Jeudi 7 novembre 19
Heure d’étude de la langue, que la réforme a introduite au lycée pour la première fois de la carrière du professeur Normal. Il y en avait besoin.
Mais c’est chiant. Après la nature des mots, révision sur la fonction. En gros, le programme de CM1. Mais, manifestement, il y en a encore besoin.
Le prof s’emmerde autant que les élèves.
« Bon, on va jouer ! ».
Voici la règle : le groupe qui vient corriger l’exercice au tableau jusqu’au bout aura 20. Mais s’il fait une erreur, un autre groupe pourra venir la corriger et prendre sa place pour lui voler son 20. Et ainsi de suite. Seul le groupe qui sera au tableau à la fin de l’exercice aura 20, même s’il n’a corrigé que la dernière toute petite erreur.
Une élève, une petite intelligente et pondérée qu’il aime beaucoup et qui déteste la compétition, ose lui faire remarquer : « Mais c’est injuste, monsieur ! »
Il la regarde : « Tu as raison, Hana : totalement injuste ! C’est ça qui est rigolo ! ». Il ajoute : «Vous comprenez les autres profs vous apprennent les valeurs, et moi je vous apprends la vie telle qu’elle est : vive le vol et vive l’injustice ! »
La petite Hana secoue la tête, atterrée par la nouvelle embardée de ce prof qu’elle respecte pourtant beaucoup mais qui paraît prendre un malin plaisir à la désarçonner.
A partir de là, le cours devient très dynamique. Les élèves ont l’air ravi de faire quelque chose d’injuste, surtout sous la direction d’un adulte responsable, et de pouvoir essayer de se voler le 20 les uns les autres. Plusieurs groupes se précipitent au tableau, le professeur n’a plus assez de feutres à leur confier. Ils se soufflent exprès de mauvaises réponses et le professeur les y encourage : « Si un groupe se laisse persuader, tant pis pour lui. Il faut être sûr de la vérité qu’on défend. A partir de maintenant, tous les coups bas sont permis dans ce cours, à condition, évidemment, qu’ils aient une apparence grammaticale. »
Les élèves sont déchaînés. Le cours de grammaire dégénère gravement. De nouvelles fonctions qui n’avaient jamais été prévues par Grévisse font leur apparition. Même la raisonnable Hana finit par se lever et, appuyée contre un rebord de table, par aider de loin ses copines et souffler des inepties à des garçons, en rougissant un peu de ce qu’elle fait. A la fin, un groupe parvient quand même à mener à bien l’exercice. Le professeur lui octroie le 20 et, « comme vous avez bien participé et surtout que vous m’avez bien fait rire, tous les autres groupes qui sont venus au tableau ont 18.
-Non ?
-Si.
-Même Hana a 18, parce qu’elle a osé souffler une ou deux bêtises plausibles, de manière très injuste, je l’ai parfaitement entendue. »
A la fin du cours, un garçon vient le trouver : « Monsieur, c’était génial, j’espère qu’on refera de l’étude de la langue ! »
Pédagogie du jeu. Normal se souvient qu’il y a quelques jours, pendant les vacances, il a accepté pour une fois de participer, avec sa sœur et sa famille à un jeu de société et qu’à sa propre surprise il s’est pris au jeu, comme tous les autres adultes, même les plus rassis. Autant que les adolescents, sinon plus.
Quand même le professeur se demande s’il doit être fier de lui : il a appris à ses élèves l’injustice et le vol et il s’est appuyé sur leur instinct de compétition, qui est l’un des ressorts les plus puissants et les plus troubles chez des ados. Qu’en penserait Pierre Rahbi, dont il leur a fait lire récemment La part du colibri, et qui propose que l’on remplace dans l’éducation la compétition par la solidarité ? « Hein, monsieur Normal, que penserait Pierre Rahbi de votre dérapage pédagogique ? » Il est persuadé que la petite Hana va oser venir lui poser cette question au début du cours suivant. Elle défend toujours les idées auxquelles elle croit, même devant les profs. Elle est toute petite mais jamais elle ne cède sur ses convictions. Enfin, ce prof arrive parfois à la manipuler, mais, dès qu’elle est sortie de la classe, elle retrouve ses esprits.
Dans le jeu de société auquel il a joué avec la famille de sa sœur, et qui s’appelait, s’il se souvient bien Pandémie, tous les joueurs devaient unir leurs forces pour essayer de lutter contre le jeu. Ils se sont ramassés tous ensemble trois pâtées mais la solidarité s’est avérée aussi ludique que la compétition.
A la prochaine heure d’étude de la langue, leur proposer de ne pas voler son 20 au groupe précédent mais de le partager ? « Et tous ceux qui viendront aider auront 20 eux aussi ! » Bizarre, il n’y avait même pas pensé. « On dirait que ton cerveau d’anti-libéral a un formatage très libéral, mon vieux Normal ! », jamais Hana n’osera s’adresser à lui en ces termes mais il le mériterait.
Est-ce que ce sera aussi rigolo d’aider le voisin que de le dépouiller ?
Est-ce que ça marchera aussi bien ?
Au moins, la petite Hana n’aura pas à le maudire.