaine fois que tu m’inviteras chez toi, je te préviens que j’apporterai aussi mes pantoufles. »
Pas par goût de la provocation, hein, enfin pas seulement, mais aussi parce qu’elle est frileuse.
Il pense : « S’il y a une prochaine fois ». Il dit : « La prochaine fois, nous irons voir le Desplechin, tu n’y couperas pas ! ».
Elle lui répond : « Oui, oui, mon chéri. Ou peut-être, si j’osais, que je t’inviterais en semaine chez moi à voir une série sur mon petit écran ? Tu sais que notre amie Zlotowski en fait une très intéressante, qui s’appelle Les Sauvages. Exactement le contraire d’Une fille facile, bien sombre et bien politique, tout ce que tu aimes. »
Elle se tait, elle sourit, elle pense : « Si tu viens, tu rencontreras mes deux sauvages à moi, je ne sais pas s’ils t’apprécieront beaucoup. ». Elle dit : « Enfin tout ce que tu pourrais aimer si tu ne détestais pas a priori les séries. »
Il ne relève pas. Il est en train de lui demander, dans sa tête : « Pardon, comment tu m’as appelé, même sur le ton de la blague ? « Mon chéri », et plus « mon petit bonhomme », « mon garçon », « gros » ou tous les autres mots décalés que tu as employés jusqu’ici pour préparer celui-là ? Tu ne crois pas que tu vas un peu vite, lady Sarah, tu ne crois pas qu’avec tes pantoufles tu vas un peu trop vite pour moi ? »