CHAMBRE 212

Samedi 19 octobre 19

Alex et Sarah en sont désormais au stade du rituel : elle choisit le film et lui le cinéma. Il l’emmène redécouvrir le complexe de la Grande Bibliothèque, qui est en train de muter en un vaste espace de consommation, pop-corn, affiches, bouquins, mangas, mugs et autres produits dérivés dont le film n’est peut-être plus que le prétexte.

En sortant, ils jubilent : ils se disent que c’est peut-être le meilleur film de Christophe Honoré qu’ils aient vu chacun de son côté. Peut-être aussi le meilleur qu’ils aient vu ensemble depuis la rentrée ?

Ce qui paraît amusant à Alex, c’est de voir Maria, le personnage incarné par Ciara Mastroianni, se conduire exactement comme un séducteur masculin, jusque dans la mauvaise conscience. Les femmes se donnent enfin le droit d’être des dona Juana. « En même temps, remarque Sarah, personnellement, je ne connais pas beaucoup de femmes qui se conduisent ainsi (mais bon, mon expérience est limitée, cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas). ». Au bout de quelques instants, elle ajoute : « Même moi…

Soudain inquiet, il lui demande : « Même toi quoi ?

-Quand j’ai été libre après ma séparation, quand j’ai eu envie de papillonner sur les réseaux de rencontre, je ne me conduisais pas exactement comme ça. »

Sarah résiste ensuite un moment aux questions d’Alex. Elle prétend avoir du mal à analyser la différence entre le donjuanisme masculin et le donjuanisme féminin mais en fait elle s’amuse beaucoup à le provoquer. « Ou alors, finit-elle par concéder, en jouissant elle-même du ton rohmérien qu’elle prend pour analyser ainsi devant lui son fonctionnement intime, il me semble que j’ai éprouvé ma liberté moins dans la collection que dans la sélection. Moins dans la conquête compulsive que dans le refus possible. La capacité à dire non (et notamment à me dire non à moi-même) lorsque je jugeais que la conquête n’était pas digne de moi. Comme si, paradoxalement, je me sentais presque encore plus intimement séductrice les nuits où je m’étais arrogé le droit de dormir seule. Tu comprends ? ».

Oui, même si lui, il a toujours préféré baiser que ne pas baiser, il comprend très bien, et ça l’agace. Elle continue à agiter devant lui le chiffon rouge de sa liberté sexuelle : « Voilà tout ce que je peux te dire pour le moment. Mais je te promets d’y réfléchir, pour te faire plaisir. J’ai l’impression que c’est une étape de ma vie un peu dépassée mais, si tu y tiens vraiment, je vais entamer de nouvelles recherches en donjuanitude. »

Alex, en bon taureau, se jette les bras ou les cornes en avant : « Sûrement pas ! ». Elle l’estocade d’un sourire encore plus tendrement ironique que le reste : « Merci, mon chéri, j’avais envie que tu dises ça. Et que tu me serres contre toi comme ça. »

Pour en revenir au film, elle a l’impression qu’Honoré se contente de renverser les stéréotypes masculin et féminin, en montrant une femme séductrice et un homme fidèle (et c’est déjà très jouissif), mais qu’il ne cherche pas vraiment à explorer ce que serait spécifiquement la séduction féminine. En quelque sorte un film d’homme joué avec délectation par une femme.

Alex, quant à lui, a eu du plaisir à quitter, pour la première fois de leur aventure cinéphilique, le réalisme pur et dur. La caméra d’Honoré s’amuse à passer par-dessus les portes et par-dessus le temps pour placer les personnages face à l’incarnation des rêves de leur jeunesse : réfugiée dans la chambre 212 de l’hôtel situé en face de l’appartement conjugal, Maria, l’épouse infidèle, reçoit la visite du jeune homme (Vincent Lacoste) qu’était son mari vingt ans auparavant, et Richard, le mari (Benjamin Biolay) celle d’Irène, la rivale et l’initiatrice dont il a été passionnément aimé (Delphine Cottin). Chacun se trouve miraculeusement face à l’être qu’il a délaissé.

