Vendredi 4 février 22
L’artiste en sentinelle : il se tient debout à la frontière entre le monde extérieur, hostile, et son propre territoire intérieur, qu’il doit protéger sans le connaître. Dans ce spectacle vu hier soir au Théâtre 71, Jean-François Sivadier adapte Le Naufragé un roman de Thomas Bernhard qu’il a découvert il y a vingt ans.
Mathis est un pianiste mondialement célèbre retiré volontairement de la scène après y avoir été acclamé. Raphaël l’invite à une master class dans la petite école de musique qu’il dirige. Swan a disparu. On les revoit lors de leur rencontre, adolescents. Puis recevant l’enseignement d’un maître énigmatique. Enfin en train de passer un concours à Moscou.
Ils s’aiment, ils se disputent.
Ils incarnent trois conceptions de l’artiste. Mathis, génie solitaire à la Glenn Gould, qui révère Bach et Berg et pense que la musique doit être une expérimentation permanente, sans public, c’est mieux. Raphaël le musicien de groupe, qui aime Chostakovitch, les musiques de film, l’art de son temps, les jolies violonistes. Swan est le bon élève virtuose et fragile, qui idolâtre Mozart, Chopin, le passé, recherche l’émotion, croit en la beauté, seule capable de nous permettre de dépasser la médiocrité du monde.
L’un regarde vers le haut, l’autre droit dans les yeux, le troisième à l’intérieur de lui-même.
Sur le papier, trois conceptions également intéressantes. Mais, dans le spectacle, celui dont je me sens le plus proche, par ses goûts musicaux et ses principes: oh, merde, alors, pas le génie, le Glenn Gould, mais le bon élève, fais chier !
Faire du théâtre sur de la musique, c’est possible, Sivadier le prouve. Les musiciens s’engueulent sur leur art, c’est passionnant, drôle, vivant. Ils jouent aussi les morceaux, non pas en les mimant, ce serait plat, mais en les chorégraphiant, c’est inventif, c’est du Sivadier quoi !