UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN

Samedi 5 février 22

Même quand, comme moi, on avait envie d’aller voir un autre film, il est difficile de ne pas tomber sous le charme d’Irène et de sa famille. Je dirais : tomber par surprise, alors que le thème est presque banal. Car Irène vit à Paris, dans les années 40 (accessoirement), elle est Juive (accessoirement), sous l’Occupation (accessoirement). Mais rien de tout cela ne lui fait peur. Ce n’est pas pour cela qu’elle s’évanouit souvent, sûrement pas, ni qu’elle se brouille la vue avec de fausses lunettes. Plutôt parce qu’elle prépare le concours du Conservatoire avec trop de fièvre et qu’elle vit ses premières amours avec trop d’intensité.

Sandrine Kiberlain, qui réalise son premier film, parvient revivifier ce thème mortellement rebattu. Son idée simple (une idée d’actrice) est de suivre son personnage au plus près. Elle filme au présent de narration (c’est pour cela qu’on met un moment à identifier l’époque, comme si on s’en foutait d’être dans un film d’époque). Et, dirait un prof de français, en focalisation interne. Pour Irène, le théâtre, l’amour, la famille, sont bien plus importants que le contexte, et elle a raison. Elle est tellement douée pour la vie qu’elle parvient à tenir (presque, presque) la cruauté abjecte du monde à distance.

Les autres personnages, le yidische papa, timoré, légaliste, mais aimant, le frère, parfois ennemi, le plus souvent meilleur ami, et surtout la malicieuse grand-mère, qui, elle, comprend tout et qu’il vaudrait mieux laisser prendre les décisions, sont également attachants. L’évocation est d’une justesse et d’une drôlerie qui m’a rappelé le Journal à quatre mains des sœurs Groult. Un artiste gagne toujours à aborder l’universel en approfondissant le singulier : regarder une époque pourrie à travers le regard aimant de quatre personnages, c’est juste. C’est même le seul point de vue juste -et il peut servir à regarder bien d’autres époques et bien d’autres situation pourries ?  

Pendant une heure trente, on a la chance de vivre en compagnie d’un rossignol. Irène est une héroïne de Marivaux surnageant dans le monde de Céline. C’était (et cela reste malheureusement, à ce qu’il paraît) les deux visages de la France. En face de cette fille, le racisme paraît ce qu’il est : pas seulement ignoble, mais absurde. Ce n’est pas Irène qui est décalée, dans le déni, c’est son époque. C’est Irène qui va  bien et son époque qui va mal. C’est son époque qui est profondément fausse (comme la nôtre aurait, dirait-on, presque envie de le redevenir) alors qu’Irène est juste. D’où l’actualité de ce film un peu intemporel : une goutte d’eau pure dans les relents nauséabonds de notre début de 2022 (j’allais écrire, je ne sais pourquoi, 1922).

Quant à la comédienne qui joue Irène, Rebecca Marder, elle est d’une présence et d’un naturel confondants (même dans les hésitations de jeu amusantes des répétitions de théâtre).

Voilà, ce film modeste, l’histoire d’une fille de dix-neuf ans, m’a touché, moi qui suis un homme de bientôt soixante. Comme le spectacle ambitieux de Sivadier vu quelques jours plus tôt. Deux oeuvres différentes mais finalement assez proches ? Nous poser de nouveau, sans se lasser, à hauteur d’individu, les questions essentielles ? Peut-être même Mathis aurait-il été charmé par Irène ? En tout cas les deux autres, Raphaël et Swan, sûrement. D’une certaine manière, elle est leur pendant féminin. Un peu de mon Elise aussi, j’espère.