Comment retrouver le bonheur ? Faut-il oublier définitivement le regret laissé par le grand amour de jeunesse ou faut-il lui faire une place ? Mais laquelle ? Comment réinventer l’amour dans la maturité : est-ce en se réconciliant avec son amour de jeunesse, alors que le problème vient justement de ce que l’on a exclu, de ce que l’on a commencé à se mentir dès ce moment-là ? Comment faire une place en soi non seulement à sa jeunesse, non seulement à sa liberté, mais aussi à celle de l’autre ? « Questions graves pour une comédie légère », dit Alex en regardant Sarah par en-dessous, au moment où ils s’engagent dans l’escalier qui descend de la neuve avenue de France vers la vieille rue Chevaleret. Elle se contente d’approuver sans répondre.

Vers la fin du film, Carole Bouquet fait une apparition sereine. Alex y a vu un hommage à Trop belle pour toi et à Bertrand Blier, le réalisateur phare de la fin des années 80 dont la fantaisie corrosive fait tellement défaut à leur génération. Honoré se veut ici un Blier plus tendre, moins grinçant. Comme dans un film du maître, l’histoire, au fur et à mesure de cette nuit hors du temps, accumule les rencontres erratiques. Peut-être le scénario se perd-il un peu, peut-être a-t-il du mal à tenir la distance (comme, dans une nuit d’alcool, on se perd vers trois ou quatre heures) ? Mais le propos se resserre au matin, dans une esquive ironique et un dernier regard hors-champ.

Alex emmène Sarah en discuter au « Débonnaire », l’un de ses QG. Pourtant, dans la foule bobo du samedi soir, c’est Sarah qui y fait une rencontre inopinée. Un grand type brun, bien plus grand que lui, trente-cinq ans plutôt que quarante, l’air vraiment menaçant : hyper-intelligent et hyper-ouvert. Et, à part ça, carrément joli garçon. Il fait chier, celui-là ! Il tombe quasiment dans les bras de Sarah et il ne décroche pas avant qu’elle lui ait redonné son téléphone.

-C’est qui ?

-Santiago ? Un ex. L’un des plus charmants et l’un des plus futiles. De toute façon, ce n’était pas une idée brillante de mêler l’amour et le boulot. Heureusement, il est parti à l’étranger.

-Il a l’air d’être revenu.

-On dirait. Dis donc, tu es jaloux ? J’en suis ravie. Mais quand même, tu ne trouves pas que c’est curieux, d’être jaloux et en même temps de vouloir être libre ?

-Arrête un peu d’analyser et raconte !

-Raconte quoi ?

-Toi et Santiago.

-Heu… non.

-Si ! Je veux tout savoir !

-Hé bien, tu ne sauras rien. Moi aussi, j’ai mes secrets. Je te demande qui tu continues à voir en même temps que moi ?

Qu’est-ce qu’Alex peut répondre ? Qu’Elisa et lui, ça n’a rien à voir ? Comme souvent devant Sarah, il reste interdit devant ses propres contradictions. Incontestablement, il éprouve de la jalousie. Il est jaloux du passé de Sarah et il sent qu’il pourrait presque, s’il se laissait aller, être jaloux de son futur. Il faudrait qu’il bouge. Soudain, il aimerait avoir la toute-puissance de la caméra d’Honoré : pouvoir passer par-dessus les murs du temps et de l’espace pour voir Sarah telle qu’elle est avec les autres hommes. Pour surprendre son intimité ancienne avec Santiago et son inévitable intimité future avec d’autres Santiago, s’il ne la serre pas de plus près. Et, au-delà de tous ses Santiago, celle avec le véritable amour de sa jeunesse, cette ombre menaçante qui commence à s’immiscer entre eux alors qu’ils n’en parlent jamais, cette ombre qu’il ne pourrait effacer qu’à condition de la laisser apparaître, cet homme avec lequel elle a vécu dix ans, le père de ses enfants, qui l’a fait souffrir, et qui, avant, avait dû l’enchanter.

Alex se sent l’envie de dépouiller Sarah des clés de sa chambre 212. Mais tout le propos du film d’Honoré, lui objecte-t-elle de son sourire silencieux (comme si elle avait ce soir la capacité magique de deviner tout ce qui se passe en lui), c’est que la clé de cette chambre ne se vole pas : il faut la demander. Pas par effraction, par le dialogue. Et même la mériter. Pas par la jalousie, par la confiance. Par la curiosité. Par l’abandon.

Pas facile, Alex, mais nécessaire.

Si tu veux rester libre mais devancer Santiago.

Si tu veux rester libre mais te confronter à l’amour de jeunesse pour devenir l’amour de maturité.