Mardi 5 novembre 19
Le professeur Normal emmène ses élèves voir la mise en scène de Y. Beaunesne au Théâtre de la Piscine : ses collègues sont enchantés (ouf, un classique qui n’a pas emmerdé les élèves), lui pas pleinement convaincu.
Le plus réussi est le traitement comique, moderne, tonique, du couple d’amoureux, Ruy Blas (François Deblock) et surtout la Reine (Noémie Gantier), qui fait, dans la reconnaissance au bal, une performance décalée assez jouissive : sa façon de s’écrouler par terre sous le coup de l’émotion amoureuse, puis de se relever les fesses pointées vers le ciel tire cette scène lyrique vers le burlesque. C’est tout le travail que font les comédiennes d’aujourd’hui pour essayer de dynamiser ces rôles de jeune première passive que leur propose la tradition : elles ne les poétisent plus, pour éviter le cucul, elles les trivialisent, elles les rendent intenses et physiques. Ruy Blas, en jeune mec frêle mais engagé, est intéressant lui aussi.
Mais, premier problème, le texte n’est pas pleinement audible : les comédiens vont tellement vite, dans l’idée de ne pas emmerder l’auditoire avec l’alexandrin, qu’ils « boulent » souvent leur texte. Dommage. Des coupes ont été faites : elles auraient même pu être plus nombreuses. Mais ce qu’on laisse, en revanche, on le donne et on le fait sonner !
Deuxième problème pour le professeur : il a trouvé que Beaunesne était passé à côté de la dimension politique explosive de la pièce (qu’il perçoit pourtant bien). Une belle idée de théâtre que ces ministres revêtus d’un masque caricatural d’animal de fable mais voilà, le «Bon appétit, messieurs ! » est couvert par la musique et le reste de la tirade ne passe pas. D’ailleurs, le lendemain, lorsqu’il discutera de la pièce avec ses élèves, aucun ne lui parlera de ce moment-là, aucun n’évoquera cette satire féroce, jetée à la face des élites corrompues par un homme du peuple. Peut-être que ça ne les intéresse pas. Mais peut-être aussi qu’on ne les y a pas intéressés. Ils sont allés à ce qui était le plus évident dans cette mise en scène : l’histoire d’amour, rendue vivante et vibrante par l’interprétation des deux jeunes comédiens.
Le tragique, ici, ne passe pas. Est-ce que ça veut dire que le tragique, aujourd’hui, ne passe plus ?
En fait, Normal est déçu par Salluste : le comédien, Thierry Bosc, blanchi sous le harnais, le joue comique, boulevard, pas impressionnant. Bien sûr, Salluste est un méchant de mélodrame, une caricature, mais il est beaucoup plus que cela dans l’imaginaire de Hugo : d’abord, Salluste n’est pas vieux (il vient de faire un enfant à une suivante qu’il méprise, comme toutes les femmes, qu’il a consommée avant de la jeter), il est dans la cinquantaine (comme Normal lui-même). Et puis il est l’incarnation effrayante du déterminisme social (de telles figures, il en existe encore plein aujourd’hui). La figure cauchemardesque de l’ancien monde, qui ne laissera jamais le nouveau advenir (et nous sommes justement nous aussi, comme Hugo en 1838, dans une période charnière entre un vieux monde mortifère qui s’accroche et un nouveau monde vivace qui a tant de peine à advenir que peut-être il n’y parviendra jamais). Salluste, c’est le fantasme du Pouvoir. Un monstre, qui fascine ceux qu’il tue. Le « grand seigneur méchant homme » : un don Juan, qui aurait réussi à devenir hypocrite, qui aurait réussi à vieillir mais qui n’accepterait pas qu’il y ait de plus jeunes que lui. Il se venge atrocement des femmes, lorsqu’elles n’acceptent plus d’être seulement consommées, il manipule les jeunes hommes, leur désir, leur énergie, il la vide de l’intérieur. L’un de ces consommateurs de chair fraîche, comme il y a en tant dans les cercles du pouvoir, qui mangent du jeune homme aussi bien qu’ils croquent de la jeune femme. Il doit être aussi puant, intellectuellement suffisant, dégueulasse moralement et physiquement que l’est pour nous un Dominique Strauss-Kahn ou un Harvey Weinstein. Un « prédateur », et fier de l’être, l’incarnation d’un patriarcat répugnant et dépassé et qui refuse d’être dépassé.
Salluste, c’est une caricature comme Trump peut être une caricature, et Poutine, Bolsonaro, et Erdogan, et ils ne sont pas morts, et il y en a de plus en plus, ils incarnent le passé mais ce sont eux qui dominent le présent et qui sont en train de nous fabriquer le futur, de nous le démolir à l’avance. Un fantoche peut-être, mais un fantoche qui ne fait pas rire parce qu’il a les moyens de nuire. Il menace de se servir de l’opinion publique, de perdre la reine par le scandale, on dirait aujourd’hui par un tweet assassin, c’est le roi de la fake news. On doit se dire, comme Ruy Blas, qu’il n’y a qu’une seule solution : le tuer. Ne pas prendre le risque d’un duel, mais l’éliminer, sans lui laisser une seule chance, parce qu’il est trop dangereux, et ça doit poser, comme à la Reine, un problème moral terrible. Voilà, c’est ça, Salluste, tout ce qui nous étouffe, tout ce qui nous tue, aujourd’hui aussi bien qu’hier.
Beaunesne et son comédien n’ont pas réussi à moderniser cette figure du pouvoir, comme il a réussi à le faire avec sa comédienne pour cette figure de l’amour qu’est la jeune reine. Alors il s’en tire en le rendant ridicule. Ce faisant, il le rend inoffensif. Mais Salluste, chez Hugo, comme toutes les figures de l’ordre établi, est très offensif. Virulent comme on le dit d’un microbe. Il aurait dû exaspérer et révolter les élèves : au lieu de ça, il ne les a pas intéressés.
La conclusion, c’est que, pour réussir pleinement Ruy Blas, il ne faut pas réussir seulement le valet idéaliste et amoureux ou la jeune Reine mais aussi (et surtout ?) Salluste. Il faut trouver ce qu’une figure contemporaine du pouvoir peut avoir d’abject et de menaçant. De caricatural mais de mortel.