UN ENNEMI DU PEUPLE

Jeudi 17 octobre 19

Magnifique mise en scène de Sivadier : elle rend à la pièce d’Ibsen sa dérangeante actualité.

Créée en mars dernier à Grenoble, puis présentée à l’Odéon, Ulysse et le professeur Norman Normal la découvrent cet automne au Théâtre de la Piscine.

Présentation du spectacle par JF Sivadier sur le site du Théâtre des Célestins (Lyon)

Le spectateur de 2019 ne reçoit plus la pièce comme celui de 1882. On sait qu’Ibsen l’écrivit pour régler ses comptes avec la société de son temps qui avait mal accueilli son oeuvre précédente, Les Revenants. Alors il invente le docteur Stockmann, dont il fait son porte-parole de rénovateur social en butte à l’hostilité de ses contemporains : Stockmann découvre que les eaux de la station thermale qu’il dirige sont souillées par une bactérie mortelle ; homme de science avant tout, il décide de révéler la vérité, pensant que ses concitoyens lui en seront reconnaissants ; mais ceux-ci, sous l’influence du propre frère de Stockmann, le maire de la ville (devenu ici le préfet de la région, sans doute pour mettre en avant le rôle contemporain de l’état), prétendent qu’il ne veut que les ruiner par des travaux d’assainissement trop coûteux et finissent par le déclarer un « ennemi du peuple ».

Il est possible qu’Ibsen n’ait inventé cette intrigue des eaux contaminées que comme une métaphore pour désigner l’état de l’âme norvégienne, souillée par des siècles d’hypocrisie puritaine. L’urgence sanitaire n’était pour lui qu’un symbole de l’urgence morale. Mais aujourd’hui ce thème de convention prend un relief saisissant : Ulysse voit le spectacle au moment où Irène Frachon peut prendre la parole à la barre du procès du Médiator. Stockmann devient aux yeux des spectateur du XXIe siècle l’incarnation de tous les « lanceurs d’alerte » qui osent mettre en péril leur statut social pour faire éclater une vérité dérangeante.

Mais ce qui est passionnant dans la mise en scène de Sivadier, c’est que Stockmann n’est pas qu’un admirable défenseur de la vérité. Il est aussi un personnage ambigu, avec des failles : d’une grande naïveté dans sa volonté d’être récompensé par ses concitoyens, d’un grand orgueil. Oubliant sans cesse le prénom de la bonne (le professeur ne se souvient plus si c’était déjà le cas dans la pièce), parce qu’elle est pour lui une domestique sans intérêt. Misogyne, dévalorisant son épouse, qui n’est à ses yeux qu’une femme incapable de réfléchir, même lorsqu’elle choisit finalement de le soutenir (intéressant d’entendre les réactions féminines dans la salle, notamment celles des adolescentes, qui éclatent de rire en réponse à chacune de ces sorties misogynes, si caractéristiques du XIXème siècle). Stockmann méprise aussi la foule, et la démocratie, il se drape dans la supériorité des individus d’exception, jusqu’à lancer pour finir à ses proches un terrible mot : « L’homme le plus fort est nécessairement le plus seul. » Bref, on ne se sait plus sur quel pied danser : est-on avec lui ou contre lui ? Sans doute les deux. Nicolas Bouchaud, qui interprète génialement le personnage, est capable de souligner, pour ainsi dire en même temps, sa grandeur visionnaire et sa petitesse comique.

Alors que le professeur Normal s’éclipse avec ses élèves, Ulysse est tellement emballé par cette farce grinçante qu’il décide d’assister à la rencontre avec les comédiens proposée après la représentation dans le foyer du théâtre. Il entend Sivadier y comparer Stockmann à Alceste, le Misanthrope, qui lui aussi nous paraît à la fois admirable et ridicule, parfois dans la même réplique. Le rapprochement lui paraît très juste. Vertigineuse ambiguïté de ces grands personnages de théâtre.  

Il faut bien reconnaître que le reste du personnel de la pièce est moins complexe. A part Petra, la fille de Stockmann, l’institutrice, la combattante (que Jeanne Lepers tire du côté d’un garçon manqué tentant d’échapper à son rôle figé de fille), il ne s’agit que d’une galerie de caricatures, contre lesquelles ce redoutable satiriste d’Ibsen se déchaine, petits bourgeois qui se croient modérés mais qui ne sont que timorés, ou intellectuels faussement progressistes, comme le journaliste, prêts à retourner leur veste de costume du côté de l’ordre dès que la lutte s’engage vraiment. Plus intéressant est le personnage du « méchant », le frère préfet, dans l’effet de double inversé avec le médecin, d’un côté le savoir, de l’autre le pouvoir. Surtout que Vincent Gesdon parvient à lui donner l’absence méticuleuse de scrupules d’un de ces grands commis de l’état qui fabriquent depuis deux siècles tous les scandales de la République. Sivadier tente de défendre ces marionnettes : d’après lui, c’est la situation qui les rend caricaturaux, ils sont obligés de faire un choix, ils sont progressistes jusqu’au moment où leur propre intérêt est en jeu et alors ils choisissent de sauver leur peau, aussi caricaturalement peut-être que chacun d’entre nous dans la même situation. Pas faux. Mais on les oublie vite (comme nous serons nous-mêmes vite oubliés, avec nos timidités face à l’urgence de la situation) alors que Stockmann, lui, reste, à nous hanter.

