Vendredi 18 octobre 19
Ulysse va voir jouer son vieux pote Lyes Salem dans l’une des dernières représentations de la pièce de Camus mise en scène par Abd-al-Malik au Théâtre du Châtelet.
Sa première surprise est de découvrir ce théâtre bourgeois à demi envahi par une population jeune et métissée qu’on ne s’attend pas à voir sous les dorures d’un tel lieu. C’est un mélange ponctuel mais mérité, fruit, s’il a bien compris, d’une collaboration avec la ville d’Aulnay, où Abd-al-Malik a mené des ateliers. La mixité du public, ça se travaille, ça se mérite.
Les Justes raconte l’histoire d’une poignée de révolutionnaires russes de 1905 qui préparent un attentat contre le Grand Duc et se déchirent pour savoir s’ils ont le droit ou pas de risquer de tuer des enfants dans l’opération. D’un côté Yanek et Dora, la Révolution comme amour de la vie (pourtant ce sont eux qui finissent par jeter les bombes) ; de l’autre, Stepan, la Révolution comme passion inflexible de la justice et de la mort.
Ulysse se souvient que Les Justes a été l’une de ses premières émotions théâtrales : c’était, oh, il y a plusieurs décennies, dans son adolescence lyonnaise, une représentation peut-être pas très inspirée aux Célestins, qui n’était alors qu’une bonbonnière italienne particulièrement désuète, mais où le texte de Camus l’avait saisi par sa densité. Il faut dire que le Mur n’était pas encore tombé, que les gens voyaient au-dessus de leurs têtes les derniers feux navrants de ce soleil rouge de la Révolution dont Camus racontait le lever exaltant et douloureux.
Depuis, bien du temps a passé, presque autant que celui qui séparait Camus en 1949 des évènements de 1905 qu’il racontait.
C’est la deuxième fois seulement qu’Ulysse a l’occasion de voir Les Justes.
Et il se rend compte que la pièce a changé de sens : elle ne nous parle plus de la révolution russe, ni du communisme. Elle nous parle de la violence traumatisante des attentats de 2015. Elle nous parle d’une autre violence, qui se cherche, qui accompagne l’aspiration à changer radicalement le monde face à ceux qui ne veulent absolument pas qu’il change, une violence dont Ulysse entend monter la rumeur tout autour de lui. La veille, il a vu Un ennemi du peuple , la pièce d’Ibsen que Sivadier a mâtinée d’Anders. Et puis il y a La Zone du Dehors, le premier roman de Damasio qu’il est en train de lire cet automne après avoir été exalté cet été par Les Furtifs : dans les premiers chapitres, la Volte sabote les sas d’entrée des édifices de Cerclon, ce qui aboutit à la mutilation d’une petite fille et la discussion qui s’ensuit entre les principaux chefs du groupuscule a mis Ulysse mal à l’aise. C’est enfin une ou deux phrases saisies au hasard dans les articles sur la semaine d’Extinction Rébellion et sur l’alternative qui se présente actuellement au mouvement écologique. Comme si tous les artistes qu’il aime, en bons médium, comme si tous les mouvements qui l’intéressent, se posaient cette question de la violence qui vient.
Mais aucun ne le fait avec autant d’acuité morale que Camus dès 1949.
D’où l’intérêt de monter de nouveau cette pièce.
Mais fallait-il la monter ainsi?
Cette mise en scène d’Abd-al-Malik n’a pas obtenu que de bons échos, loin s’en faut. Certains critiques, venus lors des premières représentations, ont trouvé la musique assourdissante, empêchant carrément d’entendre le texte (et son pote comédien lui avoue qu’ils n’avaient peut-être pas tort). Dans ces dernières représentations, les ajustements ont été faits, le niveau sonore est acceptable.
