Quel choc !
En remontant les marches escarpées de l’Arlequin, Alex dit : « Quand je pense que j’ai failli manquer ce film ! Et que j’y suis allé en pensant que j’allais me faire chier tellement j’avais entendu de critiques le démolissant. Là, je ne suis pas loin d’être ébloui ! » Sarah sourit de cette formule qui lui ressemble tant. « Tu te rends compte, continue-t-il, nous avons enfin vu un chef-d’œuvre ensemble ! Le premier depuis la rentrée, et il a fallu attendre le 26 octobre ! ». Sarah ne répond pas : elle repense au Portrait de la jeune fille en feu.
Alex a adoré la façon dont Todd Philips fait le contraire d’un film de super-héros. Une chronique réaliste (et glauque, pense Sarah) sur la névrose d’un individu banal au moment où il se transforme en super-méchant, prêt à régler ses comptes. Une rage individuelle qui entre soudain en résonance avec celle de son époque.
Mais d’ailleurs, quelle époque ? demande Alex (sans doute à lui-même plus qu’à Sarah), les années 80 ou aujourd’hui ?
Et quelle ville ? New-York au temps de sa décadence, les Etats-Unis actuels de Trump, l’avenir proche de l’ensemble du monde occidental ?
En tout cas, un monde sans héros : où seuls les anti-héros sont possibles.
Ca dépend de ce que tu appelles un anti-héros, argumente Sarah. Un anti-héros, c’est soit un héros du mal (qui remet en question avec virtuosité le bien), soit un raté (qui exprime le ratage d’une société, son incapacité totale à dire le bien ou le mal). Soit le séduisant Valmont, soit le loser Bardamu.
-Ici, jette Alex, c’est comment le plus loser de tous les Bardamus devient un super-Valmont ! Ou peut-être qu’il le devient seulement aux yeux des autres, car, même à la fin, on a l’impression qu’il reste spectateur de sa métamorphose.
Sarah trouve le film « malaisant ». Notamment la scène du métro où le clown humilié tue les trois jeunes sales cons les uns après les autres. Lorsqu’il s’approche du dernier gisant dans les escaliers, Sarah a souhaité très fort qu’il l’achève et elle n’a pas beaucoup aimé ressentir ce sentiment.
Alex a trouvé lui aussi que cette scène était complètement folle. Ce métro non pas de bout de ligne mais de fin du monde. Et puis juste après les meurtres, le type se réfugie dans un petit entrepôt et là… là, il se met à danser, tu te souviens ? Son corps invente comme de lui-même une chorégraphie de libération jubilatoire, qui s’épanouira lorsqu’il aura fini de trouver son costume de Joker. Alors le corps martyrisé de ce loser deviendra élégant et souple. C’est pour ça que la performance d’acteur de Joaquin Phoenix est si incroyable : pas seulement parce qu’en maigrissant de je ne sais combien de kilos il a transformé son corps pour le rôle mais parce qu’il est capable de transformer son corps à l’intérieur du rôle, pour le faire passer d’un état de déréliction à un état de grâce.
Les trois explosions de violence : toutes les trois différentes. La première nous libère, la deuxième nous glace, la troisième nous stupéfie. Et toutes les trois sont nécessaires. Pas un film à la violence complaisante mais un film sur la violence complaisante de notre époque. Comme Taxi Driver, auquel Alex a beaucoup pensé (le fait que de Niro joue un rôle secondaire est un clin d’œil) pour le fait de centrer l’histoire sur l’itinéraire d’un solitaire en train de basculer. Les critiques qui descendent Joker aujourd’hui sont ceux qui ont descendu Taxi Driver hier, avant de l’encenser quinze ans trop tard. Il y a une capacité toujours renouvelée des critiques français à ne reconnaître les chefs d’œuvre qu’après coup, à les refuser presque délibérément à leur sortie, parce que les critiques préfèrent leurs propres principes moraux et esthétiques aux films, et l’affirmation de leur pensée à la rencontre avec une œuvre qui les dérange.
-Oui, répond Sarah, mais tu peux penser aussi qu’ils n’ont pas aimé le film et qu’ils ont le droit.
-Non.
Alex se pose vraiment la question : quand on est un critique responsable, et pas un spectateur lambda amateur de marveleries, est-ce qu’on a le droit de ne pas aimer Joker ? La scène finale de l’émeute urbaine l’a laissé complètement sur le cul. Déjà d’anthologie, comme celle de Fight Club. Version cauchemardesque d’Occupy Wall Street et des Anonymous mais qui prend pour nous, Français, une résonance encore plus grande à la suite des gilets jaunes. Ces moments de chaos urbain et idéologique qui nous menacent. Depuis des années, Alex ne manque pas une manif, même et surtout quand il y a des coups à prendre et des gaz à respirer ; Sarah a toujours préféré en lire le compte-rendu dans son journal. La violence qui monte partout autour d’eux, Alex est pour l’affronter en face et trouver ce qu’elle veut dire ; Sarah est pour la fuir le plus loin possible. Ils découvrent qu’ils ne voient vraiment pas du tout le monde de la même manière.
« C’est pour ça que nous nous entendons si bien », risque quand même Alex au bout de plusieurs instants de silence.
Sarah sourit : « Jolie formule, mais est-ce que c’est plus qu’une formule ? Est-ce qu’on peut vraiment s’entendre, à part dans un lit, avec quelqu’un qui ne voit pas du tout le monde comme vous ? Par exemple, si je te disais, que je n’ai pas aimé Joker ?
-Ah bon ?
-Non, je te provoque. C’est un bon film. Un très bon film. Mais pas un chef-d’œuvre.
-Mais, putain, c’est quoi, pour toi, un chef d’œuvre, sinon un film totalement maîtrisé dans sa façon de te surprendre ?
-Moi j’ai une définition plus intime du chef d’œuvre, plus jouissive.
-Ca ne m’étonne pas. Mais, vas-y, dis-la, ça m’intéresse.
-Un chef-d’œuvre, un vrai, c’est un film que j’ai déjà envie de revoir alors que je sors à peine de la salle. Donc, si je te disais que je n’ai aucune envie de revoir Joker ?
-Je te répondrais : aucune importance, ma chérie, j’irai le revoir deux fois, une pour moi et une pour toi. »