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Très belle scénographie de Sivadier et Tirole. La brillante et accueillante demeure de Stockmann se transforme au dernier acte en une sorte d’épave à la dérive, envahie par la montée des eaux contaminées, et d’où tombent depuis les cintres des bombes à eau qui éclatent sur le sol comme les pierres que les concitoyens du scientifique lancent dans ses fenêtres. Ce décor donne, comme celui de Sabordage, vu quelques jours plus tôt, et avec de tout autres moyens, l’idée d’une catastrophe. Sa sombre luisance reste dans l’œil.

Mais le spectacle a surtout marqué Ulysse pour son quatrième acte : la réunion publique organisé par Stockmann pour alerter ses concitoyens, que Sivadier transforme en une sorte de happening démocratique, supprimant le quatrième mur, rallumant la salle, prenant à parti les spectateurs. C’est à ce moment que l’actualisation opérée sur le texte est la plus évidente (jusque-là, le professeur lui avait seulement signalé une tirade de Michel Foucault sur l’éducation mise ironiquement dans la bouche de l’institutrice) : Ibsen cherchait à provoquer son public, à mettre en abîme et en crise la représentation, et Sivadier s’attelle brillamment à la même entreprise. Lui et sa troupe remplacent certains développements de Stockmann par deux ajouts très différents : d’un côté une sortie improvisée de Nicolas Bouchaud sur le théâtre public, sur ses impasses d’ennui et de bonne conscience (« vous, les spectateurs, vous êtes des veaux ! », et c’est parfois tellement vrai, tellement vache, qu’on rit volontiers) ; de l’autre des passages de l’article du philosophe antinucléaire, Günter Anders, La violence : oui ou non, écrit à la suite de la catastrophe de Tchernobyl (et là, le rire se fige).

Que dit en effet Anders, tirant la leçon de l’échec des lanceurs d’alerte et des actions pacifiques de protestation : « il faut détruire la menace en menaçant les destructeurs. ». La seule solution efficace qui reste devant la participation des élites au désastre écologique, politique, économique, social, est la violence : intimider physiquement, terroriser, voire carrément éliminer, par le meurtre, les politiques et les ingénieurs qui conduisent l’humanité à la catastrophe, car notre survie est en jeu. Ces propos d’un philosophe de quatre-vingt cinq ans jusque-là pacifiste ont provoqué stupeur et polémique en Allemagne lors de la publication de l’article à la fin des années 80. Traduits en France seulement trente ans plus tard, les réentendre à la lumière des attentats de 2015 mais aussi de l’emballement actuel du péril climatique (c’est maintenant ou jamais que ça se joue), provoque un sentiment de malaise : on ne sait plus que penser, si l’on est avec ou contre Stockmann, avec ou contre Anders.

Mais c’est un malaise « nécessaire » (pour reprendre le sous-titre de l’article dans sa traduction française : La violence : oui ou non, une discussion nécessaire). Le théâtre donne ici un relief saisissant à la controverse politique. Chacun de nous est obligé de choisir. A la fin de la réunion, le journaliste donne aux spectateurs la possibilité de voter ou non la mention :

« Ceux qui veulent que le docteur Stockmann soit déclaré un ennemi du peuple… restez assis ! ».

Evidemment, tout le monde, ou presque, se lève. Dont Ulysse, le professeur Normal et ses élèves. Et cela ne sert à rien, le partisan de l’ordre établi n’hésitant pas à déclarer aux spectateurs qu’ils viennent de condamner le lanceur d’alerte à la majorité absolue et ces derniers se laissant manipuler.

Ce qui a intéressé Ulysse dans ce moment ludique est moins le trucage de la consultation que la petite seconde d’hésitation qu’il a mise à se lever. Cette seconde lui paraît être précisément ce que le théâtre peut apporter de mieux à la politique : la nécessité de poser un acte symbolique de choix mais de le faire après s’être posé une question dérangeante, mise en scène à la fois dans son urgence et dans son ambiguïté. D’ailleurs, à la fin de la représentation, Sivadier confie que l’article d’Anders le met lui aussi mal à l’aise, et que c’est précisément pour cela qu’il l’a choisi, pour sa capacité de dérangement. Metteur en scène redoutablement politique, qui sait utiliser le jeu pour nous obliger à nous poser la question, alors même qu’il n’a pas plus que nous de réponse.  

Et l’on voit que le travail d’interprétation sur le personnage (mettre en lumière ses failles) rejoint le travail philosophique sur le propos du spectacle (quel sens et quel moyen donner à la révolte contre les élites irresponsables) : on est enchanté par le côté ludique du spectacle, provoqué, bousculé, stimulé par le reste. Ibsen redevient actuel, et dérangeant, comme devrait toujours l’être Molière et son Alceste : impossible à suivre dans le désert de sa révolte et, pourtant, que faire d’autre ?

Hein, que faire d’autre ?

Se taire, accepter pacifiquement la catastrophe qui vient, c’est mieux ?

Ou alors quoi ?

Ulysse, dans le RER du retour, continue à discuter avec Stockmann et Anders. Sivadier, assis un peu plus loin sur le strapontin, les regarde sans rien dire, avec son sourire de méchant de série ou de bon génie du théâtre français.

Ulysse repense aussi soudain à ce profil aperçu tout à l’heure dans le bar du théâtre. L’adolescente ne faisait-elle pas partie des élèves de Normal, la seule ayant décidé de son propre chef d’assister à la discussion ? A vérifier. Elle n’a pas dit un mot. Mais, au moment où Sivadier s’est mis à évoquer Anders et l’alternative radicale posée par le vieux philosophe, ses sourcils se sont froncés et ses mâchoires rageusement serrées. Au point qu’Ulysse se souvient s’être demandé comment une fille à l’apparence aussi fragile pouvait d’un seul coup prendre un air aussi dur.