Alors justement : Ulysse aurait aimé que la musique soit, non pas moins présente mais au contraire beaucoup plus. N’était-ce pas ce qu’Abd-al-Malik pouvait apporter de novateur : faire de la musique le seul décor de la pièce ? Emporter ces personnages de 1905 dans le flow d’un slam contemporain ? Lyes lui explique qu’ils ont fait ainsi les deux derniers filages avant de rentrer dans la salle : sans aucun décor, juste les comédiens face à leur micro et la musique, pas de véritable incarnation, une forme proche de l’oratorio. Et lui, le comédien, il a gardé de ces deux filages un souvenir brûlant plus peut-être que des représentations. C’est cela qu’Ulysse aurait aimé entendre (plutôt que voir) : Camus en oratorio slam.
Là, au contraire, Abd-al-Malik a été piégé par le décor (très beau, cinématographique, un immeuble en coupe) qu’on lui a construit à grand frais, en le persuadant sûrement qu’il fallait occuper l’espace de ce grand théâtre. Il arrive que certains metteurs en scène inexpérimentés soient piégés par leur scénographe, qui les éloigne de leur idée d’origine, de la vérité de leur projet.
Ulysse est touché par la qualité de l’interprétation. Il est venu pour son vieux pote, qui, avec autorité, exprime la dureté du personnage de Stépan (ce personnage de la première révolution russe de 1905 annonçant toutes les dérives implacables du stalinisme) mais qui sait faire ressentir aussi sa fragilité. Les autres « solistes » (comme on les appelle au Châtelet) sont tous intéressants.
Ulysse est beaucoup moins convaincu par le chœur : des jeunes de banlieue, en ligne frontale, disant un texte d’Abd-al-Malik écrit à partir de leurs improvisations en atelier. Il a bien compris qu’il s’agissait d’actualiser le propos, d’expliquer au spectateur en quoi cette histoire de 1905 pouvait le concerner encore aujourd’hui. Lui, quand il a découvert cette pièce adolescent, il n’a pas eu besoin de cette actualisation. Mais bon, il était un jeune bourgeois, qui disposait des références nécessaires, et puis c’était une autre époque, où le communisme voulait encore dire quelque chose. Peut-être le public mélangé, qui peuple ce soir le théâtre du Châtelet, a-t-il besoin de se mettre à lui-même les points sur chaque i du texte de Camus, pour se persuader qu’il lui parle aussi de lui ? Peut-être.
En revanche, quel est l’intérêt de cette incarnation éthérée de « l’âme russe », qui parcourt la scène en chantant du yiddish ? Très poétique, très inutile. C’est triste, cher Abd-al-Malik, de mettre la poésie en situation de n’être qu’un ornement.
La langue de Camus. Discussion avec Lyes en sortant du théâtre. Ulysse a parfois l’impression qu’elle est gauche à force de raideur. Lyes pas du tout d’accord : il la trouve dense, elle réagit magnifiquement à la musique, elle en devient plus charnelle. C’est lui qui a raison bien sûr. Ulysse se promet de relire Noces à Tipasa pour se faire pardonner cette trahison.
A la fin de la représentation, son pote lui fait visiter les coursives impressionnantes du Châtelet. Toute la troupe des comédiens attendent au foyer Catherine Camus, la fille de, qui tient à les féliciter. Ulysse est ému de découvrir que cette petite dame à lunettes ressemble un peu à son grand homme de père. Elle titube, sans que l’on puisse savoir si c’est l’effet du champagne, de l’âge, ou de l’émotion à voir la pièce, sur laquelle elle veille jalousement, incarnée par des jeunes d’aujourd’hui. Elle se pelotonne comme une chatte dans les bras d’Abd-al-Malik et elle ronronne ses compliments, auxquels il répond sur le même ton. Petit moment d’autocongratulation, assez ridicule, ou assez émouvant, tout dépend si on l’a déjà entendu ou pas. Mais Ab-al-Malik en profite pour rappeler l’importance que Camus a pour lui, son envie de se battre pour monter cette pièce, et rien que pour cela Ulysse lui est reconnaissant.